Pour Michel Baglin
Pour Michel Baglin,
Texte prononcé lors du Fil de MémoireS au café de Flore le 17 septembre 2019
Michel Baglin
Dans l’amitié pour mieux habiter le monde
Il me faut d’abord parler d’amitié. Parler d’un ami. D’une histoire d’amitié. Celles-là sont les plus belles.
Michel et moi nous nous sommes rencontrés pour la première fois assez récemment, c’était en 2012 au printemps des poètes de Durcet dans l’Orne, un très beau lieu de poésie qui convenait bien pour cette occasion. Avant, je l’avais lu bien sûr, dès 1988 il m’adressait Les mains nues et il m’avait aussi chroniqué sur son beau site de Texture. Je savais déjà par sa poésie même qui ne pouvait pas mentir que Michel était un homme fraternel et généreux qui savait si bien rendre grâce au monde et aux hommes dans L’alcool des vents notamment qu’il m’avait envoyé avant cette belle rencontre. Je relis aujourd’hui sa dédicace où il levait son verre « d’alcool des vents » à ma santé dans un appel d’amitié. Oui, sa poésie ne pouvait mentir, elle disait tout de lui et j’aime ces œuvres qui font corps avec l’homme.
La rencontre fut véritablement magique et ce fut pour moi, comme pour mon amie Marie-Josée Christien qui m’accompagnait, un coup de foudre amical. Ces coups de foudre-là ne mentent pas, ils naissent d’une connaissance très profonde en nous de l’autre. Tout correspondait à ce que j’avais deviné et il y avait en plus de cette chaleur de sa poésie, ce rire et cette fantaisie à quoi je reconnais aussi les hommes et femmes vrais. C’était un grand rire franc qui éclatait comme pouvait chez lui éclater la révolte devant l’injustice et le mensonge. C’était un rire d’exigence et de vérité. Un rire qui donnait à l’autre, à tous les autres. Un rire de pleine confiance. Et j’aime ce rire qui me met chaque fois en confiance justement. Je crois que c’était Alphonse Allais qui disait « Méfiez-vous des gens qui ne rient jamais : ce ne sont pas des gens sérieux ! ». Michel était un homme très sérieux oui ! Il riait beaucoup !
Et puis, en dehors de la poésie nous nous sommes découvert une passion commune pour un certain Georges Brassens qui aimait beaucoup rire lui aussi. Très vite nous avons songé à un livre sur lui. J’avais de mon côté déjà ce projet sur le chanteur-poète qui fut mon véritable initiateur et un peu un papa d’adoption pour le petit poète qui n’avait pas eu l’heur d’avoir justement un père. Mais là l’évidence me disait que ce livre je ne pouvais l’écrire qu’avec ce nouveau frangin. Nous avions écouté, lu et suivi tous deux le même Brassens, celui d’une morale libertaire exigeante, généreuse et vraie qui, selon nous, n’avait pas toujours été bien comprise. Il restait à trouver les modalités pour concrétiser le projet car nous habitions loin l’un de l’autre.
Nous nous sommes retrouvés ensuite lors du printemps 2017 au beau festival de Camps-la-source organisé par notre amie Colette Gibelin. Les liens se sont encore resserrés. Je lisais toujours plus Michel notamment ses Chemins d’encre. J’ouvre le livre en écrivant ceci et je lis écrit au crayon à papier sur la page du titre : « un livre sublime ! ». J’ai rêvé d’en faire une recension et puis mes mots n’ont jamais été à la hauteur d’un tel livre. J’ai réussi en revanche à chroniquer ce magnifique petit ouvrage : Lettres d’un athée à un ami croyant paru en 2017 aux éditions Henry. Les lettres, adressées à un ami fictif, étaient écrites à la suite des attentats de Charlie Hebdo et posaient d’importants problèmes autour du phénomène religieux. Il disait sa profonde révolte non seulement contre ces actes barbares venant d’êtres décérébrés mais aussi contre ces manipulations qui finissent par vouloir interdire toute critique d’une religion. Un livre de liberté et d’une grande lucidité : ces deux-là vont toujours ensemble ! Il s’insurgeait contre ce délit de blasphème qu’on voudrait nous imposer pour museler la liberté de dire et de penser. Feuilletant à nouveau le livre aujourd’hui je m’aperçois que Brassens y est évoqué dès la première page en même temps que l’amitié avec l’enterrement d’Yves Rouquette, un très vieil ami de Michel, le jour même de l’attentat : ce « mercredi noir ».
Lors de cette rencontre de Camps-la-source nous évoquons une nouvelle fois ce projet de livre mais rien ne se fait vraiment encore. C’est vrai que Rouen où j’habite est loin de Toulouse… Il faudra attendre quelques mois pour comprendre que l’amitié, l’écriture et la passion savent vaincre les distances les plus longues. Ce sera dans un troisième lieu, magique lui aussi, que s’allumera l’étincelle.
Nous sommes en juillet 2017. Mes amies Colette Gibelin et Brigitte Broc ont loué un appartement pour la durée du festival de Sète et elles ont toutes deux l’idée d’inviter le « petit poète ». A nouveau donc je retrouve Michel égal à lui-même. Et je m’aperçois que l’une de ses passions à Sète est d’organiser des repas le soir pour réunir des amis qui, alors, peuvent faire connaissance. Il y passe un certain temps chaque jour, ce en dépit d’un agenda très chargé qui le voit intervenir lui-même pour des lectures et présenter d’autres poètes. Il me demande pour cela tel numéro de téléphone qu’il n’a pas, ceux de Catherine Jarrett ou de Brigitte Broc par exemple. On voit là encore combien, pour Michel, l’amitié était importante et la rencontre. Michel semait autant les amitiés que les poèmes. Un point commun encore avec le maître sur qui nous allions écrire. Il avait ce sens inné de la fraternité qu’il dit si bien dans « Frère de terre » (Un présent qui s’absente) :
«Je n’ai pas de frères de race,
J’ai des frères de condition,
des frères de fortune et d’infortune,
de même fragilité, de même trouble
et pareillement promis à al poussière
et pareillement entêtés à servir
si possible à quelque chose,
à quelqu’un même d’inconnu,
à quelque frère de même portée
de même siècle, ou d’avenir… »
Nous retrouverons un bel écho de ce poème en fin d’intervention.
Revenons à nos agapes, fraternelles justement. Ainsi le soir nous formons une joyeuse équipe autour d’une tablée. Nous parlons fort, nous rions fort et nous chantons encore fort… et parfois un peu faux mais qu’importe ! La première fois je n’ai pas apporté ma guitare mais très vite nous égrenons a cappella des couplets, de Brassens naturellement, et nous évoquons tous deux le bonhomme. En bout de table un personnage au sourire malicieux dont je connaissais alors juste le nom et le travail d’édition, Jacques André, intervient soudain entre deux chansons : « Eh les gars ! et si vous m’écriviez un Brassens tous les deux pour ma collection « Je suis… » ! ». Cette fois ça y est : c’est sur les rails (et les rails Michel connaît !).
Le livre doit paraître en 2019, nous l’évoquons plus précisément en fin de ce repas qui vit un couple de jeunes amoureux se joindre à nous pour entonner, avec les vieilles barbes, des chansons de Brassens que ces deux jeunes amoureux connaissaient aussi bien, et parfois mieux, que nous. Ce projet nous a enthousiasmés tous les deux. Jacques nous avait dit : « Bon les gars vous cherchez la doc pendant un an et après vous attaquez l’ouvrage ! Ne vous précipitez pas dès maintenant ». L’ouvrage devait paraître deux ans plus tard mais dès le mois de septembre je recevais de Michel le premier chapitre auquel il n’y avait quasiment rien à retoucher. Et je dus le freiner sinon l’ouvrage allait être achevé par lui seul deux mois plus tard ! Michel ne traînait pas comme le petit poète besogneux et procrastinateur que je suis. Encore un aspect de sa générosité cette hâte de donner.
Un an plus tard nous nous retrouvions à Sète encore et le bel éditeur nous donnait le cahier des charges. Il avait vu notre amitié et notre enthousiasme mais il lâcha pourtant « les écritures à quatre mains ça peut être formidable mais parfois aussi difficile ! ».
Il n’en fut rien. Ce fut une merveilleuse aventure. Nous avions un peu défini au préalable les différents chapitres qui étaient a priori répartis entre nous deux. Et nous nous envoyions le travail. Chacun corrigeait l’autre un peu ou beaucoup. C’est-à-dire que je corrigeais Michel un peu et Michel me corrigeait beaucoup. Tout cela se faisait sous le regard de l’éditeur qui recevait tous les échanges avec de beaux débats fraternels où nous échangions des informations. Oui l’écriture du livre fut un bonheur au moins pour moi. Et vers la fin janvier nous avions terminé l’essentiel. Il restait des points techniques à aborder, les épreuves à corriger et quelques petits travaux comme la présentation de « La bande de cons » par exemple.
C’est là que Michel m’a téléphoné… Résumons : « Guy, voilà, mauvaise nouvelle, j’ai un cancer. Je vais être opéré dans une dizaine de jours. Puis ce sera la chimio. Je vais me battre mais ce n’est pas gagné je le sais ! Je te fais confiance pour la suite de notre Brassens, les corrections et le reste… Même si tout se passe au mieux je n’aurai sans doute pas la force de continuer. » Nouvelle terrible mais je voulais croire à une fin heureuse : comment Michel Baglin si plein d’énergie et de rire encore en juillet, si plein d’enthousiasme et d’efficacité dans l’écriture de notre livre, comment Michel pourrait-il succomber à un « petit cancer », comme disait notre maître… qui perdit ce combat lui aussi ? L’opération fut très lourde, je passe les détails. Mais Michel surmonta l’épreuve. Puis ce fut la chimio et lui-même me dit que les médecins n’avaient pas caché que ses effets étaient redoutables. J’hésitais à trop lui écrire car je voulais le ménager. L’ami Pierre Maubé, en lien avec Jackie et Hélène Baglin, me tenait un peu informé. Pendant ce temps le livre allait vers sa parution.
Michel me téléphona deux ou trois fois pendant cette période et m’envoya un ou deux messages. Il intervint même une fois dans les échanges avec Jacques où je le mettais en copie, juste pour écrire qu’il approuvait toutes mes corrections. Début juin le livre paraissait pour le marché de la poésie. Le 17 juin je recevais le dernier appel de Michel. Il venait de recevoir ses exemplaires d’auteur. Il avait du mal à parler et il était très essoufflé. Il me dit sa satisfaction devant le résultat de notre travail et de celui de l’éditeur. Puis il m’annonça qu’il rentrait le lendemain à l’hôpital pour une nouvelle chimio. La précédente avait complètement échoué de l’aveu même des médecins. Je n’eus plus de nouvelles de même que mon ami Pierre Maubé. L’inquiétude était de plus en plus forte et je n’y croyais plus. Le vendredi 5 juillet c’est l’amie Marie Rouanet qui m’annonça au téléphone que Michel avait été mis dans le coma et qu’il ne se réveillerait pas. Vous connaissez la suite…
J’ai annoncé le décès de Michel à notre bel éditeur. Effondré, il me dit qu’il n’avait plus la force de défendre le livre, et qu’il trouvait cela indécent même. Puis il se reprit un peu… « En même temps Michel nous engueulerait si nous ne défendions pas le livre ». Nous l’avons défendu d’autant plus que Jackie Baglin m’a fait promettre à l’issue de la cérémonie à Seilh de porter ce livre, son dernier livre, pour que Michel continue à vivre par ses mots.
Je suis ici pour cela encore. Oui, faire vivre ce livre pour fait vivre Michel. Car Michel est tout entier dans tout ce qu’il a écrit. Il n’y a pas une feuille de papier à cigarette entre l’homme et l’œuvre chez lui. Donc je sais qu’il est là dans ces lignes sur ce poète chanteur qu’il admirait comme dans tous ses poèmes ou ses autres livres, romans, nouvelles, pièces de théâtre, essais.
Quand je le lis aujourd’hui, et je le lis beaucoup depuis le 8 juillet, j’entends sa voix profonde comme je l’ai entendue un soir à Sète dans une lecture de L’alcool des vents. Il faut le souligner aussi : Michel était aussi un merveilleux diseur de poèmes et c’est un fait rare pour les poètes qui parfois ânonnent presque leurs propres textes. Chaque mot, avec sa voix chaude, avait ce poids terrible de sang, de vie, de sens, et surtout d’amour. C’était un diseur vrai parce que très humble aussi. Et cette humilité était présente aussi dans tous ses poèmes. Elle est notamment très présente dans la dernière partie de Un présent qui s’absente. Dans cette suite de tercets qui s’intitule, comme par autodérision, Payé de mots. Il est si dur de dire l’humilité et le doute. Michel y a excellé dans ce passage.
« Oui, j’ai peur de me fourvoyer souvent,
De n’être pas vrai, de me payer de mots ;
Pauvre rétribution sans doute, mais quelle image !»
Plus loin :
« Comme vous, j’en serais resté à demander encore
Si ce que nous avons vécu de plus intense
Pouvait trouver dans nos patois sa vérité. »
Michel va au plus loin dans le doute de l’écriture même, lui si prompt à défendre la poésie des autres. Et dois-je le dire ? ce doute et cette humilité me rappellent encore Brassens. J’avais trouvé l’expression « anar sceptique » pour qualifier le maître et Michel avait souscrit. Michel aussi était un « anar sceptique ». Et son scepticisme interrogeait la poésie même.
Au bout de ce beau texte final de Un présent qui s’absente, il donne à son œuvre une ambition très modeste, bien loin de ces rêves de gloire éternelle de nos petits Oronte de service. Cela sonne comme un testament sur son œuvre, un testament d’une grande générosité :
« Voilà, des livres sont là, que j’ai signés.
Mais si je m’estime quitte, c’est parce qu’ils m’ont offert
Moins le soutien des béquilles et des bras secourables,
Que l’espoir d’avoir peut-être aidé quelqu’un,
Entre mes lignes, à reconnaître son énigme,
A habiter son paysage »
Dans les derniers mois de sa vie, Michel était dans la souffrance, il n’a pratiquement pas pu écrire ni lire mais il a eu encore la force de pousser un dernier poème comme on pousse un cri. Un testament là encore, un testament amoureux dédié à Jackie. Un texte très émouvant. Je terminerai par lui :
Notre planète
Tant de mêmes paysages peuplent nos regards !
Depuis plus d’un demi-siècle ensemble nous jouons les balanciers sur la crête des jours traversés, craignant pour l’autre, se tenant du bout des yeux, nos pieds sur la corde raide
comme nos cœurs cherchant l’équilibre, s’inventant les gestes simples de la confiance trouvant l’appui à demi-mot.
Sous la poussière retombée des années,
nos vies ont composé une planète familière
une géographie de lieux conquis et de pays inventés où nos deux enfants poussent leur chemin.
Cette terre nous est commune,
elle nous nourrit
tandis que notre mémoire frémit
au murmure des mêmes sources,
et l’on partage l’un et l’autre les sentiers d’alpage qui nous conduisent encore par la pensée
sur l’épaule nue de la montagne,
les ravines et les passages d’éboulis
et l’éblouissement de la mer scintillant à nos pieds. Depuis plus d’un demi-siècle l’amour
nous a mis en route ensemble tant de fois,
tant de fois nous a dessiné derrière l’horizon du quotidien des gares de campagne, des terminus d’utopie,
un môle, un phare, un bout de terre, une île
et les petits enfants de l’avenir.
Des champs de lavande aussi pour baigner nos caresses, des chambres de pénombre pour enrober l’été.
Nos corps se connaissent et s’épellent du bout des doigts. Ils ont toujours crainte de se perdre
et se cherchent la nuit comme nos sourires devinés.
Ils ont toujours crainte de se perdre
pour s’être un peu perdus naguère
en des courants contraires
sans cesser de se connaître pourtant
ni de retrouver leurs formes dans le moule de nos mains. Plus d’un demi-siècle d’amitié ont arrondi nos angles,
le miel de la complicité étale sa douce lumière
sur les blessures et les angoisses de nos âges.
Un printemps toujours soulève nos terres
de ses pousses neuves,
de sa verdeur de promesse.
Et le gros coton gris des ciels de novembre n’y peut rien." © Michel Baglin
Merci Michel ! Sais-tu que moi, le mécréant, quand je pense à toi j’ai bien du mal à croire à la seule mort. Je me dis que tu es là et que peut-être tu vas arriver tout à l’heure pour nous inviter avec un grand rire à un de ces repas d’amis dont tu avais le secret ! Et c’est toi qui lèvera ton verre de Perlé à notre santé.
Nous rendons grâce au poète que tu fus et que tu es à jamais Michel ! Je rends grâce à l’ami trop tard venu mais qui ne quittera plus jamais ma pensée.
Guy Allix, texte prononcé au Fil de mémoireS organisé par Jeanne Orient au café de Flore le 17 septembre 2019.