Conversation avec Guy Allix

à mon fils Tristan

 

 

Marie-Josée Christien : Tu viens comme moi d’une enfance pauvre qui ne te prédisposait pas à la lecture et encore moins à l’écriture. Que penses-tu être  le germe de ton attrait pour la poésie ?  L’écriture a-t-elle été une revanche à prendre ?

Guy Allix : Je faisais partie de ces nécessiteux dans une région qui, alors, n’en comptait pas tant que cela. Mais plus qu’à la honteuse nécessité, je fus surtout confronté à l’horreur devant un beau-père alcoolique et violent. C’est irracontable...

Nous avions trop peu bien sûr pour disposer vraiment de ce luxe : les livres.  Je fus, en ces temps de paix, un enfant de la guerre qui apprit peu à peu à construire des mondes et des mythes dont j’étais le héros contre l’effroyable réalité. Et il y avait ma pauvre fée : Maman. Elle avait poursuivi des études jusqu’au brevet à la fin des années vingt. Elle nous parlait de poésie parfois et son regard s’illuminait. Ses repères étaient très classiques : Hugo, La Fontaine… Mais elle sut aussi me dire que Brassens était poète. Je me souviens aussi de ma sœur qui, vers la fin des années 50, récitait, grande révolution pour l’époque, « La chanson des escargots qui vont à l’enterrement » de Prévert. Comme elle ne faisait pas de pause entre le titre et le nom de l’auteur, elle enterrait celui-ci sous une feuille morte bien avant l’heure.

J’ai gardé un bon souvenir de la « récitation ». C’était pour moi une récréation. J’avais d’excellentes notes dans cet exercice malgré mes nombreuses absences.

En 4ème mon prof de français au lycée Bréquigny de Rennes, M. Nouis, m’avait encouragé à faire du théâtre suite à une lecture d’une scène de Shakespeare. Un peu plus tard il décela chez moi un « talent de poète » lors d’une banale rédaction.

L’écriture, tout intérieure d’abord, n’était pas une revanche. Elle serait à jamais un havre.     

 

 

M-J. C. : Te sens-tu toujours proche de ce garçon que tu étais, que tu nommes Galibot dans tes nouvelles autobiographiques ?

G.A. : Mais je suis toujours Galibot ! Quand j’ai commencé à écrire mes souvenirs j’ai retrouvé aussitôt ce ton de l’enfance, ancré dans mes origines modestes. Certes les mots sont ceux de qui a, comme on dit, quelques lettres mais la posture très irrévérencieuse - qui doit beaucoup plus à Audiard et à Fallet qu’à Proust – est celle d’un Gavroche. Il faut bien du talent pour être vieux sans être adulte (Brel). Je crois avoir ce talent-là… qui m’a coûté beaucoup : on a bien profité de ma candeur. Ce malgré ma place sociale chèrement conquise…

Contre la gravité des gens « sérieux », je tiens à garder cette enfance.

 

 

M-J. C. : Tu as publié ton premier recueil très tôt, à 21 ans. Que penses-tu aujourd’hui de ce jeune auteur que tu étais ?

Qu’as-tu appris en plus de trente-cinq ans de poésie ? Ecrire t’est-il devenu plus facile le temps passant ?

G.A. : Trop tôt surement. J’étais un gamin… mais comme je viens de le dire… C’aurait du reste pu être pire. On m’avait proposé un compte d’auteur un an avant. Par chance, je n’avais pas d’argent !

Ceci étant, je ne regrette rien même si je conviens qu’il y avait, dans ce premier recueil, à boire et à manger… Mais on trouve aussi de petites pépites que je tiens désormais en voix. Tant pis pour les taches sur ce cahier d’écolier. Il y avait aussi un éditeur  généreux 1 qui y croyait et qui m’a porté bien souvent depuis avec une amitié réciproque et sans faille (je suis très fidèle en amitié – comme en amour - je ne déçois que ceux en qui je ne peux garder foi). Il avait senti ce qu’il pouvait y avoir de singulier dans mon écriture en dépit de mes faiblesses et ce bien mieux que moi-même alors. Un frère. J’ai retrouvé ensuite cette même chaleur chez le grand René Rougerie 2, qui est un peu un père pour moi. Le « sans famille » s’est ainsi créé un vrai foyer.

J’ai longtemps traité le jeune Guy Allix avec une imbécile condescendance alors que je désertais son courage. Je ne l’ai retrouvé que depuis peu en le relisant pour les besoins d’une monographie et du travail de scène que je mène avec Olivier. Il m’a sans doute aussi fallu pour cela renaître à cette authenticité que j’avais quittée pendant 27 longues années. Ce jeune homme était habité d’une vraie révolte, d’un bel amour. Cela me suffit pour pardonner ses petites taches.

Je n’ai pas appris. Parfois j’ai même désappris. Ainsi écrire m’est devenu plus difficile, moins « naturel ». Nous sommes toujours nus et fragiles devant la feuille blanche. Et tout l’art consiste à pouvoir assumer pleinement cette nudité, cette fragilité… Je rejoins les propos de Cadou : « je ne conçois pas la poésie sans un miracle d’humilité à la base ». N’en déplaise aux petits génies autoproclamés. Trop souvent « l’expérience » consiste à oublier, dans le vain orgueil, cette impérieuse nécessité… qui nous relie heureusement aux nécessiteux.

 

 

M-J. C. : Pour toi, l’écriture est-elle un travail ? Une planche de salut ? Une catharsis ? Autre chose ?

G.A. : Venant du peuple pour qui le travail est avant tout effort physique, peine et sueur, j’hésite à appeler cela travail. Certes, on conçoit bien que le poète forge les mots, transforme sa matière et le monde et je sais qu’un Follain s’y reprenait vingt fois pour un seul poème. Mais je trouve indécent ces « poètes » qui parlent des « affres » de la création et vantent leur « travail ». L’écriture est un havre quand bien même elle me confronte à l’horreur et à l’innommable.

Elle est échange avec un ami inconnu.

Et je suis heureux de retrouver cet échange, avec une amie connue cette fois, dans la correspondance que nous avons menée avec notre recueil commun 3.    

 

 

M-J. C. : Dirais-tu que la poésie est le lieu par excellence où s’éprouve la vérité ?

G.A. : La poésie éprouve en effet. Elle est « épreuve du vivant » ainsi que l’écrit l’amie Andrée Chedid. Quant à ce concept de « Vérité », je le fuis comme la peste, comme toute certitude. La Vérité impose un dogme et une fin de l’Histoire, ce pour le malheur des hommes. La plus lamentable erreur me semble être de croire… à la Vérité comme d’autres ont cru avant à la « Pravda » (« vérité » en russe). Je l’ai appris à mes dépens : le pire menteur dit toujours ne jamais mentir. Contre cette Vérité aliénante, je crois plus simplement à la justesse… toujours provisoire et errante. Comme elle l’est dans le domaine de la science, ainsi que tu le sais.

 

 

M-J. C. : Que deviennent les livres que tu as écrits ? Vivent-ils encore en toi ou sont-ils à distance ? Ton écriture évolue-t-elle de recueil en recueil ? Reconnais-tu un fil conducteur qui pourrait se dessiner ?

G.A. : Mes livres m’habitent de plus en plus : je les porte désormais sur scène. Mon écriture a beaucoup évolué depuis mes deux premiers recueils qui contenaient cependant de premières traces singulières. Depuis Mouvance mes mots je continue ce même sillon. Quant à donner un fil conducteur, tu comprendras que je ne saurais le faire. Ce serait déserter ma poésie, qui dit la dépossession, que de vouloir la posséder. Le vrai poème est commis même si l’auteur, guidé par des puissances obscures, lui donne forme.

 

 

M-J. C. : Je sens que tes recueils mûrissent lentement. Qu’en est-il ?

G.A. : Il me faut beaucoup de temps, ce pour chaque poème même s’il y a souvent un jaillissement à son début. Je suis très attentif ensuite à la structure du recueil qui s’établit à la manière d’une partition musicale. Et je crois à la vertu du silence… Chaque poème est entouré de silence. Chaque recueil aussi. Sans ce silence qui permet la respiration, le texte n’est qu’une logorrhée inepte. Andrée Chedid me reprochait  un jour de ne pas publier assez, je me faisais oublier, selon elle, d’un recueil à l’autre. Que m’importe. Comme me le disait un jour l’ami Hughes Labrusse, « nous avons l’éternité devant nous : soit c’est bon et ce sera reconnu un jour, soit c’est mauvais et… ». Je partage assez ce point du vue… mais l’éternité n’est pas pour nous, petits passants de la terre passante.

Il faut savoir se hâter lentement, laisser germer les graines dans la terre (le poète est un jardinier) et, selon le vœu de Cervantès, « donner du temps au temps ». 

 

 

M-J. C. : La Bretagne est importante dans ton parcours. En témoigne ce texte Mes pas dans Rennes que je trouve magnifique et émouvant, qui est dans « Le Déraciné ». Je trouve aussi dans ta poésie des éléments propres à notre mémoire et notre imaginaire de Bretons, des signes de reconnaissance en quelque sorte: la vie et la mort y sont étroitement mêlées, la terre et les éléments (le vent surtout comme dans « Survivre et mourir ») y sont essentiels… Tu viens aussi  d’adhérer à l’association des écrivains bretons. Peux-tu nous parler de tes rapports à la Bretagne ? Tes racines,  quelles sont-elles aujourd’hui ?

G.A. : Je suis un déraciné. Maman m’a présenté le Nord où je suis né comme une terre d’exil. Elle détestait cette région, si attachante : c’était pour elle le lieu de sa misère. Elle s’y était pourtant réfugiée pour fuir l’opprobre qui la guettait dans sa Normandie d’origine quand elle attendait son 3ème enfant « naturel » (cette expression me fait sourire…). Plus tard je détesterais justement cette terre qu’elle avait fuie, n’y trouvant qu’amère prison et… lieu de misère. La Bretagne rencontrée à 15 ans fut le seul pays où j’ai pu prendre racine véritablement, le pays librement choisi. Consenti. J’y suis né à moi-même. J’y ai commencé véritablement à écrire : c’est à Rennes que j’ai appris à marcher et mâcher mes mots. Et j’ai vu la mer, longtemps désirée, pour la première fois en 1968 à Saint-Malo…

J’ai fréquenté la culture bretonne surtout par le biais de la musique. J’ai couru les fest-noz pendant des années. Entendre le son d’un biniou, d’une bombarde, d’une harpe me procure toujours des frissons. Il y a là incontestablement une grande culture qui fait corps avec ce pays de granit, de sueur et d’eau. J’aime aussi l’expression populaire qu’on y trouve. L’âme du peuple à charrue est parfois plus poète que la main à plume. Les 4 éléments s’imposent de façon singulière. Ce finistère qui n’en finit pas de chanter est une terre-mer. Glenmor. Comme le nom du barde. Le vent, qui dit l’errance, est toujours là. S’il ne se montre c’est qu’il est embusqué au creux des pierres, prêt à jaillir. Et le feu aussi est là, niché, qui couve le feu au cœur du granit, sous les pieds de celui ou de celle qui danse l’andro.

Enfin la Bretagne n’a pas de ces œillères imbéciles, et dont j’ai tant souffert, des gens « nés quelque part » (Brassens… qui s’était lui aussi attaché à ce pays). Elle reste, dans sa singularité, profondément ouverte à l’universel ainsi que l’exigeait Senghor. La Bretagne, c’est un état d’esprit. C’est ce que dit à peu près cette citation de Robin que tu mets en exergue à Spered. Ce pourquoi on peut être Breton et Citoyen du Monde. Ce n’est pas pour me déplaire. Cependant mes « racines » sont surtout sociologiques. Je suis, je resterai, quoi que je fasse et que j’écrive, un fils du peuple… avec de la terre bretonne à mes souliers.

 

M-J. C. : Tu donnes d’ailleurs des  récitals de poésie avec le pianiste Olivier Mélisse. Et le groupe que vous formez a pour nom Glenn-Mor4, encore une référence bretonne. Il y a chez toi le  besoin d’un retour à l’oralité, d’un rapport physique au texte, n’est-ce pas ?

G.A. : C’est le résultat de tout un itinéraire personnel… qui dépasse ma seule trajectoire. Je suis venu à la poésie par la chanson des Brel, Leclerc, Brassens. Par l’oralité donc. A 18 ans je rêvais d’être Brassens comme Hugo rêva d’être Chateaubriand. Par la suite, du fait de l’évolution de mon écriture, je me suis séparé de cette dimension, même si le poème me fut toujours donné par le canal de la voix et du rythme. Je me suis alors attaché à l’« écriture », à l’ordonnancement des mots sur la page. J’ai pu jouer à ce jeu narcissique et vain avec les caractères et je refusais de lire mes poèmes en public.

Aujourd’hui, retour à mes sources… à celles de toute poésie vraie. Avec Olivier, nous essayons de retrouver le souffle du poème, de la voix et d’inscrire de nouveaux accords entre musique et poésie. J’ose penser que c’est là une démarche originale. Ce n’est ni de la chanson ni du slam… Pour l’essentiel les compositions sont issues du répertoire celte avec des arrangements de Squiban. Elles permettent une autre vie aux poèmes qu’elles accompagnent.

La dimension orale de la poésie est fondamentale. Breton n’a-t-il pas dit fort justement que Rimbaud n’avait rien vu mais tout entendu ? Je ne veux plus être qu’un aède, un trouvère, un barde.

 

 

M-J. C. : Il y a chez toi l’écho persistant d’une préoccupation spirituelle, mystique.  Ce qui rejoint sans doute notre propos précédent, car c’est une dimension qu’on retrouve souvent chez les poètes bretons.   Peux-tu nous en dire plus ?

G.A. : Long débat que cela. Qui me rend inclassable, voire infréquentable tant pour les uns que pour les autres (je ne rentre jamais dans les tiroirs-caisses cartésiens…) : j’ose ces préoccupations mystiques tout en me déclarant « libertaire ».

La prière, la peinture religieuse, la musique sacrée me sont proches.

J’ai certes conscience depuis longtemps du caractère aliénant et oppressif que peuvent prendre les religions. Je connais leurs dérives fanatiques. Mais elles n’en ont pas le monopole… Je connais aussi cette vanité des prescriptions morales qui ont leur sens… mais qui sont toujours malmenées par ceux-là même qui les profèrent.

Je ne saurais être d’aucune de ces églises diaboliques qui divisent plus qu’elles ne rassemblent. Mais je pense aussi, à la lecture notamment d’un Mircea Eliade, qu’on n’en finit pas avec l’homo religiosus. Le religieux est, autant que le rire, le propre de l’homme. Je crois cette prise de conscience à même de nous rendre plus lucides : il vaut mieux en effet connaître ses infirmités pour affronter le vivre. Elle est à même d’éviter ces messianismes qui en remplacent d’autres, en croyant s’en défaire, et confisquent les justes révoltes, ce droit inaliénable de se révolter, avec les conséquences que l’on sait. Ces révolutions qui ne font qu’un tour de roue et nous ramènent au même quand ce n’est pas au pire.

On n’en finit pas avec la question, la quête, du sens. Quand bien même on a compris qu’il n’y a pas de sens. Tout cela je l’ai ressenti très tôt. En Bretagne…

 

 

M-J. C. : Quels sont les livres, les auteurs qui t’accompagnent pour la  vie ?

G.A. :  « Je suis pour l’hétérogénéité la plus étendue » (René Char). Je ne sais s’il y a des auteurs, des livres, qui m’accompagneront « pour la vie ». J’ai encore beaucoup à découvrir. Je ne suis pas de ces gens qui déclarent qu’Untel est « leur écrivain préféré »… comme s’ils avaient lu toute la production littéraire. On dira après moi ce qui m’a accompagné et qui sera autant le fruit du hasard que de la nécessité (ces deux là ont partie liée…). L’univers monstrueux et si humain de Rabelais m’interpelle. Je me sens pourtant plus proche du scepticisme et de l’humilité de Montaigne : « Sur le plus beau trône du monde, on n’est jamais assis que son cul. » : cela mériterait d’être médité par les puissants du jour. Je préfère la belle fragilité de Verlaine au prométhéisme de Rimbaud, même si je considère le sale gamin comme un des génies les plus purs. J’ai beaucoup lu Breton, un de nos plus magnifiques prosateurs. Nadja est un chef d’œuvre. Comme poète, on retient surtout l’Union libre … qui me semble devoir beaucoup au Cantique des cantiques. Il y avait chez Breton une grande sûreté de jugement gâchée hélas par le goût du dogme. Les condamnations prononcées dans le Second manifeste sont inqualifiables ! Eluard, d’une émouvante fragilité, m’a accompagné longtemps. C’est très inégal mais ses poèmes d’amour sont d’une fascinante limpidité, d’une pure évidence. J’aime la poésie si singulière et réelle (dans le sens que donne Rosset à ce mot) d’un Follain : un grand secret du XXe siècle. J’ai fréquenté l’œuvre de Char, d’une vraie clarté contrairement à ce qu’on a pu en dire. Ce jusqu’à sa rencontre avec Heidegger qui l’a, selon moi, fourvoyé. Bien sûr j’ai lu Guillevic, ce tendre menhir breton.

Je voudrais retrouver maintenant le Barzhaz Breizh car je ne peux méconnaître ces richesses  de l’âme bretonne. Il me faudrait revenir à Xavier Grall assurément proche. 

Une des grandes rencontres de ma vie a été, avec celle de Jean Bernard, celle de Senghor. Un grand que l’on reconnaît à cela qu’il savait rester humble. Sa poésie mérite d’être relue et partagée aujourd’hui. Avec Orsenna, j’ai eu honte d’être Français après sa disparition. S’il me faut reconnaître un « grand frère » ce sera l’ami de Char : Camus. Comme lui je me suis toujours senti coupable sitôt que j’étais avec des intellectuels patentés. Il a fondé avec courage et indépendance une œuvre digne et généreuse. C’est un écrivain d’une terrible lucidité.

Dans le domaine étranger, il y eut bien sûr Rilke. Il y a Neruda et puis surtout Celan, œuvre limite qui résonne singulièrement chez moi. Je voudrais relire Borges et Dostoïevski…

Dois-je dire que je lis régulièrement la Bible ?

Pour ce qui est des contemporains, les « laborantins » m’ennuient. Je les laisse à leur onanisme : ces gens-là perdent la semence du langage…

J’aime indifféremment chez les poètes d’aujourd’hui Siméon, Christien, L’Anselme, Cheng, Jaccottet, Dauphin, Bertin, les Drano, Rivet, Steinmetz etc. (il y a encore bien des poètes dans mes « etc. », ils sont pour la plupart dans la petite anthologie de mon site). J’ajouterai encore, avec une mention spéciale, Jean-Luc Maxence et sa plume Gavroche.

J’aime beaucoup l’œuvre d’Andrée Chedid. On la lira mieux quand on se sera défait de ce poncif imbécile qui veut que la mauvaise littérature soit pavée de bons sentiments. Andrée est un de nos vrais poètes.

Peu m’importe les écoles. J’aime simplement les voix authentiquement singulières, habitées.

Je me dois de signaler les lectures fréquentes d’Annie Ernaux, de Bobin, de mon ami Gilles Perrault, un grand Honnête homme de ce temps, et de Sylvie Germain, plus poète que romancière et dont l’écriture est si noblement décalée aujourd’hui.

Il y a encore Clément Rosset dont le meilleur est parfois dans le sillon du salutaire désespoir de Cioran.

Reste Le Clézio bien sûr !

Enfin, confronté à l’ignoble, le personnage de Julien Sorel m’est de plus en plus proche…

 

 

M-J. C. : La poésie et les livres te sont essentiels. Pourtant, contrairement à beaucoup de poètes, je te sens de plain-pied dans la vie concrète. Ecrire n’est pas vivre séparé pour toi. En témoigne ton site, que je trouve construit comme une revue, avec des dossiers, des billets d’humeur, et  qui fait la part belle à la découverte de la poésie des autres. Peux-tu nous en parler ?

G.A. : Une revue qui aurait vue sur le monde, Je tiens là à insister sur un aspect particulier du site : ses billets d’humeur.

La poésie n’est pas séparée de la vie. « Vivre en poésie » (Guillevic) ne veut surtout pas dire vivre hors du monde. Le poète se doit de déserter cette imbécile tour d’ivoire, de réintégrer la cité dont il a été chassé injustement par qui ne savait plus qu’il ne savait pas. Des combats sont à mener hic et nunc quand la paupérisation est grandissante et que les rétributions des nantis atteignent des sommes indécentes. L’écart entre les revenus était de 1 à 17 en 1968… Maintenant ceux des grands patrons s’estiment en millions d’euros par an et certains travailleurs ou retraités font les poubelles. L’arrogance des puissants me révulse. Il y a longtemps que le peuple, dont on a annihilé l’identité, n’avait pas été humilié à ce point. Le monde prédit par Huxley et Orwell est à nos portes. Les journalistes eux-mêmes ne font que nous manipuler. Que ne disent-ils comment on calcule le pouvoir d’achat qui augmenterait selon eux ? Que ne disent-ils le véritable nombre de chômeurs derrière les astuces statistiques qui se renforcent sous chaque gouvernement ? Tout cela relève d’une véritable escroquerie intellectuelle.

Enfin, surtout, que dire de l’état du monde, de ces populations exsangues sous le joug d’un capitalisme monstrueux, de la planète de nos enfants que l’on détruit sans vergogne pour le profit de quelques-uns ( Hervé Kempf) ?

C’est le pire crime qui ait jamais été perpétré : on a tué l’espoir. 

Les vrais poètes ne sauraient être indifférents.

La poésie participe au combat pour la dignité. Il ne s’agit pas là de chanter une poésie engagée, trop vite encagée dans de nouveaux dogmes, mais de dénoncer l’ignominie, de participer modestement aux luttes. Le poète prend humblement la parole auprès des plus humbles. Humblement et avec la conviction inébranlable de la révolte. Notre place est avec le sang dans la rue (Neruda).

Le poète parle le silence terrible de ceux qu’on humilie.

 

Entretien publié dans le n° 16 de la revue "Spered Gouez", 2010 

 

 

 

 

1 Jean-Luc Maxence qui dirigeait alors les éditions de l’Athanor. (ndlr)

 2  L’entretien a eu lieu avant le décès de René Rougerie survenu le 12 mars 2010. (ndlr)

3 Un extrait de ce recueil est publié dans la partie Signe des traces. (ndlr)

4 Glenn-mor, Guy Allix à la voix, Olivier Mélisse au piano : http://glennmor.lescigales.org (ndlr)