Léopold Sédar Senghor : du singulier à l’universel

 

 

(Conférence prononcée au Centre Culturel International de Cerisy, colloque Senghor - 1986 -, article publié dans la revue Sud, numéro spécial, 1987, L.S. Senghor était alors au programmme de l'agrégation de lettres modernes).

Un grand souvenir avec la participation chaleureuse du poète.

On trouve aussi sur ce site une interview exclusive de l'auteur des Lettres d'hivernage, interview que j'ai publiée en 1982 dans la revue Normandie-Magazine.

 

« De la multiplicité des choses provient l'un et de l'un la multiplicité. »

Héraclite

« Il ne s'agit nullement en effet d'appauvrir l'humanité en assurant le triomphe d'un seul des aspects possibles de la culture humaine, mais bien plutôt de permettre à chaque élément de la famille terrestre d'apporter au concert commun, pour en enrichir l'ensemble, ce qu'elle possède de meilleur »

Théodore Monod

« L'orchestre de la convergence pan-humaine ne serait pas complet, ne serait pas humain s'il y manquait la section rythmique de la Négritude »

Léopold Sédar Senghor (Éloge de la latinité) (L.1 (1))

 

 

Avouons qu'on ne fait guère preuve d'originalité en abordant ce sujet ici. En effet le rapport de l'identité nègre et de la civilisation de l'Universel est au centre de l'œuvre de Léopold Sédar Senghor. Nous pourrions même dire que c'est la grande question tant le poète de Lettres d'Hivernage y revient souvent. C'est ainsi qu'il en fait le titre du troisième volume de Liberté : Négritude et civilisation de l'Universel. Ainsi ce modeste propos pourra-t-il paraître très ambitieux ou très... facile.

A l'origine de cette intervention sur ce qui serait l'itinéraire et la position de Léopold Sédar Senghor s'est trouvé pour moi comme le sentiment très net d'une coïncidence alors même que je voyais là aussi une manière de paradoxe. Paradoxe tout au moins pour l'esprit du blanc ou de l'Européen - Albo-Européen dirait Léopold Sédar Senghor - : le parcours de Léopold Sédar Senghor, en effet, menant de la singularité de la Négritude à la civilisation de l'Universel n'est pas sans poser quelques questions et sans apparaître comme une contradiction voire un reniement. Nous retrouverions là la position d'un René Depestre (qui n'est ni blanc ni européen). Il reste bien sûr que se poser la question en ces termes manifeste déjà l'esprit blanc soit l'analyse blanche. Comme le dit Yvan Leclerc : « C'est par l'homme blanc que la contradiction arrive » (Quelques figures d'une rhétorique de la Négritude, Sud n° 63), et on peut penser que mon problème pourrait tout simplement ne pas se poser pour le négro-­africain (2). Aucune question n'est innocente mais participe au contraire d'une identité.

Du reste la formulation même de cette question peut très vite apparaître trompeuse. En effet parler de parcours, d'itinéraire, induit en erreur puisque les deux moments Négritude et Universel sont vécus en même temps pour un Léopold Sédar Senghor : 

« La civilisation noire n'est qu'un aspect de la civilisation de l'Universel, que toutes les ethnies doivent bâtir, ou périr, ensemble »

(« Pourquoi « Ethiopiques » ? L 3, p. 563)

Négritude et Universel sont vécus pour le poète Léopold Sédar Senghor de façon complémentaire. Le titre de Liberté 3 ne fait place à aucune hésitation quant à ceci : « Négritude et civilisation de l'Universel » : qui détecte ici un paradoxe ou une contradiction sera bien tenté de remplacer la conjonction « et » par la conjonction « ou » qui impliquerait un choix.

Notre propos sera donc de mieux cerner cette complémentarité et ce passage, de mieux comprendre peut-être cette conjonction « et » qui étonne. C'est qu'il faut toujours affronter le paradoxe de l'autre : le paradoxe en effet bien loin de dénoncer une quelconque insuffisance de la pensée de celui qui le risque ne fait souvent que souligner une aporie chez celui qui le reconnaît.

Nous partirons donc à la rencontre de l'Universel - ou plutôt de la Civilisation de l'Universel - et peut-être surtout à la rencontre de la Négritude en tant que celle-ci est à la source de l'Universel (pour reprendre une métaphore de la liquidité que l'on retrouve aussi bien chez Léopold Sédar Senghor). Mais nous voudrions partir aussi à la découverte de cette critique nègre réclamée dans Liberté 3. Une critique dans laquelle il n'y aurait pas « les idées d'un côté, les sentiments de l'autre » (soit peut-être, ceci éclairant cela, le poète d'un côté et l'homme politique de l'autre : encore une alliance chez Léopold Sédar Senghor qui n'est pas sans déranger nos manies de classement) ; une critique pour laquelle il y aurait les « idées-sentiments » et qui saurait réunir le rêve et l'action, la poésie et la théorie. Une critique qui irait à la saisie de l'âme soit à la vision du monde précédant-fondant une poésie et une pratique dans le monde (Pour une critique nègre, L 3, p. 427). Il faut ici pénétrer, participer ; il faut bien, au moins un peu, se faire nègre si l'on veut qu'enfin l'autre soit abordable et ne soit pas ainsi ce pur dehors duquel aucune parole ne s'échappe.

Il convient maintenant de se retrouver au rendez-vous des mots. Interrogeons donc les termes de notre couple dans la langue (et cela le plus simplement possible) avant même de voir au plus près l'utilisation que fera Léopold Sédar Senghor de ces mots.

Le petit Robert nous donne l'étymologie du mot « universel » : latin universalis : « relatif au tout, à l'ensemble » (ce recours à l'étymologie ne saurait être gratuit sachant que nous trouvons en Léopold Sédar Senghor un excellent latiniste). Le premier sens qui nous est donné ensuite appartient au domaine de la logique ; « qui concerne la totalité des individus d'une classe ». C'est ainsi qu'une proposition universelle s'applique à chacun des individus composant une classe ou l'extension d'un sujet. Le sens du mot est ici tout proche du sens de « général ». La philosophie tend pourtant à les distinguer : « L'universel se distingue en général en ce qu'il désigne non pas la majorité des cas, mais tous les cas, en vertu d'une propriété fondée sur la nature des êtres et non à la suite d'une recension toujours plus ou moins incomplète. » (La philosophie, Dictionnaire des savoirs modernes). En somme « rechercher l'universel c'est rechercher ce qu'il y a de plus commun dans tous les êtres, ce qui se vérifie dans chacun d'eux sans aucune exception. » (idem). C'est ainsi que la proposition « L'homme est mortel » est une proposition universelle.

Mais si cette notion d'universel se distingue du général dans sa vertu de totalisation elle ne s'en oppose pas moins comme le général au particulier. On peut noter aussi qu'elle ne semble pas pleinement satisfaisante puisqu'un philosophe comme Ferdinand Alquié constatait que « la philosophie moderne a substitué à la notion classique d'universalité de la raison celle d'intersubjectivité. » (La conscience affective, Vrin 1979). Si l'on en revient au petit Robert, les autres entrées du mot retrouvent cette valeur ; on nous donne du reste comme antonymes d'universel les mots « particulier » et « individuel ».

Nous reprendrons ces remarques par la suite mais il n'est pas sans intérêt de s'arrêter à certains des mots de la famille d' "universel " et à leurs sens.

- Ainsi « univers » : ensemble de tout ce qui existe, totalité des choses.

- « Universalisme » : doctrine, croyance selon laquelle tous les hommes seront sauvés ou encore doctrine qui considère la réalité comme un tout unique dont dépendent les individus.

- « Universalité » : caractère de ce qui est universel ou considéré dans son aspect de généralité universelle. Sens qui s'oppose au sens vieilli d'ensemble et de totalité.

Et nous ne saurions bien sûr oublier le mot « université » ! ...

Nous pouvons repérer dans cette constellation sémantique comme une bipolarité. Au sens ancien de totalité (qui n'est pas sans faire intervenir le multiple) s'est peu à peu substitué le sens de généralité (qui n'est pas sans nous mener vers l'unité) ceci sous l'influence de la logique. Nous pourrions dire qu'à l'ensemble des particuliers s'est peu à peu substituée une généralité qui exclut le particulier en ce qu'elle exclut les particularités (nous serions tentés de dire les particularismes…; ce qui nous rapproche de la Négritude) au profit de propriétés communes. On voit comment cette brève étude peut nous permettre de mieux comprendre en quoi le couple singulier/universel nous pose problème : il n'est au fond qu'un avatar de la dichotomie particulier/général.

C'est encore ce couple que nous retrouvons chez un Lévi­-Strauss quand il oppose la nature et la culture dans Les structures élémentaires de la parenté. Ici l'universel s'oppose à la règle et partant à la culture (soit à la singularité culturelle). On le sait pour Lévi-Strauss la nature est caractérisée par l'universalité et la culture par la règle ainsi dit-il « ce qui est cons­tant chez tous les hommes échappe nécessairement au domaine des coutumes, des techniques et des institutions pour lesquelles les groupes se différencient et s'opposent ». On voit par cette citation comment la particularité nègre, par exemple, peut s'opposer à la notion d'universel. Et, on le sait, Lévi-Strauss ne trouve guère qu'une seule exception à sa règle : la prohibition de l'inceste.

Nous relèverons enfin cette opposition dans... la préface de Sartre à l'anthologie de Léopold Sédar Senghor : pour Sartre, en effet, « La négritude sera dépassée » et « l'universalisme futur... sera le crépuscule de la Négritude ».

Qu'en est-il maintenant chez Léopold Sédar Senghor ; comment l'homme noir va-t-il pouvoir dépasser cette opposition Négritude/Universel ? Il faut ici dans un premier temps retrouver la valeur de ces termes à l'intérieur même de la pensée de Léopold Sédar Senghor. Interrogeons d'abord le terme « Négritude ». Si ce mot créé par Césaire semble hésiter entre la sphère de l'idéologie (cf. Pourquoi une idéologie négro­-africaine ? L 3) et la sphère de la culture pour finalement choisir cette dernière plus propre au dialogue (« Deux cultures peuvent dialoguer, deux idéologies ne peuvent pas dialoguer », entretien accordé par Léopold Sédar Senghor à Guy Allix pour Normandie-Magazine, septembre 1983) Léopold Sédar Senghor impose surtout la Négritude dans la force d'une identité

« Elle n'est rien d'autre qu'une volonté d'être soi­même pour s'épanouir » (« Qu'est-ce que la Négritude ? », L 3)

Ainsi la Négritude est d'abord « l'ensemble des valeurs du monde noir, telles qu'elles s'expriment dans la vie et dans les œuvres des noirs » (idem). Aussi quand Léopold Sédar Senghor décrit la Négritude et tente de la définir il ne le fait que par opposition (ou par différenciation) avec les idéologies ou les cultures des autres ethnies (ainsi celles de l'Albo­-Européen et du Chinois dans Pourquoi une idéologie nègre ? L 3). Ici c'est la différence qui éclaire ; c'est de cette façon que Léopold Sédar Senghor rendra plus visibles, plus sensibles, ces deux attributs essentiels de la Négritude que sont pour lui l'émotion et le rythme.

Nous revenons à l'universel avant d'étudier plus en profondeur l'ontologie, la vision du monde (l'être au monde) de l'âme noire. Plutôt : nous revenons à cette notion de Civilisation de l'Universel. Léopold Sédar Senghor emprunte cette notion à l'œuvre de Teilhard de Chardin. Notons d'abord (nous y reviendrons...) que cette vision d'une civilisation de l'Universel chez Teilhard de Chardin s'enracine dans une mystique qui rejoindrait en quelque sorte l'universalisme signalé plus haut. Cette vision est aussi le fruit d'une réflexion scientifique très poussée et d'un vaste effort de synthèse. Teillard de Chardin a voulu penser l'Evolution, en fixer le motif et l'aboutissement.Pour comprendre la place de cette Civilisation de l'Universel dans l'œuvre de Teilhard de Chardin il est utile de rappeler brièvement celle-ci. Teilhard de Char­din a donc voulu penser une véritable « cosmogénèse » dans laquelle il a intégré la « biogénèse » puis « l'humain », « l’hominisation » (ou la « noosphère ») avant d'en arriver à « l'arrangement social », ce nouveau stade de complexification où pour reprendre Claude Cuénot « L'Homme (c'est-à­-dire l'humanité) est plus vrai que les hommes » (Claude Cué­not, Teilhard de Chardin, éditions du Seuil). Nous serions donc aujourd'hui à la porte de cet « ultra-humain » qui semble annoncer par exemple la coopération scientifique, et cet « ultra-humain » précéderait le « christique ». Pour montrer comment Teilhard de Chardin pensait cette civilisation de l'Universel nous nous permettrons de le citer longuement

« Je pense que tout homme un peu conscient l'éprouve violemment, cette vie cosmique. Pour les uns, elle pousse à l'isolement et au retour à l'unicité fondamentale de la matière originelle : c'est le panthéisme païen, le sommeil inerte entre les bras de la grande Nature chargée de tout opérer et de tout conduire. Pour les autres elle est appel à la domination de l'univers, à l'investigation de tous les secrets, à l'union de tous les humains en une collectivité supérieure où les consciences s'illumineraient par leur convergence, où la conscience aurait libéré et pénétré toute matière »

(Teilhard de Chardin, Lettre à V. Fontoynont)

« Pour le moment, je suis surtout dominé par l'expression confuse que le monde humain (pour ne parler que de lui) est une chose immense et disparate, à peu près aussi cohérente, présentement, que la surface d'une mer agitée. Je continue à croire, pour des raisons empruntes de mysticisme et de métaphysique, que cette incohérence prépare une unification »

(Teilhard de Chardin, lettre inédite citée par Claude Cuénot, op. cit.)

Ce qu'il importe de signaler par delà les motifs mystiques c'est ce passage à l'un, à l'Universel, par la multiplicité. C'est ici le multiple, la complexification qui crée l'Universel. Il s'agit d'abord d'un vaste effort de totalisation : « investigation de tous les secrets, union de tous les humains en une collectivité où les consciences s'illumineraient par leur convergence... ». Rien à voir ici avec ce qui serait le général. Bien au contraire de détruire l'expérience de la multitude, l'universel ici s'en nourrit. La Civilisation de l'universel s'opère par somme et multiplication : « Etre plus c'est s'unir davantage. » dit encore Teilhard de Chardin. L'unité finale vers quoi tout converge ne peut que prendre en compte toutes les singularités. Le vœu d'universalité (qui recouvre cette passion de l'Absolu signalée encore par Teilhard de Chardin, Mon Univers) rejoindrait le vœu de totalité.

C'est cette visée que semble d'abord retrouver Léopold Sédar Senghor. Il ne s'agit pas tant en effet pour le poète d'organiser le monde à partir d'un fond qui serait commun à tous les hommes que de faire la somme ou l'inventaire de toutes les particularités, de toutes les singularités -  Léopold Sédar Senghor dirait plus sûrement de toutes les différences -. Il ne s'agit pas d'abstraire la Civilisation de l'Universel mais de la construire et ce, en n'oubliant aucun particularisme

« La voie est donc ouverte au dialogue pour construire ce que Teilhard de Chardin annonçait : cette Civilisation de l'Universel qui serait celle du 21e siècle. » (Introduction à Liberté 3).

Nous retrouvons donc cette entreprise de totalisation

« En cette seconde moitié du 20e siècle où s'élabore, avec nous et malgré nous à la fois, la Civilisation de l'Universel par totalisation et socialisation de la planète et comme œuvre commune de tous les continents, de toutes les races, de toutes les nations, l'uni­versitas ne saurait être d'abord que la compréhension de tous les apports de chaque continent, de chaque race, voire de chaque nation. Cette saisie de la totalité du réel »

(Université et Universum, L 3)

Entreprise de totalisation - mnais une totalisation active -qui a autant à voir avec l'Universitas qu'avec la Civilisation de l'Universel

« L'Universitas c'est donc, c'est surtout la compréhension de l'Universum, de l'ensemble des choses et des êtres qu'a vocation d'enseigner la communauté des professeurs » (idem).

C'est ainsi que l'articulation entre Négritude et Universel, sin­gulier et universel, va être pensée en termes d'apport et de complémentarité

« C'est à la Renaissance, avec les nouvelles inventions et les voyages de découvertes, que le mouvement de la Civilisation de l'Universel, née des apports complémentaires de l'Afrique, de l'Europe et de l'Asie reprit son mouvement en revenant à ses sources. », (L 3, introduction)

 

 

C'est ainsi que, bien loin d'estomper les traits les plus saillants de la Négritude, le vœu de l'Universel ne fait que les accuser. Qu'est-ce en effet que la Négritude sinon une « volonté d'être soi-même pour s'épanouir » (L 3, Qu'est-ce que la Négritude ?) ? L'universalisation ne saurait rimer pour Léopold Sédar Senghor avec le renoncement ; elle se conjugue, à contrario, avec l'enracinement :

« J'ai toujours eu besoin de m'enraciner dans mon identité ou de m'accomplir par complémentarité. » (L 3, Négritude et germanité).

C'est que le dialogue réclamé ici suppose avant tout la pleine identité. S'il convient d'assimiler et de s'ouvrir à l'autre cette ouverture n'impose nullement un travestissement à l'égal de celui des poètes haïtiens postsymbolistes que les poètes de la Négritude ont assez pourfendus. C'est la leçon que tire Léopold Sédar Senghor de l'œuvre de Malcolm de Chazal :

« Il a assimilé tout en restant lui-même. Et c'est parce qu'il est resté lui-même qu'il a assimilé, créé. Quelle grande leçon !»

(L 3, « Le retour aux sources »)

Notons que le verbe assimiler se conjugue activement : pour le Nègre l'alternative se pose entre « assimiler ou être assimilé » et Léopold Sédar Senghor le rappelle :

« Le noir donne l'impression qu'il est facilement assimilable alors que c'est lui qui assimile ». Et le poète donne, du reste, à ce verbe assimiler toute sa force ; « Toutefois il faut traiter tout ce qui est étranger comme on use des aliments » (L 3, Qu'est-ce que la Négritude ?)

Mais si, ainsi qu'on peut le voir dans ces dernières citations, l'assimilation et le dialogue des cultures semblent être des activités toute naturelles pour le nègre c'est peut-être alors que cette vertu d'ouverture participe entièrement de la Négritude ou de l'âme noire. Il nous faut donc par delà les attributs classiques de la Négritude (L'émotion, le rythme...) retrouver la vision du monde et l'ontologie nègre ainsi qu'y invite justement le poète des Chants d'Ombre.

Nous pourrions citer comme emblème de cette vision du monde ce proverbe wolof : « Quand on commence par le dialogue l'on aboutit à une solution » (cf. L 3, Quand le proverbe est poésie). L'ouverture de Léopold Sédar Senghor ne serait qu'un signe supplémentaire de sa Négritude ; c'est ce qu'il laisse supposer dans cette citation que je reprends :

« J'ai toujours eu besoin de m'enraciner dans mon identité ou de m'accomplir par complémentarité. Il en est ainsi des nègres en général ».

(L 3, « Négritude et germanité »)

Et, de fait, nous retrouvons bien un discours semblable chez un Lamine Niang ou chez un Alioune Diop que nous nous permettrons de citer longuement :

« Cela exige une profonde sincérité à la base, car s'il y a convergence, c'est au sein d'une grande diversité... Quant à nous, Négro-africains, nous devons nous réintroduire dans l'universel, et c'est là que réside notre spécificité... Nous devons assumer notre spécificité si nous voulons participer à l'universel ».

Lamine Niang (Poésie 1 n° 43-44-45, Nouvelle poésie négro-africaine)

« Tout être humain est nié qui ne manifeste pas sa personnalité. Au contraire, exprimer son âme singulière, c'est contribuer à infléchir l'opinion publique et le cadre des institutions dans un sens plus humain.

Le noir qui brille par son absence dans l'élaboration de la cité moderne pourra, peu à peu, signifier sa présence en contribuant à la recréation d'un humanisme à la vraie mesure de l'homme.

Car il est certain qu'on ne saurait atteindre à l'universalisme authentique si, dans sa formation, n'interviennent que des subjectivités européennes. Le monde de demain sera bâti sur tous les hommes ». (Alioune Diop, présentation de la revue Présence africaine)

On pourrait certes ne lire là que des paroles d'émules, de disciples mais il faut bien constater que ce discours s'enracine bien au delà du maître dans un sentir et une raison étreinte qui se distingue nettement de la raison « albo­-européenne »

« Le blanc européen tient l'objet à distance ; il le regarde, l'analyse, le tue - du moins le dompte - pour l'utiliser. Le négro-africain sent l'objet, en épouse les ondes et contours, puis dans un acte d'amour se l'assimile pour le connaître profondément. Là où la raison discursive, la raison-oeil du blanc s'arrête aux apparences de l'objet, la raison intuitive, la raisons-étreinte du nègre, par delà le visible va jusqu'à la sous-réalité de l'objet, pour, au delà du signe en saisir le sens »

(L 3, Qu'est-ce que la Négritude ?). (3)

Et ce discours s'enracine dans toute une ontologie particulière que Léopold Sédar Senghor nous rappelle :

« Les différentes apparences sensibles constituées par les règnes végétal, minéral, animal, ne sont que les manifestations matérielles d'une seule réalité fondamentale : L'univers, réseau de forces diverses mais complémentaires ; qui sont l'expression de virtualités enfermées dans le sein de Dieu, seul être véritable, seule force réelle »

(L 3, « Qu'est-ce que la Négritude ? »)

Bien sûr il s'agit là de l'ontologie nègre formulée par Léopold Sédar Senghor et nous ne nous étonnerons pas de retrouver quelques mots-clefs de sa pensée mais notons que le R.P. Tempels dans sa Philosophie Bantoue rejoint cette définition :

« La force est inséparablement liée à l'être et c'est pourquoi ces deux notions demeurent liées dans leur définition de l'être... C'est parce que tout être est force, que cette catégorie embrasse nécessairement tous les êtres : Dieu, les hommes vivants et trépassés, les animaux, les plantes, les minéraux. L'être étant force, tous ces êtres apparaissent aux Bantoue comme des forces »

Et cette ontologie n'est pas sans innerver le vivre nègre :

« Le vivre, c'est-à-dire, par delà le plaisir des sens, s'identifier à l'objet, devenu l'autre, dans la joie de la communion, dans le sentiment de la plénitude, du plus-être ».

(L 3, « Qu'est-ce que la Négritude ? »)

Finalement la raison négro-africaine « intuitive par participation » retrouve avant et avec Teilhard de Chardin la voie de l'Universel de sorte que la Civilisation de l'Universel ne dépasse pas la Négritude mais s'y enracine.

Par ailleurs ces principes d'une ontologie « unitaire » nous les retrouverons chez un poète particulièrement aimé de Léopold Sédar Senghor, à savoir Claudel - et le fait pour le poète de retrouver chez Claudel cette ontologie n'est pas sans expliquer sa prédilection pour l'auteur des Cinq Grandes Odes -. Léopold Sédar Senghor relève lui-même cette parenté

«Le second principe qu'il pose est celui de la solidarité des êtres. Le monde pour lui est une composition, un tout cohérent sinon harmonieux, formé de parties solidaires »

(L 3, « La parole chez Paul Claudel et chez les négro-africains »).

Chez Claudel aussi l'Universel se retrouve par totalisation :

« Et moi aussi, toutes les figures de la nature m'ont été données, non point comme des bêtes que l'on chasse et la chair à dévorer.

Mais pour que je les rassemble dans mon esprit, me servant de chacune pour comprendre toutes les autres »

(Claudel, La maison fermée)

Le « naître avec » claudélien est lui aussi « intuitif par participation » et permet de dépasser la contradiction particulier/universel. Et de retrouver comme en écho l'assertion de Gide selon laquelle c'est « en approfondissant le particulier qu'on accède au général » (rappelons cependant notre distinction général/universel).

C'est ici, avec Claudel, qu'il faut bien retrouver enfin le poème de Léopold Sédar Senghor, sa poétique, qui donneront elles aussi à voir et à comprendre ce passage du singulier à l'universel. Léopold Sédar Senghor commentant Marx invite à cette lecture de l'œuvre d'art et du poème

« Et ce qui, pour Marx les (les œuvres d'art) caractérise en leur donnant un cachet humain c'est leur beauté : la coïncidence, dans ces œuvres d'art, entre l'homme et le monde, l'individuel et l'universel. En ce sens que tout l'univers est reflété dans et mesuré par l'œuvre individuelle tandis que l'homme, dans sa conscience individuelle, est dilaté aux dimensions de l'univers »

(L 3, « Problématique de la Négritude »)

Comment donc cette « coïncidence » peut-elle s'inscrire dans le poème ?

Nous interrogerons d'abord le « procédé senghorien de la nomination » (Armand Guibert). Il y a chez Léopold Sédar Senghor, en effet, toute une jouissance particulière, une jouissance quasi cérémoniale, à dire le nomde tous les noms

« Mon frère élu, dis-moi ton nom. Il doit résonner haut comme un sorong. Rutiler comme un sabre au soleil. Oh ! chante seulement ton nom » « Et je redis ton nom : Dyallo ! Et tu redis mon nom :Senghor ! »

(Hosties noires)

« Fall nous te nommons par ton nom ».

Il y a là comme la volonté de faire affleurer chaque être à la dignité du poème. Nommer c'est tenter d'affirmer le singulier, le particulier, et l'on voit très vite, en lisant Léopold Sédar Senghor, que cette jouissance poétique de la nomination est infinie et qu'elle ne touche pas tant les noms propres que les noms communs et tous ces noms qui inscrivent l'identité nègre. Cette jouissance donne rang de nom propre à tout nom et Léopold Sédar Senghor parfois vient le signifier d'une lettre majuscule (4) :

« Je te nomme Soir O Soir ambigu, feuille mobile je te nomme ».

(Ethiopiques)

« Eté splendide Eté, qui nourris le Poète du lait de ta lumière »

(Nocturnes)

Cette jouissance de la nomination c'est encore elle qui se retrouve à l'origine de.ces « énumérations expansives » (Yvan Leclerc, op. cit.) qui viennent célébrer le monde où les noms prolifèrent, qui viennent étendre le « monde entier des choses » (Saint-John Perse). Nous sommes là encore tout proches de Claudel :

« Ainsi quand tu parles, ô poète, dans une énumération délectable, proférant de chaque chose le nom »

(Paul Claudel)

Cette énumération, certes, revêt un caractère rituel, elle touche au sacré mais elle inscrit surtout cet effort de totalisation vers l'universel.

Si la nomination garde ce pouvoir magique de dire pleinement la chose, de l'évoquer, c'est qu'elle retrouve son caractère originel et ce souffle cratyléen. « La mission du poète n'est-elle pas de nommer les choses comme pour la première fois ? » nous dit Marc Rombaut (Poésie 1, n° 43-44-45, La nouvelle poésie négro-africaine). Dans la poésie de Léopold Sédar Senghor qui ose se donner comme une « poésie de sens » (cf. Gabrielle Althen, « Propos, présence, parole », Sud n° 63) le nom supplée à l'image :

« Le message, l'image n'est pas là ; elle est dans la simple nomination des choses » (Comme les lamantins vont boire à la source)

C'est ainsi aussi que dire le nom propre c'est remonter à l'origine, à la source ; soit le sang même et le lignage :

« Mon cœur est un coffret de bois précieux, ma tête un vieux parchemin de Djenné Chante seulement ton lignage, que ma mémoire te réponde »

« J'écoute au fond de moi le chant à voix d'ombre des saulades.

Est-ce la voix ancienne, la goutte de sang portugais qui remonte au fond des âges ? Mon nom qui remonte à la source ?

Goutte de sang ou bien senhor, le sobriquet qu'un capitaine donna autrefois à un brave laptot »

(Nocturnes)

Le thème du sang-sang qui, selon « l'étymologie poéti­que » (Jakobson), donnerait nom au poète - est un thème important chez Léopold Sédar Senghor. Notons d'ailleurs que ce thème semble privilégié aussi chez les autres poètes de la Négritude. C'est ainsi que les trompettes bouchées rappellent à Damas « L'âcre odeur du sang » (Il est des nuits). C'est ainsi qu'un René Depestre nous rappelle encore après les poètes de la Négritude « La sonorité du sang noir » (Minerai noir).C'est que le sang devient aussi très vite synonyme de race comme en atteste Langston Hugues : « Tous les tamtams de la jungle battent dans mon sang » ou encore Du Bois : « Je suis fier du sang noir qui coule dans mes veines ». Le sang c'est d'abord le sang noir ; Léopold Sédar Senghor dit encore le « sang sombre ». C'est Le Message (5) de la race et de la lignée et le totem :

« Il me faut le cacher au plus intime de mes veines

L'ancêtre à la peau d'orage sillonnée d'éclairs et de foudre

Mon animal gardien, il me faut le cacher

Que je ne rompe le barrage des scandales

Il est mon sang fidèle qui requiert fidélité

Protégeant mon orgueil nu contre

Moi-même et la superbe des races heureuses... »

(Chants d'Ombre)

Il convient donc de retrouver cette « voix du sang » (Chants d'Ombre) afin de retrouver la singularité, afin de s'enraciner dans ce « sang irréductible ». Mais le sang c'est aussi la force vitale et nous ne quittons pas là l'ontologie nègre. Nous l'avons vu, si la force manifeste le singulier, elle manifeste aussi le monde dans sa totalité. D'une certaine façon le sang retrouve et le cœur et le monde.

C'est qu'il offre d'abord dans sa liquidité : il peut donc se répandre, « irriguer » d'autres sangs, voire même le sang d'une ville

« New-York ! je dis New-York, laisse affluer le sang noir dans ton sang »

(Ethiopiques)

Il peut « rompre » la peau - et la peau noire - quand celle-­ci se fait mur ainsi dans le poème intitulé Camarade. Il semble que le sang soit chargé de franchir les portes, de forcer le barrage :

 

 

« Les torrents de mon sang sifflaient le long de berges de ma cellule.

C'était pendant des nuits et des jouis plu solitaires que la nuit

Sous les coups de bélier, tenaces étaient les digues et les murs d'un poids perfide »

(Chants d'Ombre)

Le sang ne cherche qu'à se répandre en dehors des limites de même que cette « sève païenne qui monte et qui piaffe et qui danse » (Chants d'Ombre).Garant de la pureté, de l'«intégrité de l'être » - et donc de la singularité - il est en même temps appel de l'autre, ouverture au monde, désir de l'étendue - et donc de l'universel -.

A terme nous trouvons les sang-mêlé et le métissage. Léopold Sédar Senghor reprend l'expression « sang-mêlé » dans les Chants d'Ombre en montrant bien le passage, la coïncidence, entre le [sang-mémoire-lignage] et le sang de l'universel

« Tu es ton peuple...

Tu es son épouse, tu as reçu le sang sérère et le tribut de sang peul.

O sangs mêlés dans mes veines, seulement le battement nu des mains !

Que j'entende le chœur des voix vermeilles des sang­-mêlé !

Que j'entende le chant de l'Afrique future ! »

(Chants d'Ombre)

Ici, Léopold Sédar Senghor rappelant son origine propose le passage de l'Afrique ancestrale à l'Afrique future. Mais une fois de plus une simple lecture orale ne saurait traduire cet extrait où la graphie est particulièrement signifiante - on peut s'interroger bien sûr ainsi que le fait Yvan Leclerc (op. cit.) sur le rôle de la graphie dans une poésie qui se rattache à une tradition orale -. Parlant de son origine Léopold Sédar Senghor prend d'abord l'expression à la lettre : « O sangs mêlés dans mes veines » et il donne ainsi la marque du pluriel au substantif et à l'adjectif tout en éliminant le trait d'union. Puis il écrit le nom composé (qui, on le sait, est invariable) synonyme de métis et celui-ci par le jeu des deux derniers versets se trouve conjugué à l'Afrique future.

C'est que le sang de la lignée doit venir nourrir l'« Empire du Sang »

« Mon âme aspire à la conquête du monde innombrable et déploie ses ailes, noir et rouge

Noir et rouge couleurs de vos étendards !

Ma tâche est de reconquérir le lointain des terres qui bornaient l'Empire du Sang

Où Jamais la nuit ne recouvrait la vie de ses cendres, de son chant de silence.

Ma tâche, de reconquérir les perles extrêmes de votre sang jusqu'au fond des océans glacés Et des âmes... »

(Chants d'Ombre)

La singularité doit donner sa chance à l'universel : le noir n'a-t-il pas pour mission « d'irriguer des eaux de la sensibilité le rationalisme mécaniste de la vieille Europe » ? L'inscription poétique du sang donne d'abord à voir, à lire, ce dialogue de la singularité et de l'universel : elle en est comme l'espace rêvé et le plus clair écho.

Nous pourrions encore, bien sûr, tenter d'autres approches de cette poétique de Léopold Sédar Senghor par rapport à la question initiale. Nous pourrions interroger « la valeur œcuménique de l'oxymore » signalée par Yvan Leclerc, op. cit.) ainsi que cette « volonté poétiquement affirmée de fondre, de mêler, de confondre » (idem) (6). Nous pourrions même supposer (?) que le « court-circuit poétique » provoqué par le rythme (Comme les lamantins vont boire à la source) n'est justement que ce dépassement de la contradiction dans le balancement et l'oscillation qui iraient justement du singulier à l'universel, ou d'un terme à l'autre dans chaque antinomie (7). Nous pouvons surtout (et modestement…) renvoyer le lecteur aux pages pertinentes que Robert Jouanny a consacrées au métissage culturel Négritude/Antiquité (Sud n° 63). Il reste qu'il faut déjà conclure et l'art de conclure n'étant pas mon fort j'avancerai surtout dans l'interrogation...

« Un fort sentiment de division » (Daniel Leuwers, Sud n° 63) ne quitte jamais Léopold Sédar Senghor et le poète le confirme bien lui-même : « Ah ne suis-je pas assez divisé ? ». Pourtant son œuvre vient « transcender les dichotomies » et les contradictions que le blanc apporte avec ses « règles », ses « équerres », ses « compas », ses « sextants » (cf. Ethiopiques). C'est ainsi que le poète rejoint l'homme politique et l'homme de la prose. C'est ainsi que le nègre rejoint le citoyen de l'Universel - n'est-ce pas à Paris, autre paradoxe, que les pères de la Négritude se sont découverts Africains ? -. C'est ainsi que le singulier se conjugue à l'universel.

On retrouve alors « cette nuit qui fond, toutes (les) contradictions dans l'unité première de la Négritude » (Chants d'Ombre). C'est peut-être que Léopold Sédar Senghor n'est pas tant divisé que multiple comme cette civilisation qu'il se plaît à annoncer. L'Afrique n'est-elle pas à la fois « multiple et une » ? Le multiple n'est-il pas au cœur de l'un pour le nègre ?

Nous pourrions dire alors parodiant Gide que « c'est en approfondissant la Négritude qu'on accède à l'universel ». Il reste que la division est dépassée : « Maintenant je n'ai plus honte de ma diversité : je trouve ma joie et mon assurance à embrasser d'un regard catholique tous ces mondes complémentaires ». Damas vous aurait dit de Léopold Sédar Seng­hor : « Il faut le dire : il a un cerveau organisé cet homme » (entretien de Léon-Gontran Damas avec V.Y. Mudimbé, Poé­sie 1, n° 43-44-45).

Mais : première question. En fait catholique ne signifie rien moins qu'universel (8)... Nous retrouvons ici une autre source - ou une autre fin - et le domaine de la religion, du mythe, de la mystique (9). Il semble bien que cette parole épouse comme un syncrétisme religieux, ce « foyer mythique » dont parle Yvan Leclerc, « la matrice et le creuset de toutes les identités, à la fois primordiales et finales, le lieu rêvé d'avant et d'après la contradiction » (op. cit.). La religion ne vient-elle pas, selon son étymologie, recueillir et rassembler ? Cette Civilisation de l'Universel a parfois des couleurs d'universalisme. Une certaine définition médiévale de Dieu semble toute proche

« Deus est sphaera cujus centrum ubique, circumfe­rentia nusquam »

« Dieu est une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part » (cité par Georges Poulet dans Les métaphores du cercle) (10)

Alors la question : la Négritude et l'universel ne s'enracinent-ils pas d'abord dans une mystique qui déborderait largement l'espace de la mystique nègre et qu'il conviendrait d'analyser ? (11)

Et il y aurait encore une autre question. Rimbaud dit « Je suis un nègre » (Une saison en enfer) ; Léopold Sédar Senghor dirait : « Je suis poète ». Se dessine à nouveau ici l'espace poétique - qui n'est, bien sûr, pas sans rapport avec le domaine du mythe -. Nous pourrions rappeler que le vœu de totalité, que nous avons évoqué plus haut au sujet de la Civilisation de l'Universel, peut aussi bien s'inscrire dans le vœu de poésie. En attesteraient ce « monde entier des choses » que célébrait Perse, ces inventaires jamais finis de Jean Follain et « toutes les figures de la nature » données à Claudel. René Char déclare encore : « Je suis pour l'hétérogénéité la plus étendue ».

Et ces vers de Paul Eluard - Eluard que Léopold Sédar Senghor appelle « le classique de l'Unité retrouvée » - ce qui n'est pas sans rapport avec notre propos -, dans leur déclaration d'ubiquité, se trouvent aussi proches de l'Universel senghorien que notre Dieu médiéval :

« Nous naissons de partout/ Nous sommes sans limites »

Alors le paradoxe ne se résorberait-il pas finalement sur ce point entraperçu par Breton ?

« Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement »

D'où cette dernière question - jusqu'à nouvel ordre -- : la Négritude et l'universel ne se conjuguent-ils pas essentiellement sur cet espace de (risquons un autre néologisme) la poétitude ? (12).

Guy ALLIX.

 

 

NOTES

 

 

(1) Nous soulignerons par les sigles L1, L2, L3, les trois volumes de Liberté publiés aux Editions du Seuil.

 

 2) Elle se trouve cependant posée par Senghor lui-même : « Ah ne suis-je pas assez divisé ? »

3) Cette raison intuitive n'est pas bien sûr sans rappeler Bergson - Léopold Sédar Senghor considère L'essai sur les données immédiates de la conscience comme la « révolution de 1889 » - : « Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable. Au contraire l'analyse est l'opération qui ramène l'objet à des éléments déjà connus, c'est-à-dire communs à cet objet et à d'autres. » (La pensée et le mouvant). Nous retrouvons dans l'intuition selon Bergson et dans la « raison intuitive » cette même volonté d'osmose avec l'autre : il s'agit bien dans les deux cas de se transporter à l'intérieur de l'objet et non de le tenir à distance et ce afin d'en découvrir la réalité. L'intuition selon Bergson ou la raison intuitive s'opposent ainsi avant tout à l'analyse. Remarquons aussi cette insistance sur le caractère unique de chaque objet : nous serions tout proches aussi d'un Clément Rosset quand celui-ci oppose « l'objet singulier » au double et souligne « l'extrordinaire aptitude au savoir » d'une « allégresse » bien proche alors du vivre nègre (cf. L'objet Singulier, Clément Rosset).

(4) Cette valorisation du nom et de son contenu sémantique peut aussi être amenée par la répétition d'un même mot (cf. Yves-Alain Favre, Rythmes et sonorités une écriture du sacré, Sud n° 63).

(5) Selon le titre d'un des poèmes de Chants d'Ombre.

(6) « Tant de beautés de forces, tant de vies je voudrais mêler » (Lettres d'Hivernage).

(7) De même que ce cœur qui « oscille toujours entre Espoir et Angoisse ». Hubert de Leusse n'écrit-il pas « Tout est rythme chez Léopold Sédar Senghor, dans sa poésie comme dans sa vie » ? (Des poèmes aux lettres d'hivernage, collection Pro­fil d'une œuvre, Hatier).

(8) Nous renvoyons cette fois à l' »hélléniste » Léopold Sédar Senghor.

(9) En ce sens encore nous pourrions parler comme Yves-Alain Favre devant « l'al­lure incantatoire » de la poésie de Léopold Sédar Senghor d'une « écriture du sacré » (op. cit.).

(10) C'est bien à cette définition de Dieu que pense Cuénot parlant de Teilhard de Chardin (op. cit.) : « En étudiant la cosmogénèse, nous avions devant les yeux, pour ainsi dire, une sphère qui se cherchait un centre. En décrivant sommairement le christianisme, nous avions l'impression d'un centre qui se cherchait une sphère ». (11) On comprendra que ceci ne se place en aucune manière sur le terrain des accusations de « mysticisme » portées à l'égard de Léopold Sédar Senghor, accusations qu'il rapporte lui-même dans Liberté 3 (« Problématique de la Négritude »). Nous n'en sommes plus à faire de tels procès quand nous avons compris, avec un Mircea Eliade par exemple, combien le religieux (ou ce qu'il faudrait appeler les structures religieuses) peut innerver encore le rapport au monde de l'homme « profane » (si tant est qu'il puisse exister). Du reste un fond mystique est reconnu en certains endroits par Léopold Sédar Senghor lui-même. Nous nous contentons de relever la présence chez le poète d'une certaine structure mythologique, de certains motifs religieux (anthropocentrisme, sens eschatologique...) alors même que se pose cette question de l'homme religieux des rapports entre l'un et le multiple.

(12) Ces deux questions bien sûr sont « complémentaires ». La poésie et la mystique pouvant entretenir pour un Léopold Sédar Senghor des relations très étroites ainsi qu'en attestent ces deux citations : « La mystique, c'est, essentiellement, l'élan qui nous unit à l'invisible par le visible... le mode privilégié, le plus efficace, de cette union est le mythe ». (« Les fondements de l'africanité ou négritude et arabisé »,L 3). « La poésie n'est donc pas but, mais moyen : il s'agit de traduire le visible par l'invisible, l'indu, non par des mots, mais par ce qu'ils laissent échapper. Pour tout dire il s'agit d'exprimer le spirituel » (Le retour aux sources, L 3) - Léopold Sédar Senghor commente ici Malcolm de Chazal qui, déclare-t-il encore « reprend naturellement... la conception négro-africaine et dravidienne de l'art » -).

 

 

 

 
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