L'humilité

 

"Je ne conçois pas la poésie sans un miracle d'humilité à la base"

René-Guy Cadou

 

Voici un texte qui m'accompagne depuis sa parution en 1992 et que je trouve d'une belle lucidité. Un texte qui pourrait au moins faire réfléchir un peu, si tant est qu'ils le puissent, tous les petits génies auto-proclamés de la poésie. Certes affirmer l'humilité, la nécessité de l'humilité, est un paradoxe et l'auteur le signale d'emblée mais la poésie même est justement à hauteur du paradoxe. "Dans l'écriture, c'est en s'effaçant qu'on apparaît"... Que dire de plus ?

Eh bien si j'ajoute quand même au propos. Je joins ce jour, 19 septembre 2013, après l'article de Lartigue un court texte que l'ami Lucien Noullez a déposé aujourd'hui sur facebook. Comme quelques mesures supplémentaires ajoutées à la belle partition de Lartigue.

 

La revanche de l'imperceptible

Pierre Lartigue

« Il y a poésie dès lors que nous réalisons que nous ne possédons rien » (Cage). L'humilité est de bon conseil. Elle détourne des volontés de maîtriser le verbe qui conduisent à l'emphase. Sa clairvoyance incite à l'effacement indispensable au ressourcement des mots et à l'apparition d'agencements inattendus.

 

 

Il y a quelque chose d'incongru à tenir un discours sur l'humilité ! Ayant accepté d'en parler, je me limiterai aux bénéfices qu'on peut tirer de cette vertu dans la pratique de l'écriture.

On est amené poétiquement à une humilité fondamentale puisque dans l'écriture poétique ou dans l'écriture d'une prose soutenue il s'agit d'acquérir un savoir-faire dont on ne doit pas faire étalage. L'écriture doit être dénuée de prétention à posséder son sujet. La plus belle phrase est celle qui semble donnée, non celle qui semble atteindre la maîtrise de l'expression. Celui qui écrit se met entre parenthèses dans l'attente d'une sorte de grâce. Et cette grâce ne nous sera donnée qu'à condition de renoncer à l'illusion d'une maîtrise. Il s'agit de déjouer le plus possible l'intentionnalité et d'attendre que quelque chose vienne nous surprendre dans l'acte même d'écrire. Lorsqu'on est bloqué sur une page, ce n'est pas avec la volonté forcenée d'en venir à bout, ni en accumulant des efforts dramatiques pour en finir que nous en sortirons. La plupart du temps tout se dénoue de façon insolite et telle que l'on a l'impression de n'y être pas pour grand-chose.

C'est pour cela que je ne déteste pas être dérangé. J'aime que le téléphone sonne. J'aime qu'on m'appelle ; j'aime être interrompu. Car plus je suis interrompu, plus en moi se ranime secrètement la chose en train de se faire, de sorte que bientôt la phrase ; trouve son équilibre. L'écrivain est donc tenu à un devoir d'humilité. Et si l'on réfléchit à quoi tient l'écriture, je ne crois pas que ce soit à l'originalité du discours ; nous venons bien tard... Donc tout se joue dans l'arrangement des mots ; la beauté des choses tient à ce qui est imperceptible. En effet celui qui écrit se voue à une sorte d'attention distraite portée à l'imperceptible. Donc plus on se détourne du discours et de la volonté de dire, plus on porte attention au rythme, à la musique, au souffle, au silence, plus on approche d'une phrase vivante. A l'inverse, plus on est dans la prétention plus on s'enfonce dans le ridicule.

Ainsi je viens de lire dans le Monde diplomatique (excellent journal !) un poème de Evtouchenko sur les derniers événements en Union soviétique. J'ai été amusé de voir que l'on avait placé l'adjectif « grand » devant poète. Quant au poème, il était dérisoire : lamentable par la prétention énorme à empaqueter tout le phénomène historique, il n'était qu'une rhétorique vaine.

Deuxième argument en faveur de l'humilité : nous n'écrivons pas à partir de rien mais d'un savoir et à travers la pratique d'une tradition. Il me semble nécessaire en poésie, comme en musique, comme en tout art, de savoir que l'on n'est pas né de rien. Il y a derrière nous ce terreau de la poésie française. Il faut lire, relire, travailler, comprendre, entendre. Nous voici là encore dans une position d'humilité puisque nous prenons place après huit siècles de poésie. Quel plaisir de se sentir le produit, le fruit de cet arbre. J'aime retrouver mémoire de ce que l'on a dédaigné. Je me fais scribe. Je recopie dans les bibliothèques les textes indisponibles, les oubliés. Cela me semble un devoir élémentaire de la part d'un amateur de poésie. Aussi ai-je la plus grande admiration pour Valery Larbaud. Nous lui devons en partie Herovet, « le digne évêque de Digne », Maurice Scève, Étienne Durand...

J'admire aussi l'attitude de Valery Larbaud vis-à-vis de la traduction, travail très humble de l'écrivain puisqu'il se met au service de l'écriture d'une langue étrangère pour la ramener dans la sienne propre. Or, de 1913 à 1921, Valéry Larbaud a traduit cinq titres de Samuel Butler. Sans compter le travail accompli pour l'Ulysse de Joyce et les pages de Ramon Gomez de La Serna. Ce me semble être le modèle de l'humilité. Larbaud ne considère pas que seule compte son écriture. Il appuie l'art de sa propre phrase sur une tradition poétique et de prose française, qu'il ré-explore et, connaissant parfaitement trois langues, il soumet aussi son propre travail à l'exercice de traduction de ces trois langues. Valery Lar­baud savait ce qu'il faisait lorsqu'il plaçait son travail de traduction sous la protection d'un saint : saint Jérôme.

Il faut accepter d'être dérangé dans sa langue par une autre langue. Rien de plus intéressant que de se confronter à des sonorités étrangères. Cela a été pratiqué par des poètes français, de façon remarquable par René Ghil par exemple, qui a utilisé le javanais dans le pantoum des pantoums afin de modifier les sonorités du français. Il est parvenu à un adoucissement de notre langue en introduisant des mots d'une langue étrangère. Même si ce n'est pas une réussite absolue, cet exercice prépare et autorise le surgissement de quelque chose de neuf. Saint John Perse, me semble-t-il, y sera attentif.

Dans l'.écriture, c'est en s'effaçant qu'on apparaît. À l'école, on nous apprenait que le classicisme c'était ça ! Plus le « je » s'effaçait, plus l'art était efficace. L'effacement classique est beau. Il permet le retrait de la personne. Qu'est-ce que la personne dans la production artistique ? Il est assez terrible de croire que l'être pro­fond va apparaître en se montrant, et bien naïf de croire en ce « moi » qui se presse au premier rang et dit : « Laissez-moi parler. » C'est une illusion ! On a vu pire encore dans la poésie récente. Comme le cceur ne suffisait pas, on a fait appel à la tripe ! Je n'ai jamais rien vu d'intéressant venir des recherches conduites par ce biais-là. Tout cela est d'une simplicité dérisoire alors que le fonctionnement de l'esprit est très compliqué.

Il y a peut-être deux conceptions de la poésie : l'une s'inscrit sur le fronton des monuments ; c'est une poésie qui finit dans le marbre. Et j'avoue être davantage attiré par une autre forme. J'aime le poème lorsqu'il s'évapore dans l'air, lorsqu'il flotte dans l'air, lorsqu'il devient un objet musical et qu'il s'évanouit. J'aime ce moment où le livre s'évapore. C'est un moment de grande jouissance. Car ce qui est écrit devient onde sonore entre celui qui lit et ceux qui écoutent. On a l'impression que le texte devient musique, et qu'il revient de loin, de là où il est parti : de la musique de la langue. C'est ce que rêvait Mallarmé, c'est ce qu'a réussi à faire John Cage avec Ro-Oratorio, écrit à travers le texte de Finne­gan'.r Wake. Il a traversé l'oeuvre. il l'a embrochée en mésostiches au nom de James Joyce et l'on finit par avoir des pendeloques de mots, un texte encore plus « coupé » que ne l'était celui de Finne­gan's Wake.

Cage aime la musique obtenue par cette « réduction » du langage écrit. Cela oblige, il me semble, à prendre les mots comme des petits cailloux, comme une matière sonore. Et j'aime être amené à considérer le langage de cette façon. J'ai publié les mésostiches de Cage à travers les textes de Marcel Duchamp (éditions Ulysse Fin de Siècle), et j'aime beaucoup l'exercice qui consiste à les lire. J'aime pénétrer le langage jusqu'à ce point où l'on a l'impression de patauger dans une pure source sonore, et tendre l'oreille au bruit que cela fait au fond. Là aussi il y a quelque chose d'imperceptible. J'aime bien ce point limite. Si je peux aller jusque-là, je peux revenir à la poésie avec une autre intelligence. J'aime bien passer de Cage à du Bellay. Et les mots du sonnet n'en sonnent que mieux.

Lorsqu'on écrit de la poésie, il faut savoir que l'on pratique un art qui, en France, intéresse quatre à cinq cents personnes ; rien ne devrait plus nous inciter à la modestie. J'ai remarqué que les moments où la poésie passionnait les gens correspondaient aux grandes catastrophes. On ne peut souhaiter le malheur du monde pour que tel poète ait plus de lecteurs. Et si les poètes atteignent leur plus grande gloire fusillés ou assassinés, on ne peut non plus se mettre à rêver pareille gloire. Nous voilà dans d'excellentes dispositions pour nous avancer dans la voie de l'humilité. Rien ne devrait nous détourner de notre travail. Il suffit d'aller en bibliothèque pour s'apercevoir que non seulement la poésie d'aujourd'hui n'intéresse pas grand-monde mais celle du passé non plus.

Nous devrions donc acquérir une sorte de sagesse, à l'abri du monde et de ses tentations. Le peintre risque d'être happé par le marché de l'art. On peut le pousser à une prétention folle. Les poètes ne risquent rien. Et s'ils penchent vers l'orgueil, ils commettent un péché plus grave que les peintres, les sculpteurs, les musiciens... Étant donné la place relative que nous occupons dans le monde, il est ridicule de parler comme un devin, en maître absolu, fort de certitudes acquises. Tout mot prononcé qui ne tient pas compte de ce devoir d'humilité est nul. La référence, pour ce qui est de la morale et de la conduite, est Montaigne. Et cette conscience du peu de place que nous occupons dans le monde n'empêche pas le plaisir de vivre.

 

 

Propos recueillis par Gaëtane Lamarche-Vadel, publié dans la revue Autrement n° 8, septembre 1992

Autant j'aime la poésie, autant je suis heureux qu'elle ait traversé et même changé ma vie, autant j'ai pu (et peux encore) lui consacrer du temps, de l'étude, de la recherche parfois et même de l'argent ; autant je milite pour la faire connaitre, pour défendre ses éditeurs et les libraires qui l'accueillent ; autant je la crois importante, petite flamme dans certaines nuits, autant je me détourne des discours qui prétendent que "seule la poésie peut encore ceci ou cela..." Je ne suis pas un ennemi des religions, mais ces discours poétiques-là, qui revêtent la rhétorique de ce que les religions ont produit de pire : l'apologétique, me font hausser les épaules. Me font sourire. Me désolent aussi. Ils forcent le trait, ils jouent les gros bras, à propos d'une chose dont la grandeur, précisément ne se partage que dans la démaitrise, le brin d'humour ou de sanglot qui l'accompagnent, la bouche bée, l'ouverture...

Lucien Noullez