De neige et d'écume
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Ceci est le second tome de De neige et d’écume. Je dis « second » en espérant que très vite il ne sera plus que le deuxième et qu’ainsi l’œuvre se poursuivra longtemps. Ceci est un échange entre deux hommes. L’un habite en Bretagne auprès de l’écume de l’Atlantique tandis que l’autre contemple les neiges des Pyrénées. Mais les deux poètes, comme bien avant eux l’homme aux semelles de vent, ont tendu des cordes subtiles, non « de clocher à clocher » mais entre les sommets et les vagues. Ceci, plus que dialogue, est un partage entre deux vrais poètes au sujet de ce qui les unit et les interpelle. A jamais. Ceci n’est pas un énième livre de théorie sur la poésie : on a peut-être déjà trop théorisé sur elle - jusqu’à la nausée si ce n’est jusqu’à la terreur parfois. Il convient ainsi que le rappelle Follain « d’être plein d’appréhension et, parlant de poésie, de ne prétendre qu’à des approximations parfois hasardeuses, controuvables, de ne systématiser jamais. »
Ceci, d’abord et surtout, est donc un livre de poésie simplement. C’est aussi un livre d’amitié. Ces deux-là, poésie et amitié, ont beaucoup à voir ensemble quand elles nous apprennent, selon le vœu de Rilke, à voir justement. Car j’ose dire que c’est dans le rapport intime et secret entre les êtres, dans l’amour, dans l’amitié, que se révèlent « les rapports intimes et secrets des choses » (Baudelaire cité par Serge Torri), le « lien secret entre les choses » appréhendé par Reverdy ou par les mystérieuses rencontres d’un Follain là encore pour qui « la poésie naît des rapports ineffables et certains entre les êtres et les choses. »
Serge et Bruno s’interrogent sur la blancheur, celle de l’écume, celle de la neige, celle aussi de la page, blancheur conçue par Serge Torri comme « l’interface inouï entre le réel et l’imaginaire, le visible et l’invisible, l’éclat et l’obscur ». Bruno n’est pas loin qui témoigne d’une « lecture de cet univers de blancheur où se mêlent le visible et l’invisible ». C’est là qu’il faut comprendre très vite que la poésie, pour nos deux amis, n’est en rien un petit supplément d’âme ajouté à notre quotidien, pour l’agrémenter ainsi que le ferait un colifichet (on pense à l’exigence de Nietzsche…). Elle est « beaucoup plus que l’art de faire des poèmes » (Ricoeur). Elle engage de fait tout l’être, elle est « conscience plus vive de notre présence au monde » (Bruno) : elle est proprement l’expérience du monde, la véritable expérience. La poétique, bien plus qu’une pratique d’écriture, est un art de vivre. Nous ne le clamerons jamais assez.
Tout le reste n’est alors que littérature, pâle littérature. Andrée Chedid écrivait que « si la poésie n’a pas bouleversé notre vie c’est qu’elle ne nous est rien ». Loin d’un constat affligeant et terrifiant, il s’agit là d’un vœu - d’une exigence sans appel - partagé par nos deux poètes. «… Avant d’être écrite, la poésie est vécue, pour moi, comme première instance mentale », affirme ainsi Serge. J’aime la force de cet engagement-là.
Et cette exigence infuse dans chaque acte, chaque regard, comme une force souveraine : une présence reconquise, « chamanique ». Il y a ainsi une poétique du paysage (« poétique des contours », pourrait dire Bruno) commune à nos deux poètes. « Cette expérience consiste à écouter respirer le paysage, à tenter de le percevoir dans sa nudité d’avant la vitre », nous dit Bruno, tandis que Serge affirme : « Autrement dit, il n’y a qu’une façon – et c’est toute notre chance – d’entrer dans le paysage : c’est de le vivre de l’intérieur. » Là encore les deux poètes sont dans une merveilleuse résonnance. Dans un seul poème.
On peut certes, comme l’ami Paul Sanda devant le premier tome de De neige et d’écume, être « étonné de pouvoir lire des poètes qui, comme un si rare miracle, vont écrire sur la poésie elle-même » (préface). Même si la chose est parfois trop commune en dépit du paradoxe bien réel relevé à juste titre par le préfacier ; les deux derniers siècles en témoignent. Ce qui m’étonne bien plus ici, c’est cette résonnance justement entre Serge et Bruno, cette lucide complicité entre la neige et l’écume. Entre le yogi et le marcheur des grèves. C’est peut-être qu’au fond ils n’écrivent pas « sur la poésie » mais qu’ils sont comme écrits par elle de même que le paysage doit voir autant qu’il est vu. Je reviens à mon affirmation initiale : il s’agit bien d’un livre de poésie et non « sur la » poésie. Un livre d’expérience et non un livre de réflexion. Osons un autre vocable : un livre de « méditation » dans toute l’épaisseur du mot, tel qu’il résonne dans l’expérience quotidienne d’un Serge Torri et se rencontre dans un titre de Bruno : Méditation atlantique.
Et cela déplace considérablement les choses. Il me plaît que, dans ce que j’oserais presque appeler une mystique, on ne retrouve pas l’accent des certitudes mais celui d’une autre pensée pressentie par Kostas Axelos cité par Bruno dans le premier tome : « Elle joindrait la vérité errante de la métaphysique à celle de l’antimétaphysique, comprenant la vérité comme une errance. » Serge le note superbement : « ce qui est devant soi, à l’instant où on le voit disparaît au moment même où on le fixe. » Le terme employé, « fixer », est à interroger bien sûr. « Fixer » n’est pas seulement regarder avec attention mais c’est achever, inscrire définitivement en un lieu, voire en une certitude. Nulle connaissance donc à terme si ce n’est celle, errante, sans cesse à réinventer, de l’être en devenir. Si ce n’est celle de cette humilité essentielle et inaccessible qui nous accorderait à la terre nourricière. Si ce n’est, et quand bien même « nous n’habitons pas » (Serge), celle de cette harmonie entraperçue au travers de la seule « vérité » poétique qui vaille : l’émotion qui nous porte, qui nous met en chemin de poème. Indéfiniment.
Merci.
Guy Allix, préface de De neige et d'écume, Bruno Geneste et Serge Torri,
Editions Rafaël de Surtis, 2011