Errance dans l'origine
Cet article est publié dans un recueil collectif (avec des textes de Tahar Bekri, Bellinda Canonne, Michel Onfray, Jean Métellus, Sophie Lucet etc.) à l'occasion du salon du livre de Caen ("Passages de témoins")
Table ronde organisée par l'Université populaire de Caen et animée par Gérard Poulouin le 15 mai 2011 à 17 h.
http://www.passagesdetemoins.caen.fr/2011/prog/15mai/index.asp
Errance dans l’origine
Ma patrie est où je la plante :
Terre ou mer, elle est sous la plante
De mes pieds - quand je suis debout.
Tristan Corbière
Suis-je bien né quelque part ? A cette question incongrue, j’oserai ajouter celle-ci : quand donc suis-je né ? Certes l’état civil apporte les réponses imparables : je suis venu au monde le 4 juin 1953 (lors du précédent siècle, que dis-je ? du précédent millénaire !) à Douai, dans le Nord de la France. Mais longtemps ma mère s’est plu, avec une rhétorique consommée, à brouiller les cartes : puisqu’elle n’aimait pas le Nord, je devais être né ailleurs, très loin (en ce temps de mobylette en place d’automobile, les km étaient plus longs…) dans sa région d’origine où je fus conçu. A peine si je devais suggérer que j’étais bien là. Il faut dire que Maman n’aimait pas les garçons et qu’elle a longtemps insisté pour que je sois une fille ratée… je suis donc d’une espèce assez rare. Mais c’est qu’en ces temps-là tout enfant de sexe mâle semblait voué à une guerre prochaine. Ce que lui avait affirmé quelques mois après ma naissance la sage-femme qui l’avait accouchée : « Ça fera de la belle chair à canon dans vingt ans ! ». Alors si je dois revendiquer un premier lieu c’est d’abord cette Europe nouvelle qui m’a permis d’éviter d’être victime d’un de ces massacres routiniers fomentés par des gens nés quelque part contre des gens d’ailleurs. Et, utopie majeure, j’ose même rêver, renversant toute frontière, ce monde nouveau où chaque enfant pourrait enfin vraiment « venir » sans plus de crainte. Oui, « citoyen du monde » n’est pas pour me déplaire.
La question sur l’origine est loin assurément d’être simple. Au moins pour moi. Longtemps je fus exilé en ce pays que je ne voulais - ou ne pouvais – reconnaître. Je n’y fus d’ailleurs, à rebours et civilement parlant, reconnu par aucun père. Je n’étais pas de cet ici où j’avais pu, par hasard, pousser un premier cri qui, de mon point de vue, n’en était pas un comme on le verra plus tard. Cela a duré une bonne vingtaine d’années jusqu’à ce que je rencontre ce que j’appellerai la matrie. Pourquoi parle-t-on de « langue maternelle » et jamais de « terre des mères » ? Ceci touche au plus près mon propos. Jusqu’à ce que cette matrie, donc, devienne à son tour… le lieu d’un mien nouvel exil.
C’est alors que le « quelque part » a remonté doucement en moi, comme le charbon venu de profondes galeries, jusqu’à devenir un jour, bien plus tard, poème : « Le Nord ». Jusqu’à devenir révolte aussi. Bientôt mon enfance qui n’y avait pas été heureuse, loin s’en faut, devint bienheureuse, presque mythique. Age d’or infernal en quelque sorte. Parfois l’oxymore, quoiqu’on en dise, est légitime.
Difficile cependant de caractériser avec justesse les lieux d’enfance sans retomber dans les clichés : pays de pavés et de terrils, pays des corons… C’est que ces mots qui pourraient le dire, tant repris par ailleurs et… par les gens d’ailleurs, ont perdu leur poids de vie, se sont anémiés comme les mots de l’amour usés par la chansonnette. Pourtant c’était bien ce pays-là : la terre de Germinal où, chaque année, je voyais défiler aussi ces « forçats de la route » (expression d’Albert Londres) qu’on lançait avec un certain sadisme dans « l’enfer du Nord ». Le commentaire sportif n’use rien tant que l’hyperbole. Et je rêvais ces monstres de boue ou de poussière…
La maison d’enfance était sise à 5 km de Marchiennes, autant dire à Montsou, entre Scarpe et crassier. La rivière, appelée improprement « le canal » du fait peut-être de ses eaux alors boueuses et nauséabondes, ne bougeait pas de son lit, le terril-plateau en revanche avançait chaque jour un peu plus jusqu’à venir frapper à la porte ou à tout le moins s’infiltrer dessous grâce à d’éclaireuses poussières. C’était le plus vaste terril d’Europe que celui de Rieulay, village tout proche de Montsou. Bien des années après, après mon départ et après le charbon, les gens de la commune ont eu l’idée de génie d’aménager, sur ce crassier devenu forestier, une plage qui fait le bonheur des grands et des petits. J’ose dire, très immodestement, que je les ai sans aucun doute inspirés. Quelques vingt-cinq ans plus tôt en effet, moi qui n’avais jamais vu les vagues, juché sur un vélo qui n’était qu’une bicyclette de dame, j’avais entrepris d’aller jusqu’à une de ces plages de la mer du Nord, ce en suivant le chemin de halage. Une petite erreur de parcours (cette course-là n’était pas fléchée) me fit parvenir jusqu’à un poste de police à Tournai, soit à 70 km de chez moi. Le petit bonhomme de 13 ans avait des jambes assurément et du cœur ! Plus tard je serais Jacques Anquetil ou rien… même si maintenant la scoumoune rappelait plutôt Poupou.
Le Nord reste, pour moi qui l’ai si tôt quitté, plus un rêve qu’une naissance. Ce rêve de vivre que j’ai finalement si peu réalisé. Cette promesse sans cesse remise. Mais il est un autre pays où j’ai vu le jour. Comme au bout de mon périple vélocipédique, je vis enfin la mer à Saint-Malo en septembre 1968. Par la suite, je découvrais peu à peu aussi un territoire de roches et de vents, un territoire d’espoir et de chants. De poésie. La Bretagne reste la terre d’élection, celle que j’ai tant regrettée pendant tant d’années, celle surtout où j’ai choisi de mourir… si Dieu me prête vie assez longtemps pour atteindre cette juste retraite. On est, je crois, d’abord de ce « quelque part » où l’on choisit de mourir.
C’est à Roazhon que j’allais pousser mes premiers véritables vagissements ou plutôt les porter jusqu’aux draps ensanglantés de mes petits livres. Aussi j’ose dire souvent que je suis venu au monde à Rennes. Qui est tout un monde en effet. Tant pis pour ceux qui n’y comprennent rien (je t’entends lecteur) et au diable l’état civil trop borné ! Oui, je suis né à Rennes le 11 octobre 1971 soit trois ans après la plage où je fus conçu par la mer et le sable. J’ai échoué, haletant et trempé, sur les pages d’un petit carnet où j’ai commis un premier poème qui n’en était pas un mais aurait tant voulu. Ne me demandez pas de preuves, la poésie se passe de preuves comme le disait Char. Je suis venu « quelque part » quand j’ai enfanté de mon premier fils. Il était si laid et si froissé le bougre… que j’ai fini par le mettre à la poubelle. D’autres ont suivi que je n’ai pas jetés mais l’histoire, cette grande oublieuse (l’oubli est la rançon de la vraie mémoire), s’en chargera sûrement.
Je suis venu là parce que j’y ai accédé à ma langue, à mon langage, à la poésie. Voilà l’important pour le toujours petit Galibot[1]. Le reste ce sont les querelles de clochers de ces « imbéciles heureux qui sont nés quelque part » (Brassens) et je n’y participerai pas, fussent-ils finalement mes amis Bretons ou Ch’tis. Etre né quelque part ? La question alors n’est peut-être pas tant de connaître le lieu d’extraction que de savoir quelle est la langue dans laquelle on a d’abord baigné. Pour ce qui me concerne cette langue d’origine c’est le prodigieux Français, dont au contraire d’un pays, je n’aurai jamais fait le tour quand il me joue encore maintenant tant de tours justement. C’est là tout son charme. Je ne suis pas tant d’un pays que d’une langue. Et que de ce langage poétique qui lui aussi me met, chaque jour, au monde quand j’invente, fût-ce bien laborieusement, un autre poème.
Et je ne suis pas tant d’un lieu que de l’essentielle errance qui seule nous enracine en nous-mêmes.
Guy Allix