Canalblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Guy Allix, poète
Guy Allix, poète
Pages

Interview L.S. Senghor

 

LEOPOLD SEDAR SENGHOR :

« C'est le pouvoir qui doit permettre la création »

 

 

 

Rares sont les poètes qui, un jour, ont eu charge d'État. Nos sociétés opposent souvent le poète, qui n'aurait pas le sens des réalités, et l'homme politique, qui agit sur le monde. Pourtant un poète a réussi à remettre en cause cette dualité : pour preuve, l'efficacité politique d'un ami de la Nor­mandie, Léopold Sédar Senghor, ancien président de la République du Sénégal, qui vit aujourd'hui dans sa propriété de la région caennaise.

Pour se lancer dans un voyage au cœur de la poésie Guy Allix commence par s'entretenir avec le poète noir qui chante la négritude et l'espoir d'une réconciliation universelle des races.

L'accueil est chaleureux et à travers la voix de Senghor répondent tout à tour le philosophe, le poète, le politique.

 

 

- Je pense qu'on peut concilier l'exercice du pouvoir et la poésie. Il y a eu, avant moi, des exemples : ainsi Mao, qui était un grand poète. Tout d'abord, c'est par hasard que je suis « tombé en politique ». Je m'étais donné comme but de mener mon pays à l'indépendance et je devais démissionner après un quinquennat ; si je ne l'ai pas fait, c'est parce que mon Président du Conseil avait essayé de faire un coup d'État en 1962. Mais loin de me gêner, cette dualité entre les fonctions de président de la République et de poète m'a aidé en me permettant d'alterner mes activités.

- Mais alors, le poète ne se compromet-il pas dans l'exercice du pouvoir ?

- Il ne faut pas confondre poésie et pouvoir. La poésie n'est pas au service du pouvoir, elle crée des paroles qui sont elles-mêmes créatrices et c'est le pouvoir qui doit permettre la création de la poésie.

- René Dumont écrivait il y a une vingtaine d'années : « L'Afrique noire est mal partie. » Quel est aujourd'hui votre sentiment ?

- Je pense que l'Afrique noire n'est pas plus mal partie que les autres continents. Il y a moins de coups d'État qu'en Amérique Latine. D'autre part nous avons réussi à créer une Organisation de l'Unité Africaine qui rassemblait tous les États. Certes, l'OUA est en panne, mais celle-ci est provisoire. Par ailleurs deux régions ont déjà constitué une communauté économique : l'Afrique centrale et l'Afrique de l'Ouest, qui compte à elle seule 150 millions d'habitants, représentant seize États. Nous devons, dans les années quatre­vingt-dix, constituer la communauté économique de tout le continent africain. Donc, nous ne sommes pas trop mal partis.

Peut-on imaginer qu'un jour,au lieu de vendre des armes, les nations songeront surtout à exporter leurs connaissances et leur culture ?

- Précisément, la vente des armes est liée au dialogue des cultures. Nous ne faisons que commencer le dialogue des cultures. L'essentiel reste que l'Unesco en ait fait son dessein majeur. Lorsque nous aurons commencé à bâtir la civilisation de l'Universel promise par Teilhard de Chardin, les grandes puissances vendront de moins en moins d'armes.

- Mais la vente des armes n'est-­elle pas liée à l'étouffement des cultures ?

- La vente des armes est liée à l'étouffement des cultures du fait de l'absence d'un véritable dialogue des cultures sur un pied d'égalité.

 

La Normandité

- Revenons à la poésie avec Jean Follain, « le poète de Canisy », dont les œuvres ont largement dépassé les frontières...

- J'ai une grande admiration pour Follain, parce qu'il y a, dans sa poésie, une sorte d'épuration... La poésie de Follain, pour moi, ressemble à ces après-­midis de septembre comme j'en vois souvent ici, en Normandie : la lumière est transparente. Il y a, dans sa poésie, une sensibilité, une élégance qui est au bord de la préciosité. C'est grâce à des poètes comme Follain que j'ai pu arriver à la définition de ce que j'appelle « la normandité »  un « lyrisme lucide », Très souvent, je reste des heures à regarder, en septembre, la lumière normande, où il n'y a rien qui sépare le sujet de l'objet : je regarde le gazon vert, les sapins, les sycomores, et rien ne me sépare d'eux. Pour moi, c'est cela, la Normandie : un lyrisme lucide.

- Eugène Guillevic soutient une comparaison entre Saint-John Perse dont les versets et le cérémonial langagier vous sont très proches, et Jean Follain, à l'avantage de ce dernier. Qu'en pensez-vous ?

- J'ai lu Saint-John Perse à mon retour de captivité, alors que j'avais déjà écrit la plupart des poèmes de mes deux premiers recueils, et, à cette lecture,, j'ai eu un sentiment de déjà-vu. Il y a même eu des gens pour dire que je l'avais imité ! C'est qu'il y a, dans sa poésie, les vertus de la négritude : l'image analogique, la mélodie, le rythme. C'est tellement vrai qu'un Antillais, agrégé de philosophie, a écrit un livre sur Saint­-John Perse en montrant que le style de ce dernier est un style antillais ! Pour moi, Négro-Africain, Follain est trop dépouillé, trop normand, trop nordique ; moi, j'ai une attitude négro-africaine, une attitude du Sud : je privilégie la raison intuitive. Pourtant je me sens très près des Celtes, de leur sensibilité, de leur lyrisme. Les Nordiques me présentent un autre aspect de l'homme. Je les aime aussi parce que je les ressens comme des compléments. D'ailleurs, je le vois avec ma femme, dans la mesure où elle ne me ressemble pas : elle m'apporte quelque chose, je la sens comme un complément de moi-même.

- C'est-à-dire que vous avez besoin de la différence... Avec Césaire et Damas vous êtes à l'origine du mouvement de la « négritude », vous vous êtes fait l'apôtre de la « différence » nègre.

Pourtant tout chez vous participe de l'ouverture, du « métissage » : vous êtes Léopold le chrétien, Sédar le Sérère ; d'un côte l'émotion, « domaine royal du nègre », de l'autre le rationalisme de la vieille Europe...

- Après mes études à la Sorbonne, j'ai suivi les cours de l'Institut d'Ethnologie de Paris. Paul Rivet, mon professeur d'anthropologie, commençait déjà à prêcher le métissage. Il disait que les plus grandes civilisations, qui sont métissées, se sont développées aux latitudes de la Méditerranée, tout autour de la Terre. Plus tard, avec la découverte des groupes sanguins, je me suis rendu compte que je n'avais pas seulement un nom portugais, mais aussi une goutte de sang portugais, et j'ai commencé par en avoir honte. Puis je me suis souvenu des leçons de Paul Rivet : j'ai fait une relecture des plus grands écrivains de toutes les civilisations et je me suis aperçu que non seulement les plus grands peuples, mais aussi les grands hommes, sont des métis culturels, et j'ai accepté moi-même mon métissage, biologique et culturel.

 

 

L'avenir est au métissage des cultures

- Parlez-nous de votre enfance auprès de votre père, dans un village, puis de votre formation. Vous avez reçu, en fait, une double éducation ?

- Je n'ai commencé à lire, écrire et parler le français qu'à l'âge de huit ans. Avant, j'avais vécu chez mon père, un gros propriétaire terrien. Je me rappelle les veillées sur la place du village. Parfois, c'était du théâtre en partie récité, psalmodié, mi-chanté, mi-dansé... C'était du véritable théâtre négro­-africain, un spectacle total... Je me rappelle aussi les poèmes chantés que les jeunes filles composaient pour les séances de lutte ; elles chantaient leur « Noir élancé », leur fiancé. C'était un chant polyphonique avec accompagnement à la tierce et à la quinte. Et je revenais en vacances à Joal, mon village natal. J'ai donc mené de front cette éducation négro-africaine avec l'éducation européenne, et je me sens actuellement parfaitement métis, équilibré par cette double culture.

- Mais dans vos poèmes, qui est celui qui écrit ?

- En général la première version vient d'un seul jet. Après, je corrige, mais uniquement, d'abord, en tenant compte des images analogiques, du rythme, de la mélodie. C'est seulement à la troisième version que je me demande ce que j'ai voulu dire ! C'est, là, une méthode négro-africaine, ce n'est pas une méthode très européenne ! Par exemple dans mon dernier recueil ; « Les Elégies Majeures », la dernière élégie est dédiée à la Reine de Saba. A la troisième lecture, je me suis demandé : « Qu'est-ce que signifie ce personnage ?» D'abord, c'est la reine qui aimait Salomon, et puis c'est aussi l'Afrique, et c'est encore la femme noire, l'amour, la poésie... Mais, dans mes poèmes, j'essaie de respecter le génie de la langue française.

- En effet, une universitaire française a réalisé une thèse de doctorat sur le rythme de votre poésie.

- Oui, j'écris en général des vers blancs avec un nombre pair de syllabes, mais il y a des contretemps et des syncopes, il y a des vers blancs impairs. Voilà ce que je considère comme une culture de métissage, comme une poésie de métissage.

- Que pensez-vous de la récente polémique déclenchée au Mundiacult de Mexico par le discours de Jack Lang, le ministre français de la Culture ?

- J'ai écrit à mon ami jean Daniel, le directeur du « Nouvel Observateur ». J'ai fait remarquer, justement, que la thèse du métissage culturel, celle qu'a défendue Jack Lang, est dans la tradition française. Dans les années soixante, d'ailleurs, la commission Jeanneney rappelait que la civilisation française est faite d'apports complémentaires : elle est, déjà, une civilisation du métissage.

- Mais le métissage ne risque-t-il pas d'aboutir à une certaine uniformatisation des cultures, en gommant les différences ?

- Précisément, c'est la raison pour laquelle je conseille toujours de s'enraciner dans son identité culturelle pour s'ouvrir aux apports fécondants des autres civilisations. Ce qui caractérise la culture nègre, c'est la sensibilité, la raison intuitive, tandis que ce qui caractérise la civilisation indo-européenne, c'est la raison discursive et la volonté. J'ai dit : « L'émotion est nègre comme la raison est hellène », ce qui ne veut pas dire que les Nègres ne sont pas intelligents et les Grecs pas sensibles !

Les premiers Homo Sapiens ont surgi en Afrique noire et en Afrique orientale parce que les conditions étaient favorables ; les Indo-Européens, eux, ont vécu dans les plaines eurasiatiques et devaient supporter, la moitié de l'année, l'obscurité et le froid. Ils ont ainsi appris à maîtriser leur émotion, à développer leur esprit de discussion pour surmonter les obstacles. Ils ont été amenés à privilégier la volonté, tandis que nous, dans l'hémisphère sud, avons privilégié la sensibilité et la raison intuitive, la création d'œuvres d'art, d'œuvres de sensibilité. Pendant ce temps les Indo-­Européens privilégiaient la création industrielle, car ils avaient besoin d'instruments efficaces pour triompher de leurs adversaires, qu'ils fussent des animaux, mais surtout des éléments hostiles de la Nature.

 

 

L'âme et l'esprit,l'« intuition » et l'« intellect »

- Mais quand vous faites dire à un compagnon de captivité, au sujet des Européens, « Ils ont plus d'esprit que nous, mais nous avons plus d'âme qu'eux », ne risquez­-vous pas de vous placer sur le terrain du Blanc en le confortant dans la certitude de sa « supériorité intellectuelle » ? Est-ce qu'il n'y a pas danger, justement, à défendre cette thèse ?

- Mais non, parce que, précisément, on oublie trop souvent l'histoire. Je ne privilégie pas tel aspect, simplement, je distingue les apports de l'Afrique en général, et des Noirs en particulier, des Européens en général et des Grecs en particulier. Je ne privilégie pas la raison discursive, je pense même que ce n'est pas ce qu'il y a de plus important. Du moins Aristote, le plus grand des philosophes grecs, privilégiait-il la raison intuitive.

- Oui, mais je me mets à la place du Blanc qui s'entend dire une fois de plus qu'il est plus intelligent que le Noir... N'y a-t-il pas là un danger?

- Il est plus intelligent ? Non. Il faut se replacer dans le contexte. Nous étions prisonniers, et, à côté de nous, passaient nos gardiens allemands, fiers, méprisants : ils avaient vaincu grâce à leur supériorité technique. Mon camarade de captivité comprenait cette supériorité, mais, pour lui, elle n'était pas la plus grande des supériorités ; il employait le mot « âme », mais au sens des grecs, au sens du « thumos », qui signifie « intuition », et qui, partant, est supérieur à la « dianoïa », à l'intellect.

- Revenons à la poésie : certains la disent morte aujourd'hui. Mais vous, qui avez écrit dans la postface d'« Ethiopiques » : « La poésie est l'espoir du monde », qu'en pensez­-vous ?

- Je ne pense pas que la poésie soit morte ! Et tout d'abord qu'est-ce que la poésie ? A un certain moment, en Europe, la poésie, ça a été, d'abord, chez les Grecs et les Latins, l'alternance des syllabes longues et brèves. Dans une communication à la Société de Linguistique, j'ai fait cette suggestion : l'important, ce n'était peut-être pas l'alternance des brèves et des longues, mais l'alternance des syllabes accentuées et non accentuées. Je me rappelle mon professeur blanc qui nous disait : « Ne faites pas les Nègres ! » parce que nous scandions les vers latins à la nègre. Pour les Sérères, c'est le même mot qui désigne « chant » et « poésie ». Vous voyez, la poésie, c'est quelque chose de très complexe, et je pense, de ce point de vue, que la poésie n'est pas morte. Le chant n'est pas mort. Même le chant polyphonique est en train de revenir par l'Amérique, à travers les negro-spirituals et le blues.

Même sous sa forme européenne, la poésie n'est pas morte. Je suis un défenseur de la francophonie, mais je considère la langue anglaise comme très importante dans le domaine de la poésie. Les plus grands poètes de langue anglaise sont d'origine saxonne, mais surtout celtique : Dylan Thomas, Hopkins, W.-B. Yeats... Malgré cela, je pense qu'actuellement, c'est la poésie de langue espagnole, la poésie latino­-américaine qui est la plus grande. Je songe à Octavio Paz, que j'ai rencontré récemment à Mexico.

Donc la poésie n'est pas morte, mais quels sont les éléments qui font la poésie ? Ce sont, essentiellement, aujourd'hui, les images analogiques, que le surréalisme a remis en honneur, la mélodie et le rythme. Le rythme composé de parallélismes asymétriques, de contretemps et de syncopes. Dans cette renaissance poétique, l'Afrique aura joué un grand rôle.

- Le monde occidental est nourri de la culture noire, mais où en est votre rêve d'une civilisation mondiale et plurielle face à la division de plus en plus profonde du monde en deux blocs ?

- Le Mundiacult, justement, la « Conférence mondiale de l'Unesco sur les politiques culturelles », avait pour but de favoriser le dialogue des cultures. J'y ai participé comme président de l'« Association Asturias », qui regroupe des Latino-américains, des Caraïbains et des Africains.

- Oui, deux races, deux cultures, peuvent dialoguer, mais est-ce que deux idéologies peuvent le faire ?

- Non. Deux idéologies ne peuvent pas dialoguer parce que, par définition, une idéologie exclut toutes les autres. Deux cultures peuvent dialoguer, deux peuples peuvent dialoguer, pas deux idéologies.

- Il n'y a guère d'espoir en ce monde à ce niveau-là...

- Le problème n'est pas si simple. En principe, deux idéologies ne peuvent pas dialoguer, mais, dans les faits, il y en a une qui repose sur la démocratie et, partant, sur le dialogue. Moi, je suis socialiste démocrate depuis cinquante-deux ans. Le socialisme démocratique est pour le dialogue des cultures.

- Oui, mais le socialisme démocratique est assez peu représenté... en fait par l'expression « deux blocs » j'entends les États-­Unis et l'Union Soviétique...

- Là, vous avez raison, ce sont deux idéologies qui excluent le dialogue. Et c'est la raison pour laquelle la délégation américaine à Mexico a été furieuse et s'est mise à insulter Jack Lang, qui combattait l'impérialisme culturel, et surtout l'impérialisme politique, économique et militaire, le triple impérialisme mis au service d'une idéologie. Seulement, je pense que l'impérialisme soviétique est encore moins ouvert au dialogue que celui des États-Unis.

Je dis très souvent que, comme Noir, s'il me fallait choisir entre vivre aux États-Unis et vivre en Union Soviétique je préférerais les États-Unis, parce que, là, je peux me battre, je peux voter, et parce que l'adversaire blanc qui me combat est nourri de ma culture. Je me rappelle - c'était dans les années trente - une soirée culturelle à la Cité universitaire. Chaque nation venait contribuer à la manifestation par des poèmes et des chants... La délégation américaine est venue avec des negro­-spirituals et des blues !...

Interview réalisée par Guy ALLIX, Normandie-Magazine, septembre 1982

 

 

Sur Senghor, on pourra lire aussi, dans la même rubrique, la conférence que j'ai prononcée en sa présence au colloque de Cerisy la salle en 1985.

 
Tous droits réservés
Guy Allix, poète
Archives
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 72 779