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Guy Allix, poète
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Le Petit moulin à poivre

Le petit moulin à poivre

« Etre adulte c'est avoir pardonné à ses parents. »

(S. Freud)

« Il nous fallut bien du talent

Pour être vieux sans être adultes »

(Jacques Brel)

 

Les lecteurs du galibot l’ont bien compris : c’était pas tous les jours la fête. D’autant que le vieux schnock n’aimait pas vraiment les fêtes. Ou plutôt, en grand amateur de mauvais westerns, il les confondait avec le bal de saloon où ça se termine toujours en bagarre généralisée. J’ai des souvenirs de sapins de Noël jetés dehors avec une guirlande à jamais déroulée et d’œufs de Pâques transformés en omelette.

 Pourtant, quelques grands jours à jamais marqués d’un petit caillou blanc ont échappé à l’horreur de la règle et je me rappelle une fête des mères où Maman n’a pas eu à garer ses abattis ou à s’entraîner à la course à pied avec sa couvée de jeunes athlètes. Bien sûr, nos petits moyens ne nous permettaient pas de lui acheter un bijou ou quelque chose du genre. On restait dans l’utile de la ménagère, comme c’était souvent le cas dans les familles modestes.

Je devais avoir alors trois ou quatre ans tout au plus et je ne m’étais pas encore entraîné à être Johnny Weismuller. C’était dans la salle à manger de la maison du pontier. Je me souviens encore de Maman en train de découvrir son cadeau… Il était joli ce moulin à café miniature comme est joli tout ce qui est petit… J’essaie toujours de m’en convaincre du haut de mon mètre 63. On aurait pu s’y tromper, croire que sa vue soudain baissait, si ce n’est que les vrais moulins à café commençaient à montrer leur patine et à être remplacés depuis longtemps[1], alors que cet objet était, lui, rutilant. Et Maman était heureuse de ce simple cadeau, elle qui savait si bien se contenter de ces petit riens qui étaient toujours quelque chose pour elle.

Cette fête des mères reste, dans ma mémoire, comme une bulle de bonheur dans la tourmente.

 

Le moulin à poivre a suivi la « famille » dans ses pérégrinations jusqu’à la fin. Même quand nous avons quitté le Nord, il a fini par nous rejoindre alors que nous avions presque tout laissé de cet horrible mobilier que nous possédions. Et je puis dire aujourd’hui qu’il m’a accompagné aussi. Tout petit déjà, j’aimais bien l’utiliser non pas tant pour aider Maman que pour m’amuser et sentir la bonne odeur du poivre jusqu’à l’éternuement.

Quand ma mère nous a quittés en août 1974, elle ne nous a pas laissé un gros héritage, on s’en doute un peu. Tout ou presque, était de bric et de broc : des vieux meubles qui n’avaient même pas l’heur d’être antiques, une vaisselle complètement dépareillée… Le partage fut vite fait entre mes sœurs et moi. L’avantage de ces « héritages » de pauvres gens c’est qu’il n’y a pas de risque. Il n’y a pas de ces conflits sordides dont certaines familles ne se remettent jamais. Chacun emmena simplement un ou deux objets auxquels Maman tenait particulièrement, voire quelque chose qui pourrait rester utile. Un videur de greniers vint pour le reste. Tout se fit à l’amiable et nous avons évité tout frais de notaire. Pour moi, j’emportais un peu de cette vaisselle dépareillée qui me serait malgré tout d’une grande utilité pendant quelque temps, un convecteur électrique soufflant que nous avions acheté à notre arrivée à Rennes, quelques photos et lettres et… le petit moulin à poivre.

 Avec tout cela, je n’étais pas bien encombré et je me rappelle avoir déménagé en mobylette pour venir quelques mois plus tard habiter une petite chambre meublée dans une ferme près de Saint-Jacques de la Lande : « La Martinière », un nom qui me rappelait celle dont je fus si longtemps amoureux en vain. Ce fut peut-être le nom qui me décida. La chambre était modeste certes mais propre. La fermière, Madame Gervais, était d’une gentillesse rare, me préparant même de la soupe lorsque j’étais malade. Les « cabinets » étaient dehors dans la basse-cour et j’avais un « jules » pour la nuit. Mais tout cela suffisait amplement à mon bonheur agrémenté par mes amours d’antan, mes copains de toujours… et l’écriture de mes poèmes.

Comme richesse, je n’avais donc que quelques livres, des vêtements minables usés parfois jusqu’à la corde, la vaisselle dépareillée, ma guitare, des photos qui blêmissaient lentement, le petit moulin et ma mob déménageuse et voyageuse… Une 103 Peugeot, qui m’avait déjà emmené de Rennes à Paris chez mon éditeur Jean-Luc, au mois de juin[2], et avec laquelle je m’étais retrouvé sur le périphérique, sauvé du flot des automobiles par deux flics, exceptionnellement conciliants, qui arrêtèrent la circulation et laissèrent partir, après vérification d’identité, le petit breton mal embarqué. J’avais voyagé de nuit pour que le moteur ne chauffe pas… et le midi, je me suis endormi à la table de cet éditeur devenu vite le grand frère que je n’avais pas eu, le grand frère qui m’accompagne toujours en chemin de poésie. Cette même mob voyageuse et déménageuse comme on n’en fait plus qui me porta aussi jusqu’à Treignac en Corrèze (450 kms !) en septembre 1974 pour rejoindre trois copines. J’avais alors évité, sans le savoir, de rencontrer une cousine venue chez ma sœur Raymonde… pour me voir.

Hélas je ne l’ai pas évitée longtemps.

Le petit moulin a donc fait le déménagement en mob, dans une de mes sacoches. Puis un peu plus tard en 4L Renault quand j’ai rencontré celle que je croyais être la femme de ma vie… Celle que je n’avais finalement pas su éviter et avec qui je me suis fourvoyé sans attendre suffisamment de la connaître telle qu’elle était derrière le masque.

Avant ce déménagement fatidique, j’étais heureux d’avoir quand même ce moulin tout imprégné de Maman. Je « faisais » avec la vaisselle en arcopal. Me restaient quand même ma merveilleuse guitare appelée Marie[3], qui jouait si mal quand elle était dans mes bras, et ma monture qui déménageait et voyageait loin… Et aucune dette, c’était déjà une immense richesse.

Assez vite, je l’ai restauré, nettoyé, bichonné, le petit moulin. Et il a passé 27 ans avec ce qu’il est convenu d’appeler « le couple ». Comme le dirait Aldo Naouri, nous ne faisions qu’un mon épouse et moi : elle-même.

J’ai donc attendu des années avec mon petit moulin, comprenant trop tard que je n’aurais jamais de place, que je moulinais seul. J’ai donc attendu que les enfants fussent grands pour prendre enfin mes jambes à mon cou en assez bon marathonien que j’étais encore.

Mais c’était un départ « sous conditions » et j’ai accepté celles-ci, inacceptables, pour mes enfants d’abord et puis, j’ose l’avouer, parce que j’avais une envie furieuse de partir depuis tant d’années, de quitter cette vie qui n’était pas la mienne malgré l’amour sincère que j’éprouvais à l’égard de celle que je n’accompagnais que comme un petit chien et qui me déclarait elle-même m'aimer... mal. lJ’avais prévenu tant de fois. Rien n’y avait jamais fait. Je n’avais rencontré qu’obstination et mépris[4].

Alors, moi qui n’avais pas de dettes lors de notre rencontre, moi qui n’avais guère contribué non plus à en faire, m’habillant au moins cher, n’allant jamais chez le coiffeur etc. j’ai dû emporter les dettes communes qui étaient le résultat des achats inconsidérés d’une épouse qui ne pouvait pas rentrer chez un antiquaire sans y trouver quelque chose de si absolument nécessaire qu’on s’en passait très bien avant. Au point d’acheter des meubles dans lesquels on ne savait même pas quoi mettre. Et de les acheter à mon insu.

Maman, elle au moins, n’avait jamais fait de dettes que pour acheter l’essentiel…

J’ai donc emporté cela : des dettes qui avaient été engagées pour le superflu et… qui n’étaient pas à moi. En revanche, il n’était pas question que j’emporte de la vaisselle ou de l’électroménager et j’ai eu bien du mal à extraire deux seuls petits meubles de la caverne d’Ali Baba[5]. On reprit même de nombreux cadeaux. Je n’avais droit qu’à mes livres (et encore « on » en subtilisa…), les tableaux qui m’avaient été offerts par mes amis peintres (et encore « on » en subtilisa… ainsi cette belle représentation d'un couple par mon amie Cornélia, cadeau qu'elle me fit quand j'allais la voir pour la première fois chez elle, seul, en juin 2001) et surtout mes affaires de travail...

C’est qu’il me faudrait travailler dur, jusqu’à l’épuisement pour tenter de payer les 32 000 € de passif que j’emportais et dont les mensualités ajoutées aux pensions obéraient tout mon salaire de professeur certifié… Je devais donc vaquer à d’autres occupations, faire un marathon professionnel chaque jour pour garder la tête hors de l’eau. Et cela m'était, sur le papier, impossible.  

Voilà ce qui s’appelle un « partage équitable ». Je devais retrouver « Dame misère »[6]… qui m’a collé aux basques comme aucune femme ne l'a fait.

Et c’est là que revient celui qui avait tant mouliné avec moi dans les cols hors catégorie de ma vie. J’ai laissé les quelques assiettes en arcopal mais pas question, bien sûr, pour le moulin ! J’ai donc voulu emporte ce cadeau de fête des mères qui était un des seuls souvenirs que je possédais de Maman, peut-être même le seul souvenir véritablement heureux. Ce fut, là encore, sous condition : il fallait que j’en achète un autre… pour Madame.

C’est comme ça que j’ai dû racheter ton moulin, Maman. Un moulin qui aura été payé deux fois. Une des seules choses que tu avais sauvées des eaux. J’ai bien pensé que c’était odieux, ignoble. Mais on ne change pas du jour au lendemain un type de fonctionnement qui a duré 27 ans. Je partais, certes, mais j’avais encore droit à des humiliations et ce n’était pas fini… Comme me le dit plus tard un juge qui ne savait pas même compter : « La liberté a un prix, Monsieur ! »

Bien sûr, tout cela est idiot, stupide de ma part. Inqualifiable de l’autre !

Mais c’était aussi « mon héritage » et j’étais responsable de celui-ci puisque je n’avais pas su le gérer, c’est-à-dire le dépasser. L’héritage d’une enfance qui, en dépit de ta bonne présence[7], m’avait laissé démuni à jamais, dans la peur panique des conflits, dans cette faiblesse dont l’autre avait su profiter comme elle avait abusé d’un amour qui ne savait pas compter lui non plus.

L’héritage d’une enfance pour laquelle je t’en ai bien voulu, comme nous avons pu sûrement t’en vouloir tous les trois, à différents moments, et c’est simplement humain. Il me fallut me souvenir peu à peu de ce sens du pardon que tu portais en toi, te retrouver et savoir te disculper pleinement à mon tour comme tu l’avais fait tant de fois pour mes sottises d’enfant ou mes bêtises d’adolescent. Il me fallut devenir un peu plus humble, devenir enfin adulte d’un certain point de vue. Et pourtant…

Le galibot dévoyé est toujours collé au sol boueux de son enfance, pris dans des sables mouvants.

J’avais tant cru m’en être « tiré », grâce à cette candeur maternelle avec laquelle tu pouvais nous affirmer, sans rire, que nous réussirions puisque nous étions intelligents… J’avais tant cru m’en être « tiré » de cette enfance dont je ne me remettrai pas.

 … Et dont témoigne ce petit moulin, bien patiné maintenant, qui a su vieillir, mais qui, comme moi, n’a jamais su grandir.


[1] Mais comme nous étions toujours en retard d’un wagon, nous en étions encore au moulin à vapeur.

[2] Pour échapper aux épreuves du bac que je n’avais toujours pas.

[3] Du nom de la jeune femme que j’avais rencontrée le jour même où j’achetais mon instrument de musique. Je dois l’avouer, cette jeune zonarde qui m’accompagna quelques jours jouait beaucoup mieux que ma guitare dans mes bras.

[4] Je publiais alors chez René et Olivier Rougerie. Mes deux derniers livres notamment, Le Déraciné et Solitudes, disaient, autant que mes lettres, le désarroi dans lequel je me trouvais. Quand on lit un recueil publié chez mon éditeur, on redécouvre le bonheur de découper les pages d’un livre. Ceux que j’ai offerts à mon épouse n’ont jamais été découpés. Elle m'affirmait qu'elle les lisait comme ça pour ne pas les abîmer... Tout lecteur des livres Rougerie sait que cela est impossible pour de nombreuses pages.

[5] Je me dois d’ajouter, par souci d’honnêteté, quand bien même celle-ci n’est pas partagée, que m’a été concédé par la mal-épouse un sommier dont nous devions nous débarrasser et un matelas de mousse horriblement taché qui avait dû être trouvé justement aux encombrants.

[6] Glenmor

[7] Oui, car j’ose le dire, quand bien même tu as beaucoup erré, tu fus toujours très présente.

 

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