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Guy Allix, poète
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J'attends le temps

J’attends le temps…


« D’aucuns découvriront alors que la liberté elle-même – objectif majeur de l’homme depuis le début de l’ordre marchand - n’est en fait que l’illusoire manifestation d’un caprice à l’intérieur de la prison du temps. »

Jacques Attali, Pour une brève histoire de l’avenir

 J’attends le temps.

 Depuis tant d’années cette injure à la vie. Cette course infernale et vaine. Pour assurer… « survivre » à mon niveau. Après une séparation où, ayant emmené tout le passif et laissé tout l’actif, je me suis trouvé condamné aux heures supplémentaires et autres travaux forcés… jusqu’à ce que la « justice », dans son indignité et sa précipitation (elle manque de temps, elle aussi, sans doute), estime que ce n’était pas assez et que je devais une « pension de secours » puis une indemnité compensatoire. J’ai donc couru et après le temps et après l’argent. Ca fait trop de deux lièvres à la fois pour un pauvre petit homme.

Donc aujourd’hui, j’attends le temps. Je n’attends plus que le temps.

Bien sûr, je n’ai pas la prétention de me croire seul dans ce cas et de me penser dans la plus grande misère du monde. Si j’évoque, rapidement, mon « cas » (et ma pauvre bêtise), ce n’est que pour mieux en revenir au monde. « Mon temps n’est rien mais le temps des autres » dirait la chanson. D’autres justement survivent à un niveau bien moindre qui pourraient trouver cette plainte indécente et, par ailleurs, le monde de rentabilité et de surconsommation dans lequel nous sommes englués peut pousser tout un chacun à cette course effrénée pour gagner plus, consommer plus. Condamner un peu plus notre pauvre planète afin de posséder simplement cet objet indispensable et dont on se passait si bien avant, cet objet « vu à la télé » ou… chez le voisin (c’est que, comme l’affirmait Jean Rousselet dans L’Allergie au travail, nous vivons aussi dans une « société de comparaison »). Et il ne faut pas avoir à baisser les yeux… il faut garder son « standing » : « T’as vu Jacques a acheté une 4x4… il va falloir faire un nouvel emprunt ! ».

On connaît de plus en plus les dégâts du dogme « croissance ». Je ne suis pas sociologue. Je ne suis pas économiste. Je ne suis pas écologue et peut-être, n’ai-je donc pas de compétence pour évoquer ces sujets. Il y a des spécialistes pour ça, qui parlent chacun enfermé dans sa bulle. Mais je suis à mon niveau, modeste il est vrai, un poète et il me semble que les poètes peuvent parler fort justement du temps. Et de la vie. Que c’est même peut-être leur grand sujet. J’ai parlé de « croissance » tout à l’heure. Il s’agit bien sûr de l’accroissement des richesses… richesses purement matérielles. Mais qu’en est-il du temps ? Du temps libre ? Ou plutôt du temps vraiment libre ? J’oserai le dire de façon abrupte : il décroit à mesure que les richesses augmentent. J’ai tout à fait conscience de l’énormité de ce paradoxe au vu de certaines statistiques sur l’allongement de la vie (incontestable dans nos sociétés, dans d’autres c’est beaucoup moins évident…), au vu de la réduction (jusqu’à ces dernières années du moins…) de la « durée légale du travail ».

On m’affirmera donc, sans crainte d’être contredit, que ce temps n’a cessé d’augmenter, notamment pour les classes laborieuses depuis au moins un siècle tant du point de vue hebdomadaire que du point de vue de la durée de vie. Il n’est que de lire Zola pour s’en convaincre. Bien sûr… Et je conviendrai qu’un certain temps s’est fortement accru dans nos arrogantes sociétés. Mais je suis en droit de m’interroger sur la qualité de ce temps autant que sur sa quantité.

Il reste à savoir en effet comment ce temps qui nous est « offert » est vécu. Et c’est là une autre histoire… L’histoire de comprendre finalement la différence que l’on peut faire entre « vivre » et « consommer ». Une question de poète sans doute là encore... d’un de ces poètes qui ne savent pas compter (on l’a bien vu au début de ce texte… mais les magistrats (1) non plus ne savent pas compter) et qui se trouvent ainsi justement délaissés et démunis dans une société de comptables…

Est-ce bien en effet vivre que s’abrutir dans des heures de transport de plus en plus longues pour aller « au turbin » ? Est-ce bien vivre de consacrer le temps dit « libre » à arpenter les grandes surfaces le samedi entier en quête du « vu à la télé », de ces « biens » inutiles que l’on retrouvera aux « encombrants » dès qu’ils ne seront plus au « look » du jour, de ces victuailles qui déborderont de certaines assiettes… voire de certains ventres ? Est-ce bien vivre que d’attendre dans ces bouchons interminables pour quelques miettes de vacances… à consommer ? Est-ce bien vivre enfin que s’asseoir chaque soir pour le « rituel cathodique » programmé où l’on va partager non plus le corps du Christ mais le sang d’une bêtise de plus en plus énorme et proprement invalidante ? Est-ce bien vivre que passer ainsi des heures et des heures dans un univers virtuel sur sa console ou son micro ? Et je ne parle pas de ces femmes condamnées de plus en plus à paraître au point d’y consacrer l’essentiel de leur énergie (cantonnées dans la salle de bains quand ce n’est plus à la cuisine…), au point d’y sacrifier l’être.

Oui, « le temps de vivre et une fête très rare. » (Christophe Dauphin)

Oui, le temps « donné » nous est invariablement repris. Il y a là un véritable rapt. Rapt du temps. Rapt de la liberté. C’est que tout ce temps n’est pas un temps vécu mais un temps consommé qui nous consume. Un temps où nous ne nous appartenons plus, où nous sommes proprement aliénés. Un temps non pas libre mais un temps fortement contrôlé… et c’est un euphémisme.

Ici encore, et plus que jamais, résonne le mot du poète. Encore plus fort : « La vraie vie est ailleurs. ». Oui. Comment pouvons-nous rester, à ce point, dupes de tout ce simulacre d’existence ? Et courir ainsi que des moutons affolés vers le gouffre ?

Je me souviens encore d’une époque où le verbe "attendre" pouvait se conjuguer encore intransitivement ! « J’attends… simplement. ». Un peu comme Alexandre le bienheureux qui, à la fin du film d’Yves Robert, va « voir simplement ». Nous ne faisions parfois rien de plus qu’attendre et le monde le plus proche se donnait à nous et nous nous offrions à ce « nous-mêmes » aujourd’hui si étranger, si interdit. Dans l’échange, la veillée ou dans une pleine et authentique solitude conçue non comme un mal, mais une épreuve nécessaire et une chance vers l’autre.

Dans une vraie vacance, il nous était donné parfois de vivre, de voir. D’apprendre à voir comme le demandait Rilke. Et ainsi «à mesure où l'on sait mieux voir, un spectacle quelconque enferme des joies inépuisables. Et puis, de partout, on peut voir le ciel étoilé ; voilà un beau précipice. » (Alain, Propos sur le bonheur)

J’attends le temps. J’attends l’attente.

Guy Allix
texte paru dans les "Cahiers du Sens" 2008

 
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