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Guy Allix, poète

Guy Allix, poète
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24 août 2024

Catherine Ribeiro : La rebelle intégrale

Catherine Ribeiro : La rebelle intégrale

 

Catherine est donc morte ce 23 août 2024. Elle a rejoint les grandes voix de la chanson et les amoureux et les amoureuses de la poésie.  Et, pour citer un exemple en poésie chez Catherine, "Racines", mis en musique par Anne Sylvestre, est un véritable poème tout plein de foi en la vie. Et foi aussi en l'amour et la liberté. "Ecrivez... le poème est porteur de vie." m'écrivait-elle en dédicace de Fenêtre ardente.

C'est pour moi une longue histoire déjà depuis la rencontre d'une certaine Marie, tout aussi belle et rebelle que Catherine, à Montmartre le 3 mars 1974, jour où je venais d'acquérir ma première guitare (oui, je me rappelle précisément la date). Marie, une "routarde", proche, par certains aspects, du personnage de Sans Toit ni loi d'Agnès Varda. Elle allait de ville en ville avec un sac à dos bien patiné déjà. Il ne contenait quasiment qu'un vinyle 30 cm dédicacé par Catherine. J'étais rebelle comme elle mais une mauvaise rencontre un peu plus tard a castré cette rebellion pour longtemps. Et j'en ai eu toujours honte comme j'ai eu honte d'avoir quitté mes amis pour un mirage.

Marie, l'amour mythique de ma jeunesse. Nous avions mélangé nos vingt ans dans une histoire d'amour qui ne promettait rien mais qui respectait l'autre et sa liberté. "Nous nous aimions mais nous aimions encore plus la liberté" comme je le lirai plus tard dans un poème d'élève de collège. Marie m'a appris Catherine, qu'elle avait rencontrée avec le groupe Alpes, et nous faisions l'amour... en écoutant sa voix forte et terriblement envoûtante. Catherine a sans doute aussi rejoint ma belle Marie dont la fièvre et l'exigence ne pouvaient s'accommoder d'une vie longue.

Je dis souvent "la grande Catherine" car oui, c'est une très grande et indépendante et inclassable à jamais. Une grande voix chanteuse de l'amour et de la révolte. Auteure de chansons magnifiques mais aussi interprète de reprises magistrales de Piaf, de Ferré, de Ferrat chantant Aragon, de Brel etc. (voir son album "L'amour au Nus") Oh "La mémoire et la mer" chantée par Catherine ! Et puis il y a encore toute cette période musicalement très puissante avec le groupe Alpes. Et ses nombreux engagements libertaires, sa saine intransigeance.

J'ai finalement croisé Catherine plus tard, tout bêtement sur les réseaux dits sociaux avant que je m'éloigne définitivement de ceux-ci et qu'elle ferme ses deux profils aussi. Nous aurons plusieurs échanges par mails et en messagerie, des commandes aussi et quelques échanges téléphoniques dont un de deux bonnes heures qui est inoubliable pour moi. Il y eut sa grande peine pour la mort de sa fille, il y eut son grand désarroi après l'attentat contre Charlie. A cette époque Catherine ne sortait plus même de chez elle et ne répondait aux interviews que par téléphone.

Un jour, suite à l'envoi d'un ensemble de mes poèmes lus par une amie, elle me proposa de lire mes poèmes "avec un magnéto de mode qualité" (voir plus bas dans mes échanges avec Catherine). C'était certes un grand bonheur pour moi mais je n'avais pas alors les moyens d'obtenir ce magnétophone ni ceux de la rétribuer comme il aurait été décent de le faire - quand bien même elle n'abordait pas cet aspect dans son mail - Je me suis vu contraint de refuser cet immense cadeau en lui expliquant les raisons de mon refus et Catherine dut m'en vouloir un peu et se fit un moment plus silencieuse. Il y eut cependant un très émouvant échange après l'attentat odieux contre Charlie-Hebdo, elle me confiait, quelques jours après le 7 janvier 2015, son immense désarroi et sa douleur (voir plus bas). Elle affirmait encore cependant son "désir de VIVRE". Et, en 2019, elle posta sur fesse de bouc ;) un petit éloge du livre de ""son" ami Guy Allix et de Michel Baglin" sur Georges Brassens. Nous eûmes alors un dernier échange chaleureux. Puis il y eut les AVC, ses nouvelles souffrances et je me suis retrouvé bientôt sans adresse mail et sans numéro de téléphone. J'eus aussi des retours de courrier de son adresse postale à Sedan. Comme si elle avait disparu en mer. Plus rien donc. Plus aucun fil entre nous. Seuls restaient sa voix et ses écrits, présents à jamais.

Et je l'entends encore cette voix au téléphone et son rire quand je lui confiais que Marie et moi nous nous aimions en écoutant ses chansons (lors de la grande période du groupe Alpes). C'était, pour cette amoureuse de l'amour et de la sensualité, un merveilleux hommage en fait que je lui rendais avec ce témoignage très intime. 

Merci Catherine pour tout ce que vous avez donné (nous nous sommes toujours vouvoyés...) car vous donniez sans cesse. Votre voix, votre amour, votre juste révolte, vos mots. Embrassez Marie pour moi et dites-lui qu'elle fut une grande part du meilleur de ma belle jeunesse. Et remerciez-la de ce cadeau énorme qu'elle m'avait fait : connaître l'oeuvre de Catherine Ribeiro.

Car je sais que vous vous retrouvez toutes deux, non pas dans ce paradis illusoire des croyants, mais dans ce simple océan d'amour, de vérité et de justice qui réunit ceux qui aiment.    

Guy Allix

 

 

 

 

 

Petite correspondance avec Catherine

 

 

 

 

 

 

 

Racines

 

 

Je ne crois pas en Dieu

L'infiniment puissant

Parce que je crois en l'homme

A son vol en suspens

 

Je crois au grand soleil

Qui réchauffe le terre

A l'hymne de l'éveil

Au ventre de ma mère

A la vie sacrément

De sueur et de sang

aux larmes de l'amour

A l'arbre du secours

 

Je ne crois pas en Dieu

l'infiniment puissant

Parce que je crois en l'homme

A son vol en suspens

 

Et je crois au grand vent

qui souffle nos mémoires

Au sain du temps présent

A l'issue provisoire

Aux germes du printemps

Aux courbes de l'été

Au regard transparent

De l'être tant aimé

 

Je ne crois pas en Dieu

l'infiniment puissant

Parce que je crois en l'homme

A son vol en suspens

 

Et je crois aux mystères

De nos âmes en sursis

Aux fragments de la chair

De nos corps insoumis

Aux chemins de la croix

Qu'il nous faut supporter

En l'absence de la foi

Qu'il nous faut retrouver

 

Je ne crois pas en Dieu

l'infiniment puissant

Parce que je crois en l'homme

A son vol en suspens

 

Catherine Ribeiro, Fenêtre ardente

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6 juillet 2024

Ces étrangers qui ont fait la France

Ces étrangers qui ont fait la France

 

A lire aussi en ces temps de détresse cet autre livre qui ouvre les yeux et démasque ces usurpateurs qui, avec l'aide notamment de médias manipulateurs, vont défaire la France. 

 

 

Inutile de lire en revanche le programme de ces usurpateurs qui ont bien ravalé la façade. Il change tout le temps depuis quelques semaines. Les fausses promesses ne tiennent pas même le temps d'une campagne, inutile en effet de les maintenir puisque les alouettes sont déjà prises.

Une seule constante chez ces usurpateurs : la haine de l'autre.

Et une fois que les masques seront tombés on découvrira, à l'envers de leurs hypocrites déclarations, une autre constante : le mépris du peuple.

Et, bien sûr, la haine de cette France de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.

    

 

28 juin 2024

Ma France !

"Cet air de liberté au-delà des frontières
Aux peuples étrangers qui donnait le vertige
Et dont vous usurpez aujourd'hui le prestige" Jean Ferrat

Je serai bref, donnant simplement la parole à un chanteur-poète, Jean Ferrat, qui chante la vraie France, celle de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Celle de ces trois mots lumineux, même s'ils n'ont pas souvent été respectés : Liberté, Egalité, Fraternité ! Celle de Hugo et de ses Misérables, oui ! Celle d'Eluard et de tant d'autres poètes. Cette France aussi de ceux et celles, venus si nombreux d'un ailleurs, pour enrichir de leur génie ce pays : la France des artistes et philosophes, la France des savants. L'enrichir aussi de leur travail : la France des travailleurs et travailleuses, la France des militants pour les droits humains, la France de la commune. L'enrichir aussi de leur sang versé : la France des Résistants.  La France de Missak et de Mélinée et de leurs compagnons  assassinés par la barbarie nazie ! La France de toutes les couleurs de la liberté !

Cette France que des usurpateurs viennent piétiner aujourd'hui comme les nazis l'ont fait car, oui, ils viennent piétiner les valeurs qui la fondent. Ils disent aimer la France et ils ne font que la haïr. Des usurpateurs qui ont, certes, été bien aidés par des décennies de démission politique, de puantes magouilles et de mépris du peuple de France. 

Et aujourd'hui par un triste sire tout aussi usurpateur, un gamin mégalomane que l'on n'aurait jamais dû laisser jouer, au-dessus d'un baril de poudre, avec des allumettes !

Et n'oublions pas : on a déjà essayé la France de la honte à genoux devant la barbarie. 

NON ! 

NO PASARÁN !

 

Ma France

Jean Ferrat

De plaines en forêts de vallons en collines
Du printemps qui va naître à tes mortes saisons
De ce que j'ai vécu à ce que j'imagine
Je n'en finirai pas d'écrire ta chanson
Ma France
 
 
Au grand soleil d'été qui courbe la Provence
Des genêts de Bretagne aux bruyères d'Ardèche
Quelque chose dans l'air a cette transparence
Et ce goût du bonheur qui rend ma lèvre sèche
Ma France
 
Cet air de liberté au-delà des frontières
Aux peuples étrangers qui donnait le vertige
Et dont vous usurpez aujourd'hui le prestige
Elle répond toujours du nom de Robespierre
Ma France
 
 
Celle du vieil Hugo tonnant de son exil
Des enfants de cinq ans travaillant dans les mines
Celle qui construisit de ses mains vos usines
Celle dont monsieur Thiers a dit qu'on la fusille
Ma France
 
 
Picasso tient le monde au bout de sa palette
Des lèvres d'Éluard s'envolent des colombes
Ils n'en finissent pas tes artistes prophètes
De dire qu'il est temps que le malheur succombe
Ma France
 
 
Leurs voix se multiplient à n'en plus faire qu'une
Celle qui paie toujours vos crimes vos erreurs
En remplissant l'histoire et ses fosses communes
Que je chante à jamais celle des travailleurs
Ma France
 
 
Celle qui ne possède en or que ses nuits blanches
Pour la lutte obstiné de ce temps quotidien
Du journal que l'on vend le matin d'un dimanche
A l'affiche qu'on colle au mur du lendemain
Ma France
 
 
Qu'elle monte des mines descende des collines
Celle qui chante en moi la belle la rebelle
Elle tient l'avenir, serré dans ses mains fines
Celle de trente-six à soixante-huit chandelles
Ma France
 
"Ma France" de Jean Ferrat
 
La lettre de Missak à Mélinée
 
 
6 décembre 2023

Départ de mon ami Janladrou, peintre d'écritures

Janladrou, peintre d'écritures 

 

Je savais que Jean était malade et j'attendais d'aller mieux de mon côté pour aller lui rendre visite.

Mais voilà Jean Ladroue, mon ami et complice depuis 35 ans, ne m'a pas attendu (il détestait attendre !!!) et le peintre est allé rejoindre les feuilles d'automne ce 28 novembre. Coupé un peu du monde depuis mon opération, j'ai appris son départ après.

Il me reste des souvenirs d'expositions, de vernissages, de ses catalogues où j'ai pu joindre ma plume. Il me reste le souvenir en moi de Jean, vivant ! Si chaleureux, fraternel et humble dans le partage de ses oeuvres. Il me reste le souvenir des visites à son atelier de Gavray (la première fois j'étais allé chez lui à vélo depuis Carentan !) Il me reste aussi ces "boulots" (c'est comme ça qu'il en parlait) qu'il m'a généreusement offerts suite à nos collaborations

Je joins ici l'un des textes que j'ai publiés sur son "boulot". Il s'agit d'un extrait du catalogue de son exposition au Mémorial littéraire national de Prague en 1998. On trouvera sur ce blog d'autres articles et d'autres reproductions. Et quelques éléments biographiques.

C'est vraiment un superbe "boulot" ! Allez donc voir.

Merci Jean de ta belle présence au monde ! Et cette foutue camarde n'y change rien.

 

 

Jean, dans son atelier de Gavray

 

L’emprise l’empreinte

  ou

quelques pas avec Janladrou

  “Car tel est mon bon plaisir ici et maintenant”

(lu dans Le champ du signe)

  

Qu’est-ce qui fait que l’œuvre de Janladrou s‘impose de cette façon au regard ? qu’elle puisse à ce point exercer cette emprise ? Quel sens se trouve donc convoqué ? S’interroger ici, revient à s’interroger sur le statut des signes que l’on trouve ainsi confrontés, sur la posture que le peintre adopte face àeux (on pourrait penser que le travail du “critique”, du liseur comme du “voyeur”, consiste “simplement” à tenter de retrouver une posture fondamentale du créateur à son œuvre). Cela revient encore une fois (mais peut-on vraiment échapper à la question ?) à interroger cette texture, ce tissu, cette présence des signes. Cette présence des signes dans l’œuvre certes. Mais aussi, nécessairement, cette présence des signes à l’œuvre, cette irréparable présence des signes au monde.

 L’œuvre de Janladrou peut être prise au fond comme une gigantesque mise en scène. Mise en scène des signes. Mise en signes. Et cette mise en scène qui habille les signes, les plante en un décor étrange (aussi étrange, aussi fondamental que la rencontre fortuite, chère à Lautréamont, du parapluie et de la machine à coudre sur une table de dissection), qui les imprime dans un bain de couleurs, les dénude en même temps et les plonge dans un silence assourdissant. Rien à voir ici avec ces apparitions nombreuses d’écrits dans les Vanités du 17ème siècle par exemple. Si les Vanités laissent apparaître l’écrit c’est dans une profonde redondance avec le tableau (le texte le plus fréquent y est d’ailleurs bien le “Vanitas Vanitatum et omnias vanitas” de L’Ecclesiaste). Dans de rares cas l’écrit est lui-même frappé, contaminé par la vanité (le Livre bien sûr, en bonne place souvent près d’un crucifix ou d’une discipline, échappe à cette sentence). Mais l’écrit est bien là tout entier dans son sens, dans ce qu’il vient signifier, dans un enseignement qui est par ailleurs celui de la Bible. C’est tout autre chose chez Janladrou. On pourrait dire, en jargonnant un peu, que le peintre met le doigt -ou plutôt le pinceau - sur l’espèce de jointure entre le signifiant et le signifié. En confrontant les lettres de différents alphabets, pictogrammes, hiéroglyphes (on a affaire ici à une véritable Babel de l’écriture...), en confrontant les systèmes graphiques les plus divers, en les illuminant, Janladrou accuse, met en relief le signifiant et, dans le même instant, il le place dans cette distance de la trace et de l’empreinte. Dans cette distance du temps de l’empreinte. Dans cette distance dont se nourrit la fascination.

 Ici, le procédé principalement utilisé par le peintre (le monotype) est pour le moins profondément révélateur. Il fonde justement cette distance, ce temps nécessaire pour que le regard enfin transcende cette immédiateté et cette transparence aujourd’hui envahissantes du signe et se mette ainsi véritablement à l’œuvre. A l’heure où les nouveaux outils de diffusion de l’écrit “donnent” en effet, dans une immense gabegie, les signes sans aucun écart, sans aucun soupçon, dans une espèce d’évidence lisse et trompeuse, l’œuvre de Janladrou, elle, retourne au temps de l’empreinte -et ce, depuis ces premières traces de pas exposées en 1977 et qui avaient pu déconcerter, traces qui faisaient office de gravures et qui appelaient auprès d’elles, on peut dire nécessairement, l’apparition des premiers signes graphiques -. Le peintre des mots retrouve ce temps qui sèche les couleurs et qui inscrit sa patine, ce grain, retrouve cette latence, cette béance nécessaire pour que le signe, dépouillé de sa sujétion au seul signifié, mette à jour paradoxalement quelque chose comme ce qui serait le SENS même - mais un sens qui n’arrêterait pas de se déplier en ses méandres, en ses arabesques, un sens jamais arrêté, toujours à l’aventure comme la peinture de Janladrou -. C’est là, je crois, que cette œuvre devient une réelle présence, qu’elle atteint à la présence en ce qu’elle manifeste, avec une violente jubilation, notre présence, notre errance, au monde.

 En effet retourner le signe par le geste du report, pour qu’il s’inscrive dans un jour nouveau c’est l’inverser, le détourner et l’inscrire ainsi dans le noeud d’une énigme fondamentale qui est notre énigme, l’énigme de notre présence au monde. Là où le signe graphique n’est plus simple partage mais ligne de partage entre voir et lire, comme entre le monde et nous, comme entre être et ne pas être. Si le signe ici se singe et y perd son ordre c’est comme pour, effaçant ce qui le constitue comme signe, retourner aux premières traces. Illuminé, enluminé, détourné, contourné, il nous rend sourds aux sirènes de l’immédiat et de l’éphémère, il manifeste comme la forme et la couleur de l’étonnement premier de celui qui se lit/lie pour la première fois au monde. Et il me semble que c’est sur cet instant recommencé que se superposent ces strates, ces touches, ces reports qui sont tout autant de véritables rituels. Car chez Janladrou la dimension sacrée est toujours présente. Mais jamais cette dimension n’apporte une réponse ou un repos, ne désigne un lieu, un centre du monde, si ce n’est cette place qui est justement délimitée par le cadre. Cette dimension est tout entière dans le travail du questionnement. Elle n’apporte ni dogme, ni loi, ne supporte aucune certitude. Elle est sans feu ni dieu.

 J’aime par ailleurs que Janladrou, dans son art si singulier, remette aussi en cause nos classifications artistiques. A quoi avons-nous affaire en effet ici alors que le peintre se met à écrire ? Il y a là comme de la poésie en effet mais il y a aussi, dans ce système de variations, de symétrie, de tonalités et d’échos chromatiques propre à cette composition plastique comme une présence musicale, comme une tessiture particulière -et ceci bien que l’artiste n’ait pas encore utilisé à ce jour l’écriture musicale-. Par ailleurs si Janladrou est poète -mais il récusera peut-être ce terme dans ce qu’il peut connoter, parfois et hélas, de pose, de gravité surfaite et d’affectation - c’est moins pour ces géniales bribes de textes qui émaillent parfois ses tableaux (et que, pour l’empreinte, il emprunte à d’autres, afin de mieux nous les donner à lire...) que pour cette façon dont il sait si bien nous dire, comme en une inscription de Magritte “ceci est un signe” ou plutôt “ceci est du signe”. Et, on le sait, cette posture poétique, en dépit de son apparente gratuité, ne peut nous laisser indemnes. Elle nous met face au monde précaire des hommes qui n’est avant tout que peuple de signes où il suffit d’un pas, d’une lettre de plus ou de moins pour passer de la vérité (Emet) à la mort (Met), ou du mot à la mort. Encore une fois elle interroge au plus profond de l’empreinte.

 L’empreinte, notre empreinte, autant dire peut-être notre reflet et son emprise. Miroir où nous pourrions bien nous abîmer. Le mythe de Narcisse ne nous promet-il pas la mort si nous nous connaissons ? Mais il n’en est rien dans ce miroir des signes et, si, comme Narcisse, nous devrons, nous aussi, aimer et ne jamais posséder vraiment ce que nous aimons -il en est ainsi de l’amour, il en est ainsi des mots qui ne nous dessinent que l’image de l’autre, à jamais inaccessible à notre étreinte-, nous ne retrouvons là, dans ces tableaux, ni la nymphe Echo qui ne ferait que répéter vainement notre vaine parole, ni ce nom trouble d’une fleur fragile qui s’évanouit dans notre souffle, se perd dans sa propre duplication. Nous sommes comme devant cet oiseau-signe qui “vient peupler la petite cour” d’Henri Michaux, cet autre poète et peintre de signes, “fasciné par son apparition! fasciné par sa disparition” (L’oiseau).

 Le signe graphique ainsi montré comme monstre, transfiguré, torturé parfois, démasqué par ses masques de couleurs, le signe inventé même n’apporte pas avec lui, heureusement, connaissance ou vérité. Il n’est que cette ombre portée sur la surface du tableau du questionnement incessant qui nous vient du fond des âges, du questionnement de notre présence depuis les premières strates, les premières traces qui sont autant de déchirures dans le monde. Il vient nous relier à ce premier étonnement à cette scène capitale, où, au hasard d’une trace de pas ou d’un reflet dans l’eau, nous découvrons cet autre nous-même, notre inscription dans le monde. Et cette trace et ce reflet nous les découvrons au point de nous y arrêter et de les approfondir et de les creuser comme des sillons.

 Le signe graphique vient aussi nous porter très en avant de nous-mêmes, dans un futur très lointain (à moins qu’il ne soit très proche déjà) où d’autres hommes pourront s’étonner peut— être devant nos propres signes devenus illisibles, devenus ce seul sens de notre présence “en ce temps-là”, devenus énigmatiques eux-aussi comme ont pu l’être les hiéroglyphes, comme le sont encore le linéaire A crétois, l’écriture Maya, les signes des mégalithes de l’île de Pâques ou peut-être tout simplement ces autres signes que l’on peut trouver aussi comme venant légender l’art pariétal (à Lascaux notamment).

J’aime à penser à la peinture de Janladrou comme à une peinture tout simplement étonnante. Par le tableau qui impose de plus en plus ses limites et ses frontières, accuse le cadre et ses marges comme métaphore de la page et peut-être de nos propres limites, elle vient déborder ce temps qui nous déborde. Elle ne provoque pas tant qu’elle nous convoque. C’est une peinture dans l’intimité de notre étonnement premier et qui a su garder la fraîcheur et l’humilité de cet étonnement.

Une peinture étonnamment au monde et qui nous met au monde.

 

Guy Allix, catalogue de l'exposition Janladrou au Mémorial littéraire national de Prague, 1998

 

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Le juste doute

 

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12 juillet 2023

Michel Baglin. Quatre ans déjà.

Michel Baglin, quatre ans déjà

 

 

Il y a quatre ans, le 8 juillet 2019, Michel disparaissait. Il avait été hospitalisé une dernière fois quelques jours plus tôt juste après avoir découvert notre Je suis... Georges Brassens (Jacques André éditeur) qui venait juste de paraître. C'est lors de notre première rencontre, quelques années plus tôt, au printemps des poètes de Durcet dans l'Orne que nous avions eu cette idée d'écrire un livre sur Brassens ensemble (au départ plutôt un livre sur la morale libertaire du maître). En 2017 à Sète, ce projet rebondira sous une autre forme grâce à Jacques André lors d'une soirée mémorable. Michel était enthousiaste et, en bon journaliste, il était "pressé" (peut-être pressé aussi par un pressentiment...) : dans le mois suivant, alors que le livre était prévu pour l'été 2019, il m'envoyait un brouillon du premier chapitre. 

Il a énormément travaillé sur ce projet et avec une efficacité terrible... Jusqu'à ce que en février 2019, il m'annonce sa maladie et me charge de la rédaction  des derniers passages (le projet était très bien avancé). Par la suite il a lutté avec un grand courage. Lors de notre dernière communication téléphonique, il me disait assez clcairemnt qu'il n'y croyait plus mais il luttait encore, pour la poésie, pour les amis, pour Jackie et leurs enfants. Et il écrivit encore ce merveilleux texte pour Jackie qu'on lira plus loin à la fin de ce message. 

Michel était un vrai poète, d'une générosité exceptionnelle. Un amoureux de la poésie, un amoureux de la justice, un amoureux de l'amitié. C'était une vraie présence loin de ces ego surdimensionnés, professionnnels ou fonctionnaires de la poésie, qui posent, manoeuvrent et tuent la poésie même. 

Il faut le lire et le relire encore. Il faut le donner à lire, partager son oeuvre, la répandre comme une trainée de poudre, comme un immense amour très contagieux. Faire de son oeuvre un souvenir vivant ici-même, maintenant. Michel Baglin, ici, vivant toujours dans les coeurs éveillés.

 

L'encore présence

 à Michel Baglin

 

Ton absence qui nous engloutit

  

Mais pourtant ce franc soleil

Comme un dernier sourire

Sur le cimetière de Seilh

Nous parlait tant de toi

un après-midi de juillet

 

Il était toute ta présence

Quand tu ne semblais que cette poussière

Au fond d'une urne

 

Le ciel nous débordait

Et tes mots collaient à nos bouches closes

Et à nos poings gorgés de larmes

Guy Allix, Précaire, à paraître

 

L'amoureux de l'amitié

 

Comme je regrette de n'avoir pas assez donné à l'amitié ! Pendant de longues années je fus séparé d'amis qui avaient tant compté pour moi. J'aurai toujours honte d'avoir accepté ce diktat. Qui vous sépare de vos amis ne vous aime pas et n'est pas digne d'être aimé.

Par la suite, enfin, j'ai pu retrouver mes anciens amis et en rencontrer de nouveaux dont... Michel, cet amoureux de l'amitié. .

Je me souviens d'un midi, lors du festival de Sète. Ce devait être en 2017 je crois. Michel et moi prenions un café sur la place des livres. Il aimait organiser des repas le soir et il invitait des poètes qu'il connaissait, des poètes qui se connaissaient et des poètes... qui ne se connaissaient pas. Et il pouvait prendre du temps pour cela car l'amitié ne compte pas le temps donné. Il me demanda les numéro de téléphone de ceux ou celles que je connaissais. Je me souviens qu'il a demandé le n° de mes amies Catherine Jarrett, Colette Gibelin, Brigitte Broc. Nous étions une quinzaine le soir. Ce fut une soirée magique et nous avons tous entonné du... Brassens bien sûr. Et bu force vin perlé. Je fis la connaissance de Jacques André, de Marie Rouannet, de Jean Poncet...

Un jeune couple inconnu vint même se joindre à nous. Des amis encore... Le temps d'une soirée.

Soirée magique, La magie opérait toujours avec Michel et sa légendaire générosité. Un peu d'éternité, du temps gagné sur... la mort !

J'écris ce texte alors que je viens de perdre un autre grand ami : Roger Dautais, landartiste, dessinateur, poète.

Voir un ami mourir c'est mourir soi-même : on est alors amputé d'une part essentielle de soi .

Guy Allix, à paraître dans Texture n° 4

 

Notre planète

 

Tant de mêmes paysages peuplent nos regards !

Depuis plus d’un demi-siècle ensemble nous jouons les balanciers sur la crête des jours traversés, craignant pour l’autre, se tenant du bout des yeux, nos pieds sur la corde raide

comme nos cœurs cherchant l’équilibre, s’inventant les gestes simples de la confiance trouvant l’appui à demi-mot.

Sous la poussière retombée des années,

nos vies ont composé une planète familière

une géographie de lieux conquis et de pays inventés où nos deux enfants poussent leur chemin.

Cette terre nous est commune,

elle nous nourrit

tandis que notre mémoire frémit

au murmure des mêmes sources,

et l’on partage l’un et l’autre les sentiers d’alpage qui nous conduisent encore par la pensée

sur l’épaule nue de la montagne,

les ravines et les passages d’éboulis

et l’éblouissement de la mer scintillant à nos pieds. Depuis plus d’un demi-siècle l’amour

nous a mis en route ensemble tant de fois,

tant de fois nous a dessiné derrière l’horizon du quotidien des gares de campagne, des terminus d’utopie,

un môle, un phare, un bout de terre, une île

et les petits enfants de l’avenir.

Des champs de lavande aussi pour baigner nos caresses, des chambres de pénombre pour enrober l’été.

Nos corps se connaissent et s’épellent du bout des doigts. Ils ont toujours crainte de se perdre

et se cherchent la nuit comme nos sourires devinés.

Ils ont toujours crainte de se perdre

pour s’être un peu perdus naguère

en des courants contraires

sans cesser de se connaître pourtant

ni de retrouver leurs formes dans le moule de nos mains. Plus d’un demi-siècle d’amitié ont arrondi nos angles,

le miel de la complicité étale sa douce lumière

sur les blessures et les angoisses de nos âges.

Un printemps toujours soulève nos terres

de ses pousses neuves,

de sa verdeur de promesse.

Et le gros coton gris des ciels de novembre n’y peut rien.

© Michel Baglin, Les mots nous manquent, Rhubarbe, 2019 

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24 juin 2023

Roger Dautais : mon ami mort... Mais toujours vivant au chemin des grands jardins

Non, Roger Dautais n'est pas mort

Il est vivant, il habite le chemin des grands jardins 

 à Marie-Claude Dautais

 "S'il suffisait de lire comme dans une bulle de cristal, alors, ce serait, facile.Mais il faut vite déchanter, prendre la route, sac au dos et marcher, toujours marcher pour oublier ce que l'on a déjà fait, ce que l'on va faire. Il faut attendre que la nature nous prenne et nous ouvre sa voie. C'est une progression incessante, pour de si petites choses".
Roger Dautais 

L'ami, le frèrot, Roger s'en est allé très loin. Il est parti hier, 23 juin 2023, à Midi. C'est son fils Vincent qui m'a informé de son décès. Roger luttait avec courage contre le cancer depuis des mois. S'il ne pouvait plus pratiquer sa passion du landart, il a continué longtemps à travailler malgré la maladie. Au printemps il a fait don de seize clichés à la ligue contre le cancer pour un ouvrage publié à cent exemplaires. Et doit paraître en ce mois de juin Landart, le chemin des grands jardins aux éditions Blacklephant. Aux portes de la mort il a su encore mobiliser son reste d'énergie pour partager sa passion du landart..

Roger Dautais, c'était un être d'une générosité extraordinaire. Un écorché vif aussi et sa bipolarité faisait effet de loupe sur ses blessures. Roger, c'était aussi un révolté, un véritable insoumis. Un passionné. Un vrai poète, même s'il écrivait peu, quand tant de poètes d'aujourd'hui ne sont que des faiseurs, des imposteurs et de pitoyables marchands ! Roger était, lui, un être d'une grande exigence. 

Presque 15 ans d'amitié fraternelle depuis que j'ai découvert son site extraordinaire : Le chemin des grands jardins

LE CHEMIN DES GRANDS JARDINS

Un voyage étonnant au cœur du land Art

http://rogerdautais.blogspot.com

Oui, presque 15 ans d'une amitié parfois orageuse mais toujours entière et vraie. Tout ne pouvait être que vrai avec Roger Dautais jusque dans l'excès. Nos ruptures étaient autant d'aveux d'amitié.

Il y eut aussi de bien belles rencontres, à Caen notamment quand nous y habitions encore. J'ai aussi organisé une superbe exposition de ses oeuvres à l'IUT de Lisieux en 2012. Roger a alors eu un premier infarctus et ne pouvait y venir. L'agent technique qui devait poser les cimaises s'est absenté car son épouse était très malade. Jean-Yves, le chef de département de l'IUT m'a conseillé d'abandonner... Non, je ne pouvais pas abandonner ! Je suis arrivé un matin à l'IUT avec ma petite perceuse Peugeot et quelques forêts et chevilles. Plusieurs étudiants sont venus m'aider... en séchant les cours. L'un d'eux m'a même apporté une perceuse pneumatique sans laquelle je n'aurais pu accrocher les cimaises. L'exposition a pu avoir lieu et a été un succès. Je suis allé voir mon ami Roger au CHU de Caen avec un superbe catalogue réalisé par un étudiant.

Quelques années plus tard, il y eut cet hommage de Marie-Josée Christien dans la revue Unidivers 

Au cœur du land art avec Roger Dautais

Peintre, poète, photographe, Roger Dautais est depuis 1997 largement et humainement inscrit dans l'actif éphémère du land art. Entre résonance viscérale

https://www.unidivers.fr

Et mon hommage autour des exilés dans la même revue

Exil de Roger Dautais : land art humaniste

Ils sont là. Dans leur fragilité de pierre. Qui ? Les exilés, les perdus de Lampedusa. Toujours présents dans l'oeuvre land art pourtant éphémère que

https://www.unidivers.fr

Chacun peut encore visiter, à l'heure même où Roger s'est est allé, cette merveilleuse recréation du monde où le landartiste a rêvé la nature ! Et c'est là que vous rencontrerez mon ami, mon frèrot, Roger. C'est son paradis à lui.

Je l'ai longtemps accompagné dans sa maladie avec nos échanges de messages et de conversations téléphoniques. Il dessinait encore jusqu'à il y a peu de temps et m'envoyait des photos de ses dessins. Nous évoquions aussi des écrivains que nous aimions : Jean Rivet, Annie Ernaux, Marie-Josée Christien etc. Nous nous reconnaissions dans cette fraternité des gens de peu, loin des petits maîtres imbus d'eux-mêmes et des imposteurs. Lui et moi n'avons jamais renié nos origines modestes : ces origines c'étaient nos racines, notre sang, notre révolte, Roger, même avec ses terribles sautes d'humeur, a été simplement vrai jusqu'au bout.

Roger évoquait aussi très souvent Marie-Claude sa compagne, fidèle et patiente, qu'il a toujours aimée et qui l'a accompagné jusqu'à son dernier souffle.

Mais, il y a deux mois, la conversation s'est interrompue assez brusquement. Roger n'avait plus la force de me répondre et même de s'expliquer sur son silence. J'avoue avoir cru encore une fois à une de ces  sautes d'humeur dont il avait le secret. Mes messages restaient non lus et je croyais que c'était volontairement. Et j'en souffrais terriblement.

Marie-Claude m'a expliqué qu'il n'arrivait plus même à utilliser son téléphone pour me lire ou me répondre.

 

J'espère que tu ne m'en veux pas Roger depuis ton chemin des grands jardins où tu vis entièrement désormais. 

Car, oui, Roger est là-bas dans ce paradis qu'il a lui-même créé.

Non, Roger Dautais n'est pas mort

Il est vivant, il habite le chemin des grands jardins !

Allez donc lui rendre visite. 

 

LE CHEMIN DES GRANDS JARDINS

Un voyage étonnant au cœur du land Art

http://rogerdautais.blogspot.com

 

 

  

 

 

 

 

10 octobre 2022

Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022 : un bonheur pour ses lecteurs et pour la littérature

Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature 2022

Un bonheur

 

 

J'ai abordé l'oeuvre d'Annie Ernaux à partir de La Place (1984), un grand livre déjà et qui me parlait particulièrement. J'ai ensuite lu toute son oeuvre, capitale. Une oeuvre forte, engagée dans le combat des femmes et dans le combat social. Une oeuvre authentique et courageuse au carrefour de l'intime et du social, du corps et du monde. Une oeuvre sans fard et sans ornement car la beauté du vrai lui suffit. 

J'ai dit, depuis longtemps et plusieurs fois, mon admiration pour Annie Ernaux, j'oserais dire mon amour pour son oeuvre et sa franchise, tant je me sens proche par mes racines et ma propre écriture. J'ai aussi défendu cette oeuvre, en compagnie de ma collègue Martine Margueritte, dans un projet pédagogique au lycée de Carentan dans la Manche avec un projet de correspondance de deux classes de seconde avec Annie...

"Quand je pense que mon prof de lycée m'a fait découvrir et a permis à ma classe de correspondre avec le prix Nobel de Littérature 2022... Merci pour ça mon capitaine". Marie, devenue prof de lettres et qui fait découvrir aussi Annie Ernaux à ses élèves... 

 

Annie avait alors répondu aux questions avec une immense générosité et beaucoup de rigueur en développant pour eux son art d'écrire, son exigence. 

Wikipedia fait encore référence, dans les notes de l'article consacré à NOTRE Nobel, à cet entretien vingt-cinq ans plus tard.

 

L'obtention de ce prix, si mérité, est un bonheur pour moi !

Commande Autour de La place avec Annie Ernaux

Petit ajout, plusieurs jours après la publication de cette page, sur mon site et avant diffusion :

Simplement je viens du même monde qu'Annie Ernaux, ce monde des sans-voix et je suis, comme elle mais avec beaucoup moins de classe un "transfuge" et, comme elle, un transfuge qui n'a pas renié son monde, sa classe, d'origine.  Annie Ernaux témoigne, avec rigueur et justesse, de ce monde, lui donne voix justement. Et nous sommes très nombreux et très nombreuses à vivre ce Nobel avec bonheur. Quant au torrent de haine qui s'est abattu sur elle et sur ses combats après l'obtention de son prix, il montre d'une part l'hypocrisie de l'extrême droite, "populiste", qui manipule le peuple mais ne consent pas bien sûr à lui donner voix. Et il confirme d'autre part ce terrible mépris de classe de nantis qui ne supportent pas qu'on puisse évoquer simplement la misère sociale. "Ce n'est pas décent" selon eux, "c'est du misérabilisme" - ce mot "misérabilisme" est à lui seul une censure - Une grande amie m'avait raconté que, jeune étudiante à Rennes, elle avait un soir commencé à évoquer son enfance modeste et un  "ami" l'avait interrompu : "Arrête de faire ta Cosette"... Cela se passe de commentaire car on ne commente pas la bêtise ! Ne pas témoigner, ne pas évoquer cela, ne pas dénoncer cette misère sociale en la rapportant avec rigueur c'est accepter l'injustice révoltante de ce monde. On voit clairement de quel côté sont ceux qui dénigrent l'oeuvre d'Annie Ernaux, de ceux qui, en quelque sorte, voudraient censurer cette écriture - et son combat pour les femmes et la justice - en la dévalorisant.   

 

Merci Annie. Chacun de vos lecteurs vous remercie avec moi. Vous, "la scandaleuse", ainsi que vous le rapportez à un moment, vous êtes l'honneur de la littérature de ce temps.

En fraternité de classe. 

 

 

Je me permets de joindre simplement un des articles que j'ai écrits sur les livres d'Annie, qui a toujours su aussi répondre avec beaucoup de générosité à mes envois. Il s'agit là d'un livre moins connu : L'autre fille publié chez un bel éditeur mais plus confidentiel que Gallimard. L'article était paru dans la revue Spered gouez en Bretagne.

L’autre fille, Annie Ernaux, NIL

Je ne cache pas mon admiration pour l’auteur de La Place et ce depuis de nombreuses années. Et ce « petit » livre ne fait que conforter ce sentiment qu’Annie Ernaux est l’un des grands auteurs de ce temps.

En littérature tout se joue le plus souvent au-delà des limites de la littérature, frontières sans cesse reculées vers d’autres espaces encore inexplorés. Au fond le vrai livre, le grand livre, a partie liée avec l’impossible. C’est sur de telles réflexions que m’entraîne la lecture du dernier opus d’Annie Ernaux. En 2008, elle nous avait donné un superbe cadeau avec Les Années, excédant alors son format habituel et sondant avec une troisième personne (si rare chez elle depuis Les Armoires vides) ses souvenirs pour retrouver la mémoire sociale de tous. Aujourd’hui elle revient à cette écriture limite qui était à l’œuvre justement dès La Place. 78 pages dans un très petit format. Le livre (de fort belle facture dans cette nouvelle collection qui promet) se lit en 20 minutes…

Non et non, car on ne le quitte pas, on est étreint par cette longue lettre que l’auteur écrit à sa sœur, morte avant qu’elle-même ne vienne au monde. « Tu es une forme vide impossible à remplir d’écriture. », affirme Annie Ernaux. Elle écrit encore : « Je ne fais ici que courir après une ombre. » Et pourtant, cette ombre venue du royaume des ombres prend bel et bien forme devant nous. Et c’est plus qu’une sœur absente qui est ici évoquée. C’est celle dont la mort a permis que non seulement ce livre mais son auteur même vienne à l’existence : « Je suis venue au monde parce que tu es morte et que je t’ai remplacée. » Car c’est ainsi : les parents, par « nécessité économique », avaient décidé qu’ils n’auraient qu’un seul enfant : « il fallait donc que tu meures à six ans pour que je vienne au monde et que je sois sauvée. » Le mort de celle dont on a caché même le prénom, Ginette, a permis à Annie de vivre.

On ne trouve nul pathos ici, rien que des phrases épurées, écrites au scalpel, marquées au front de l’exactitude, d’une superbe et inquiétante précision. Le résultat est là : c’est proprement bouleversant.

L’évocation de la sœur absente se fait à travers le « tu » de la correspondance, dont l’auteur sait pourtant qu’il est « un piège », jusqu’à une présence-absence terrible. Est-ce une sœur du reste puisque « D’un certain point de vue, considérable, celui du temps, nous n’avons pas eu les mêmes parents. » ?

Plutôt ce que l’on pourrait appeler une « opposée ». La mort de la petite « sainte » a permis au démon de survivre, démon pourtant « très tôt … mal parti » aussi et qui, selon la mère, sera sauvé du tétanos par de l’eau de Lourdes. La rebelle a pris la place de la « gentille ». Définitivement. Et l’histoire alors de s’écrire d’une autre façon, dans un renversement étrange : « Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive, ça fait une grande différence. »

Car c’est l’écriture qui est ici le personnage central : « Je ne dois pas éviter cette question : si je n’avais pas eu envie d’écrire au plus près de la réalité dans ce livre-là, La Place, serais-tu remontée de la nuit intérieure où je t’ai maintenue pendant des années ? ».

Tout au long du livre on n’échappe pas à ce sentiment angoissant de l’impossible. « Lutter contre la longue vie des morts. », « faire le tour de (l’) absence. »… Au bout du compte il y a ce terrible aveu : « Je ne peux pas te mettre là où j’ai été. Remplacer mon existence par la tienne. Il y a la mort et il y a la vie. Toi et moi. Pour être, il a fallu que je te nie. » Ce terrible aveu de qui en même temps vient pourtant de faire revivre une ombre. De qui par ailleurs écrit à un destinataire définitivement absent. Et donc impossible lui aussi. Et justement nié.

Le dernier paragraphe de L’Autre fille interroge cette nouvelle limite et avoue « un fond de pensée magique ». Peut-être au fond de toute véritable écriture.

L’Autre fille est un livre arraché à l’impossible, un véritable miracle d’écriture.

Rarement l’expression « coup de cœur » aura été si vraie.

Guy Allix, article paru dans la revue "Spered gouez"

 

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"Si tu veux bien,, félicite-la pour moi et dis-lui que la petite lycéenne en moi a tellement aimé la lire qu'elle transmet aujourd'hui ses textes avec plaisir auprès de ses 3e." Marie, professeure de lettres au collège Barbey d’Aurevilly à Saint-Sauveur-le Vicomte (50) 

22 mai 2022

Poèmes pour l'amitié (13)

Poèmes pour l'amitié (13)

Angèle Vannier

 

Le précédent "Poèmes pour l'amitié" était consacré à l'amie Nicole Laurent-Catrice. Il est assez logique que, cette fois, ce soit Angèle Vannier qui soit à l'honneur. Et il est bon de regarder de temps en temps, et même souvent, dans le rétroviseur pour lire et relire les poètes qui nous ont précédés et ont montré le chemin. Et il se trouve qu'Angèle Vannier sera à l'honneur le week-end prochain à Saint-Brice-en-Coglès (35460), sur le square Jacques Lacarrière juste en face du collège... Angèle Vannier et à l'initiative du Pôle culturel et artistique... Angèle Vannier ! Une exposition permanente sur la poète sera en effet inaugurée samedi 28 mai à 15 h. Et cette exposition doit beaucoup aussi à l'amie Nicole Laurent-Catrice, la plus fidèle, la meilleure, lectrice de la poète !

Je serai bref pour présenter Angèle Vannier. Née en 1917 à Saint-Servan, elle avait écrit très tôt mais c'est à partir de sa cécité, à vingt ans, qu'elle s'est consacrée entièrement à l'écriture poétique. Un oeuvre remarquable, singulière, toujours en recherche et en évolution. Une poésie simplement incandescente ! Tout à la fois surréaliste, mystique, tragique et... très amoureuse. Une certaine expérience de la transe poétique qu'elle traduisait aussi en disant ses textes en public. Elle fut lue et louée par les plus grands de son époque. Ainsi Paul Eluard préfaça L'arbre à feu en 1950. 

Mise en musique plusieurs fois, notamment par Philippe-Gérard, elle fut chantée par la grande Edith Piaf qui reçoit pour "Le chevalier de Paris" (texte d'Angèle Vannier, musique de Philippe Gérard)  le premier prix de la chanson française. Cette chanson fera le tour du monde, reprise notamment par Yves Montand, Catherine Sauvage et, dans une adaptation assez éloignée du texte d'origine, par Frank Sinatra, Marlene Dietrich et même Bob Dylan. Etc.

Dans le début des années 70, Angèle sera invitée par Jacques Chancel pour une émission "Radioscopie" sur France-Inter et pour l'émission culte "Le grand échiquier" à la télévision. C'est dans ces années-là qu'elle retourne dans la maison de son enfance à Bazouges-la-Pérouse où elle décédera en 1980. Ses derniers recueils de poèmes ont été édités par le grand "petit éditeur" René Rougerie à Limoges et Mortemart.

Je vous donne donc à lire Angèle Vannier et n'ose livrer en même temps un de mes poèmes. Je me permets juste de mettre en lien mon adaptation sur Youtube de "De ma vie". Et j'en profite pour signaler aussi l'excellent dossier de Pascal Boulanger paru dans  la très belle revue revue "Triages" chez Tarabuste (septembre 2021). Contributions de Pascal Boulanger, Nicole Laurent-Catrice, Bruno Giffard, Myrdhin, François Rannou, Annabelle François et un certain... Guy Allix.  

Place simplement à une grande dame de la poésie !

 

  Poèmes d'Angèle Vannier

R

LA LAVANDlERE

 

 

La lavandière est mon amie

Ses cheveux roux sont des ruisseaux

Ses cheveux mènent à l'amour.

La lavandière est jeune fille

Elle a volé ma chanson d'eau

Pour laver le seuil de l'auberge.

 

Compagnons des bois et des champs

Vos grimaces pèsent si lourd

Savez-vous le secret des vierges

Qui vont à l'eau laver leur sang

Avant l'alouette ou la caille.

Compagnons de la couche-paille ! ...

 

C'était un soir fauve et lézard

Le ciel le lit soufflaient dans l'herbe

Avec un vent de chasseur noir.

Compagnons oubliez les gerbes

Portes dorées sur nids calleux

La lavandière a pris mes yeux

Pour laver le masque des mâles

Et voir miracle en ses cheveux

Virer leur face à l'ange pâle.

 

C'était un soir ni feu ni lieu

Un vrai soir d’avant la parole

Où les enfants comprenaient Dieu.

Les volets ouvraient leurs corolles ...

 

Lavandière, ô chérie mouillée

Rappelle-toi celle aux yeux clos

Qui faisait germer les visages

Selon sa petite rosée.

 

Ton ventre porte sa chanson

Comme un poisson dans un nuage

Tu mènes l'homme à la rivière

Sous les ponts de la vieille terre.

 

Moi je t'écoute de très haut

La blanche hermine du repos

Couvée sous mon aisselle chaude

Fourrure à dormir sans frisson

Fade quand se répète l'aube.

+-, -----~

Lavandière lavant la vie

-Nous suivons le même chemin

Celui de l’eau celui des mains.

La lavandière est mon amie.

 

Les songes de la lumière et de la brume, éditions Savel, 1947

 

 

DE MA VIE

 

 

 

 

 

De ma vie je n'ai jamais vu

 

Plus beau visage que sa voix.

 

Ses yeux portent l'âme des eaux

 

Blessées à mort depuis des siècles

 

Par le silence des grands bois

 

Son front descend de la lumière

 

Comme l'Egypte du mystère

 

Et sa bouche a juste le poids

 

Le poids terrible du bonheur

 

Que pouvait supporter mon cœur.

 

 

 

S'il avait fait glisser sa voix

 

Dans les yeux graves de mes paumes

 

Nous aurions vu ce vieux royaume

 

Que l'amour épèle tout bas.

 

C'est ici qu'il faut parler d'elle

 

La maison des oiseaux parfaits

 

La merveille où toutes les ailes

 

Peuvent s'ouvrir sur leur secret.

 

 

 

 

 

J'entends sonner la cloche rouge

 

De ce rouge extraordinaire

 

Dont l'ombre saigne sur la terre

 

La cloche à marier les dieux

 

Le fruit qu'on mange avec les yeux

 

 

 

Il n'y a pas d'amour heureux

 

 

 

De ma vie je n'ai jamais vu

 

Plus beau visage que sa voix

 

Plus beau visage mis à nu

 

Par le silence de mes doigts.

 

L’arbre à feu, éditions le Goéland, 1950

 

CERTES JE SUIS LA FEMME ...

 

AI-JE jamais été cette jeune fille blanche qui n'ose s’étendre nue au soleil de peur qu’un Oiseau bleu ne vienne pondre entre ses cuisses et lui faire un enfant ailé voué au sacrilège des faiseuses d'anges.

Certes je suis la femme

Mon sexe est une bouche qui ne demande qu'à s'ouvrir pour répondre oui à l'éternelle question de l'homme

Que ne l'ai-je cousue avec une aiguille d'acier et du

fil d'or

Alors

Sous mes yeux à mes pieds ils seraient tous morts

A bout de souffle ,

A force de m'avoir interrogée sans que je daigne leur répondre

 

Mais sept fois j'ai répondu oui

Septante fois sept fois j'ai répondu oui .

Que j'aille maintenant laver mon corps aux eaux vives

de la rivière

Que le printemps brasse et fait écumer de joie

Que je m'étende sur la berge par-dessus les menthes sauvages

Que je laisse filer le printemps et ses fleurs et l'automne

 

Sans seulement prêter l'oreille

Au chant des ramiers qu'on croit tendre

Et qui se plument et qui se saignent

Pour une oiselle au beau plumage

Que j'attende sage l'hiver

Et mon ventre repris au veto de sa glace

Droit ne sera donné d'en opérer la fonte

Qu'au rayon du soleil de Dieu

Alors j'accoucherai de l’homme que je n’ai pas été

Il sera roi

Il soumettra tous ceux qui m'ont soumis

Et ils ploieront sous lui

Comme ce roseau-là sous le vent du printemps

Ce même vent qui veut ce soir

S'amuser à colin-maillard

Avec ma tête sans regard.

Avec la permission de Dieu, Seghers 1953

 

  1. PARLER JE NE SAIS OU

 

Je veux revivre

L'ange muet je veux le mordre au cou

afin qu'il crie et qu'il me nomme

à la face ouverte du vent.

Quelqu'un m'a retirée malgré moi de mon sang

Pour donner ma parole en pâture à ses fauves

Mais le temps brisera ses os dans le miroir qui défendait le fruit perdu

sous l'éternité chaste du feuillage.

Ai-je parlé tout haut jadis du mal d'amour

sur cette terre de lilas blessée par les orages

Ai-je jadis plombé tout le regard de l'homme avec des mots

pour qu'il oublie la chasse à courre

et nous enferme ensemble sous sa tente toute la nuit d'une saison,

Nous avons subvenu derrière le nuage

pendant longtemps à la chanson de nos délires.

L'espace d'un parfum, le nôtre

nous suffisait pour enterrer les morts

et pour mûrir notre dialogue en serre

sous les auspices du vin noir.

Tout s'est détruit

quand ton regard a recouvré sa propre loi

pour accoucher de l'astre mâle

qui frappait ma lèvre d'exil.

Le silence a fait blêmir nos entretiens sur ton visage

Et je n'ai plus que mon fantôme entre les dents pour tout bagage.

Je sais nulle parole encore n’a pu payer la pierre.

Je veux revivre

Je veux chanter à mon amour

le poids du sang

le fruit des vagues.

Je veux mordre cet ange au cou

Je veux parler je ne sais où.

Théâtre blanc, éditions Rougerie, 1970

Invitation JPEG

 

 

 

 

 

 

Angèle Vannier - Wikipédia

Angèle Vannier, née le à Saint-Servan (aujourd'hui annexée à Saint-Malo, Ille-et-Vilaine), et morte le à Bazouges-la-Pérouse, est une poétesse française. Angèle Vannier passe sa petite enfance à Bazouges-la-Pérouse chez sa grand-mère, avant de rejoindre ses parents à Rennes à 8 ans, ville où elle fait ses études.

http://wikipedia.org

 

Couv Triages

12 mai 2022

Poèmes pour l'amitié (12)

Poèmes pour l'amitié (12)

Nicole Laurent-Catrice

 

En ce jeudimanche... - Oui, jamais très ponctuel ! - je donne la parole à l'amie Nicole Laurent-Catrice car elle la mérite bien, la parole, tant elle l'utilise sans l'user et ce avec cette belle justesse et cette générosité rare. Aussi, je tiens à ne pas être trop bavard pour présenter les poèmes de Nicole, par ailleurs grande lectrice de Angèle Vannier dont je reparlerai bientôt, car ce serait sacrilège, comme un écho dissonant et vain. Et je place mon poème, "Le Nord", après les siens comme un simple signe de complicité avec celle qui connaît si bien aussi cette région de mon enfance. En fin de page, on trouvera une présentation de Nicole sur Wikipedia et un autre lien vers la chanson "Le viol de Lucrèce" composée à partir d'un de ses poèmes.

 

Poèmes de Nicole Laurent-Catrice

Nicole Laurent Catrice (F) Alicante

à Angèle Vannier

à Gilles Fournel

 

Ce fut cette année-là que les pommes pourrirent

avant que d'être mûres.

Ce fut cette année-là

que les oiseaux perdus reprirent leurs vieux nids

que les chats efflanqués vinrent pleurer aux portes

et que les étourneaux

semèrent la fièvre dans les près.

Ce fut cette année-là

Qu'une enfant au visage fut brûlée

qu'un jeune homme mourut une nuit de Noël.

Ce fut cette année-là que l'astre de la nuit obscurcit le ciel

que les corbeaux blanchirent en plein vol

et que le lait noircit dans les marmites.

Ce fut cette année-là

que la malheur fondit sur la femme emmurée

que les lacs déversèrent leurs tourbillons de boue

sur des hameaux entiers.

Ce fut cette année-là

que l'homme foudroyé

tomba au milieu de l'office.

Ce fut cette année-là ou l'autre ou l'autre encore

que moururent tant de poètes

que nous ne guérirons de notre orphelinage.

Ce fut cette année-là

et c'est cette année-ci et c'est cette année-ci.

***

à Angèle pour la dernière fois

 

Nous avions encore tant à te dire

maintenant tu sais...

Le langage a cesssé d'être trahison

le silence, barrière.

Nous vieillirons ensemble désormais.

 

Les bandes magnétiques, le téléphone, 

les ondes n'ont plus cours.

Tu nous laisses tes mots pour célébrer

c'est nous qui sommes ta voix

dans cette distance à n'en plus finir

d'un coup abolie.

 

Dans la nuit plus profonde que la nuit

tu vois la lumière

la clef de l'énigme t'est donnée

et, le miroir, tourné.

Les aveugles c'est nous désormais.

 

Ce cœur usé de tant d'éphémère

ce cœur d'intensité

a cessé de battre à l'horloge du temps

car seule pouvait combler sa quête

l'éternité.

 

Le verbe t'avait prise pour prêtresse

Tu as rallié la demeure du feu

centre où s'accomplit

dans l'immobilité soudaine des astres

le grand œuvre de chair.

 

© Nicole Laurent -Catrice, La Sans Visage, éd. Ere 1996

 

***   

 

Le Nord

 à Pierre Dhainaut

à Denis Gambiez

 

 

1

Douai le beffroi carillonne

A ma mémoire

  

La Scarpe tisse ses repères

Pecquencourt Vred Marchiennes

  

Très loin au bout de ces noms

La mer vers le Nord...

 

...Rêve d'enfance

 

2

La terre se faisait noire

Comme ma peur

 

La terre recouvrait la terre

Et saignait des briques rouges

 

3

Ce pays se sculptait avec la sueur. Le travail des hommes l'habitait tout entier.

 

4

Seuls les terrils

Parfois immenses

Limitaient le regard d'enfant

 

La terre y reprenait ses droits

 

L'arbre recouvert renaissait

S'enracinait dans cette écorce noire

 

5

C'était ce pays de froid dans le dos Qui tout entier travaillait à la chaleur

 

6

Champs ouverts entre deux villes

Entre deux corons

  

La terre assiégée donnait encore

Du coeur au ventre

  

7

C'est là que j'ai appris l'humilité, que j'ai appris à m'enfoncer dans la terre.

  

8

L'hiver il fallait chercher le feu

Grapiller

 

Au bas du terril

Le feu était parfois déterré

A coups de pied

  

Gaillettes froides comme des glaçons

Gaillettes perdues au milieu des pierres

  

Arêtes vives qui brisaient

Les mains et le dos de l'enfant

 

9

Au loin le soir

La lueur rouge de la sidérurgie

 

La terre pouvait-elle fondre

Comme la lave sous nos pas ?

 

10

Ce pays donnait le Nord

La peau y trouvait sens

 

Aux pavés des chemins

Se dessinait le tremblement de vivre

 

11

La terre sûrement portait en elle

Des tas de secrets

 

Et l'histoire du monde nous réchauffait

 

12

Les gens se cachaient pour donner

Ils recouvraient la peine d'un sourire

Et portaient comme un vêtement

Le rire et la joie

 

13

La seule richesse était noire

Elle sortait en hurlant

Comme du ventre de la mère

  

14

Les filles se donnaient tôt comme la terre

Elles avaient le temps aux trousses

Et permettaient l'amour qui cherche au plus profond

  

Elles offraient la chaleur pour une rose

 

15

C'est leur beauté sans doute

Et le grain de leur peau nue

Qui permettait au mineur

D'affronter la nuit

 

16

Les garçons les regardaient

Et forgeaient leurs rêves

Sur l'image devinée de leur corps

  

Pour s'abîmer sur un ventre inventé

Tout chaud de la tendresse retrouvée

 

17

La corne d'une péniche

Déchirait le ciel

  

Un pont se levait

Laissait passer un rêve

 

18

Plus loin encore

On travaillait pour la chaleur

Qui recouvre la peau

 

19

C'était le pays où je n'étais pas

Où je ne savais que n'être

 

Aujourd'hui j'ai perdu sa lumière

J'ai perdu le Nord et mon enfance

  

© Guy Allix, Lèvres de peu suivi de Le Nord, éd. Rougerie, 1993

 

 

Nicole Laurent-Catrice - Wikipédia

Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre. Nicole Laurent-Catrice est une écrivaine française, née en 1937 dans le nord de la France. Après une enfance en Anjou puis à Paris, elle vit aujourd'hui [Quand ?] en Bretagne depuis 1970. Hispaniste, elle étudie quelque temps la langue bretonne pour des raisons culturelles et personnelles.

http://wikipedia.org

 

 

LAURENT-CATRICE Nicole photo Yvon Kervinio (31)nb

© Photo de Nicole Laurent-Catrice par Yvon Kervinio

 

12 mai 2022

Poèmes pour l'amitié (12)

Poèmes pour l'amitié (12)

Nicole Laurent-Catrice

 

En ce jeudimanche... - Oui, jamais très ponctuel ! - je donne la parole à l'amie Nicole Laurent-Catrice car elle la mérite bien, la parole, tant elle l'utilise sans l'user et ce avec cette belle justesse et cette générosité rare. Aussi, je tiens à ne pas être trop bavard pour présenter les poèmes de Nicole, par ailleurs grande lectrice de Angèle Vannier dont je reparlerai bientôt, car ce serait sacrilège, comme un écho dissonant et vain. Et je place mon poème, "Le Nord", après les siens comme un simple signe de complicité avec celle qui connaît si bien aussi cette région de mon enfance. En fin de page, on trouvera une présentation de Nicole sur Wikipedia et un autre lien vers la chanson "Le viol de Lucrèce" composée à partir d'un de ses poèmes.

 

Poèmes de Nicole Laurent-Catrice

Nicole Laurent Catrice (F) Alicante

à Angèle Vannier

à Gilles Fournel

 

Ce fut cette année-là que les pommes pourrirent

avant que d'être mûres.

Ce fut cette année-là

que les oiseaux perdus reprirent leurs vieux nids

que les chats efflanqués vinrent pleurer aux portes

et que les étourneaux

semèrent la fièvre dans les près.

Ce fut cette année-là

Qu'une enfant au visage fut brûlée

qu'un jeune homme mourut une nuit de Noël.

Ce fut cette année-là que l'astre de la nuit obscurcit le ciel

que les corbeaux blanchirent en plein vol

et que le lait noircit dans les marmites.

Ce fut cette année-là

que la malheur fondit sur la femme emmurée

que les lacs déversèrent leurs tourbillons de boue

sur des hameaux entiers.

Ce fut cette année-là

que l'homme foudroyé

tomba au milieu de l'office.

Ce fut cette année-là ou l'autre ou l'autre encore

que moururent tant de poètes

que nous ne guérirons de notre orphelinage.

Ce fut cette année-là

et c'est cette année-ci et c'est cette année-ci.

***

à Angèle pour la dernière fois

 

Nous avions encore tant à te dire

maintenant tu sais...

Le langage a cesssé d'être trahison

le silence, barrière.

Nous vieillirons ensemble désormais.

 

Les bandes magnétiques, le téléphone, 

les ondes n'ont plus cours.

Tu nous laisses tes mots pour célébrer

c'est nous qui sommes ta voix

dans cette distance à n'en plus finir

d'un coup abolie.

 

Dans la nuit plus profonde que la nuit

tu vois la lumière

la clef de l'énigme t'est donnée

et, le miroir, tourné.

Les aveugles c'est nous désormais.

 

Ce cœur usé de tant d'éphémère

ce cœur d'intensité

a cessé de battre à l'horloge du temps

car seule pouvait combler sa quête

l'éternité.

 

Le verbe t'avait prise pour prêtresse

Tu as rallié la demeure du feu

centre où s'accomplit

dans l'immobilité soudaine des astres

le grand œuvre de chair.

 

© Nicole Laurent -Catrice, La Sans Visage, éd. Ere 1996

 

***   

 

Le Nord

 à Pierre Dhainaut

à Denis Gambiez

 

 

1

Douai le beffroi carillonne

A ma mémoire

  

La Scarpe tisse ses repères

Pecquencourt Vred Marchiennes

  

Très loin au bout de ces noms

La mer vers le Nord...

 

...Rêve d'enfance

 

2

La terre se faisait noire

Comme ma peur

 

La terre recouvrait la terre

Et saignait des briques rouges

 

3

Ce pays se sculptait avec la sueur. Le travail des hommes l'habitait tout entier.

 

4

Seuls les terrils

Parfois immenses

Limitaient le regard d'enfant

 

La terre y reprenait ses droits

 

L'arbre recouvert renaissait

S'enracinait dans cette écorce noire

 

5

C'était ce pays de froid dans le dos Qui tout entier travaillait à la chaleur

 

6

Champs ouverts entre deux villes

Entre deux corons

  

La terre assiégée donnait encore

Du coeur au ventre

  

7

C'est là que j'ai appris l'humilité, que j'ai appris à m'enfoncer dans la terre.

  

8

L'hiver il fallait chercher le feu

Grapiller

 

Au bas du terril

Le feu était parfois déterré

A coups de pied

  

Gaillettes froides comme des glaçons

Gaillettes perdues au milieu des pierres

  

Arêtes vives qui brisaient

Les mains et le dos de l'enfant

 

9

Au loin le soir

La lueur rouge de la sidérurgie

 

La terre pouvait-elle fondre

Comme la lave sous nos pas ?

 

10

Ce pays donnait le Nord

La peau y trouvait sens

 

Aux pavés des chemins

Se dessinait le tremblement de vivre

 

11

La terre sûrement portait en elle

Des tas de secrets

 

Et l'histoire du monde nous réchauffait

 

12

Les gens se cachaient pour donner

Ils recouvraient la peine d'un sourire

Et portaient comme un vêtement

Le rire et la joie

 

13

La seule richesse était noire

Elle sortait en hurlant

Comme du ventre de la mère

  

14

Les filles se donnaient tôt comme la terre

Elles avaient le temps aux trousses

Et permettaient l'amour qui cherche au plus profond

  

Elles offraient la chaleur pour une rose

 

15

C'est leur beauté sans doute

Et le grain de leur peau nue

Qui permettait au mineur

D'affronter la nuit

 

16

Les garçons les regardaient

Et forgeaient leurs rêves

Sur l'image devinée de leur corps

  

Pour s'abîmer sur un ventre inventé

Tout chaud de la tendresse retrouvée

 

17

La corne d'une péniche

Déchirait le ciel

  

Un pont se levait

Laissait passer un rêve

 

18

Plus loin encore

On travaillait pour la chaleur

Qui recouvre la peau

 

19

C'était le pays où je n'étais pas

Où je ne savais que n'être

 

Aujourd'hui j'ai perdu sa lumière

J'ai perdu le Nord et mon enfance

  

© Guy Allix, Lèvres de peu suivi de Le Nord, éd. Rougerie, 1993

 

 

Nicole Laurent-Catrice - Wikipédia

Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre. Nicole Laurent-Catrice est une écrivaine française, née en 1937 dans le nord de la France. Après une enfance en Anjou puis à Paris, elle vit aujourd'hui [Quand ?] en Bretagne depuis 1970. Hispaniste, elle étudie quelque temps la langue bretonne pour des raisons culturelles et personnelles.

http://wikipedia.org

 

 

LAURENT-CATRICE Nicole photo Yvon Kervinio (31)nb

© Photo de Nicole Laurent-Catrice par Yvon Kervinio

 

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