Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022 : un bonheur pour ses lecteurs et pour la littérature
Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature 2022
Un bonheur
J'ai abordé l'oeuvre d'Annie Ernaux à partir de La Place (1984), un grand livre déjà et qui me parlait particulièrement. J'ai ensuite lu toute son oeuvre, capitale. Une oeuvre forte, engagée dans le combat des femmes et dans le combat social. Une oeuvre authentique et courageuse au carrefour de l'intime et du social, du corps et du monde. Une oeuvre sans fard et sans ornement car la beauté du vrai lui suffit.
J'ai dit, depuis longtemps et plusieurs fois, mon admiration pour Annie Ernaux, j'oserais dire mon amour pour son oeuvre et sa franchise, tant je me sens proche par mes racines et ma propre écriture. J'ai aussi défendu cette oeuvre, en compagnie de ma collègue Martine Margueritte, dans un projet pédagogique au lycée de Carentan dans la Manche avec un projet de correspondance de deux classes de seconde avec Annie...
"Quand je pense que mon prof de lycée m'a fait découvrir et a permis à ma classe de correspondre avec le prix Nobel de Littérature 2022... Merci pour ça mon capitaine". Marie, devenue prof de lettres et qui fait découvrir aussi Annie Ernaux à ses élèves...
Annie avait alors répondu aux questions avec une immense générosité et beaucoup de rigueur en développant pour eux son art d'écrire, son exigence.
Wikipedia fait encore référence, dans les notes de l'article consacré à NOTRE Nobel, à cet entretien vingt-cinq ans plus tard.
L'obtention de ce prix, si mérité, est un bonheur pour moi !
Petit ajout, plusieurs jours après la publication de cette page, sur mon site et avant diffusion :
Simplement je viens du même monde qu'Annie Ernaux, ce monde des sans-voix et je suis, comme elle mais avec beaucoup moins de classe un "transfuge" et, comme elle, un transfuge qui n'a pas renié son monde, sa classe, d'origine. Annie Ernaux témoigne, avec rigueur et justesse, de ce monde, lui donne voix justement. Et nous sommes très nombreux et très nombreuses à vivre ce Nobel avec bonheur. Quant au torrent de haine qui s'est abattu sur elle et sur ses combats après l'obtention de son prix, il montre d'une part l'hypocrisie de l'extrême droite, "populiste", qui manipule le peuple mais ne consent pas bien sûr à lui donner voix. Et il confirme d'autre part ce terrible mépris de classe de nantis qui ne supportent pas qu'on puisse évoquer simplement la misère sociale. "Ce n'est pas décent" selon eux, "c'est du misérabilisme" - ce mot "misérabilisme" est à lui seul une censure - Une grande amie m'avait raconté que, jeune étudiante à Rennes, elle avait un soir commencé à évoquer son enfance modeste et un "ami" l'avait interrompu : "Arrête de faire ta Cosette"... Cela se passe de commentaire car on ne commente pas la bêtise ! Ne pas témoigner, ne pas évoquer cela, ne pas dénoncer cette misère sociale en la rapportant avec rigueur c'est accepter l'injustice révoltante de ce monde. On voit clairement de quel côté sont ceux qui dénigrent l'oeuvre d'Annie Ernaux, de ceux qui, en quelque sorte, voudraient censurer cette écriture - et son combat pour les femmes et la justice - en la dévalorisant.
Merci Annie. Chacun de vos lecteurs vous remercie avec moi. Vous, "la scandaleuse", ainsi que vous le rapportez à un moment, vous êtes l'honneur de la littérature de ce temps.
En fraternité de classe.
Je me permets de joindre simplement un des articles que j'ai écrits sur les livres d'Annie, qui a toujours su aussi répondre avec beaucoup de générosité à mes envois. Il s'agit là d'un livre moins connu : L'autre fille publié chez un bel éditeur mais plus confidentiel que Gallimard. L'article était paru dans la revue Spered gouez en Bretagne.
L’autre fille, Annie Ernaux, NIL
Je ne cache pas mon admiration pour l’auteur de La Place et ce depuis de nombreuses années. Et ce « petit » livre ne fait que conforter ce sentiment qu’Annie Ernaux est l’un des grands auteurs de ce temps.
En littérature tout se joue le plus souvent au-delà des limites de la littérature, frontières sans cesse reculées vers d’autres espaces encore inexplorés. Au fond le vrai livre, le grand livre, a partie liée avec l’impossible. C’est sur de telles réflexions que m’entraîne la lecture du dernier opus d’Annie Ernaux. En 2008, elle nous avait donné un superbe cadeau avec Les Années, excédant alors son format habituel et sondant avec une troisième personne (si rare chez elle depuis Les Armoires vides) ses souvenirs pour retrouver la mémoire sociale de tous. Aujourd’hui elle revient à cette écriture limite qui était à l’œuvre justement dès La Place. 78 pages dans un très petit format. Le livre (de fort belle facture dans cette nouvelle collection qui promet) se lit en 20 minutes…
Non et non, car on ne le quitte pas, on est étreint par cette longue lettre que l’auteur écrit à sa sœur, morte avant qu’elle-même ne vienne au monde. « Tu es une forme vide impossible à remplir d’écriture. », affirme Annie Ernaux. Elle écrit encore : « Je ne fais ici que courir après une ombre. » Et pourtant, cette ombre venue du royaume des ombres prend bel et bien forme devant nous. Et c’est plus qu’une sœur absente qui est ici évoquée. C’est celle dont la mort a permis que non seulement ce livre mais son auteur même vienne à l’existence : « Je suis venue au monde parce que tu es morte et que je t’ai remplacée. » Car c’est ainsi : les parents, par « nécessité économique », avaient décidé qu’ils n’auraient qu’un seul enfant : « il fallait donc que tu meures à six ans pour que je vienne au monde et que je sois sauvée. » Le mort de celle dont on a caché même le prénom, Ginette, a permis à Annie de vivre.
On ne trouve nul pathos ici, rien que des phrases épurées, écrites au scalpel, marquées au front de l’exactitude, d’une superbe et inquiétante précision. Le résultat est là : c’est proprement bouleversant.
L’évocation de la sœur absente se fait à travers le « tu » de la correspondance, dont l’auteur sait pourtant qu’il est « un piège », jusqu’à une présence-absence terrible. Est-ce une sœur du reste puisque « D’un certain point de vue, considérable, celui du temps, nous n’avons pas eu les mêmes parents. » ?
Plutôt ce que l’on pourrait appeler une « opposée ». La mort de la petite « sainte » a permis au démon de survivre, démon pourtant « très tôt … mal parti » aussi et qui, selon la mère, sera sauvé du tétanos par de l’eau de Lourdes. La rebelle a pris la place de la « gentille ». Définitivement. Et l’histoire alors de s’écrire d’une autre façon, dans un renversement étrange : « Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive, ça fait une grande différence. »
Car c’est l’écriture qui est ici le personnage central : « Je ne dois pas éviter cette question : si je n’avais pas eu envie d’écrire au plus près de la réalité dans ce livre-là, La Place, serais-tu remontée de la nuit intérieure où je t’ai maintenue pendant des années ? ».
Tout au long du livre on n’échappe pas à ce sentiment angoissant de l’impossible. « Lutter contre la longue vie des morts. », « faire le tour de (l’) absence. »… Au bout du compte il y a ce terrible aveu : « Je ne peux pas te mettre là où j’ai été. Remplacer mon existence par la tienne. Il y a la mort et il y a la vie. Toi et moi. Pour être, il a fallu que je te nie. » Ce terrible aveu de qui en même temps vient pourtant de faire revivre une ombre. De qui par ailleurs écrit à un destinataire définitivement absent. Et donc impossible lui aussi. Et justement nié.
Le dernier paragraphe de L’Autre fille interroge cette nouvelle limite et avoue « un fond de pensée magique ». Peut-être au fond de toute véritable écriture.
L’Autre fille est un livre arraché à l’impossible, un véritable miracle d’écriture.
Rarement l’expression « coup de cœur » aura été si vraie.
Guy Allix, article paru dans la revue "Spered gouez"
"Si tu veux bien,, félicite-la pour moi et dis-lui que la petite lycéenne en moi a tellement aimé la lire qu'elle transmet aujourd'hui ses textes avec plaisir auprès de ses 3e." Marie, professeure de lettres au collège Barbey d’Aurevilly à Saint-Sauveur-le Vicomte (50)
Poèmes pour l'amitié (13)
Poèmes pour l'amitié (13)
Angèle Vannier
Le précédent "Poèmes pour l'amitié" était consacré à l'amie Nicole Laurent-Catrice. Il est assez logique que, cette fois, ce soit Angèle Vannier qui soit à l'honneur. Et il est bon de regarder de temps en temps, et même souvent, dans le rétroviseur pour lire et relire les poètes qui nous ont précédés et ont montré le chemin. Et il se trouve qu'Angèle Vannier sera à l'honneur le week-end prochain à Saint-Brice-en-Coglès (35460), sur le square Jacques Lacarrière juste en face du collège... Angèle Vannier et à l'initiative du Pôle culturel et artistique... Angèle Vannier ! Une exposition permanente sur la poète sera en effet inaugurée samedi 28 mai à 15 h. Et cette exposition doit beaucoup aussi à l'amie Nicole Laurent-Catrice, la plus fidèle, la meilleure, lectrice de la poète !
Je serai bref pour présenter Angèle Vannier. Née en 1917 à Saint-Servan, elle avait écrit très tôt mais c'est à partir de sa cécité, à vingt ans, qu'elle s'est consacrée entièrement à l'écriture poétique. Un oeuvre remarquable, singulière, toujours en recherche et en évolution. Une poésie simplement incandescente ! Tout à la fois surréaliste, mystique, tragique et... très amoureuse. Une certaine expérience de la transe poétique qu'elle traduisait aussi en disant ses textes en public. Elle fut lue et louée par les plus grands de son époque. Ainsi Paul Eluard préfaça L'arbre à feu en 1950.
Mise en musique plusieurs fois, notamment par Philippe-Gérard, elle fut chantée par la grande Edith Piaf qui reçoit pour "Le chevalier de Paris" (texte d'Angèle Vannier, musique de Philippe Gérard) le premier prix de la chanson française. Cette chanson fera le tour du monde, reprise notamment par Yves Montand, Catherine Sauvage et, dans une adaptation assez éloignée du texte d'origine, par Frank Sinatra, Marlene Dietrich et même Bob Dylan. Etc.
Dans le début des années 70, Angèle sera invitée par Jacques Chancel pour une émission "Radioscopie" sur France-Inter et pour l'émission culte "Le grand échiquier" à la télévision. C'est dans ces années-là qu'elle retourne dans la maison de son enfance à Bazouges-la-Pérouse où elle décédera en 1980. Ses derniers recueils de poèmes ont été édités par le grand "petit éditeur" René Rougerie à Limoges et Mortemart.
Je vous donne donc à lire Angèle Vannier et n'ose livrer en même temps un de mes poèmes. Je me permets juste de mettre en lien mon adaptation sur Youtube de "De ma vie". Et j'en profite pour signaler aussi l'excellent dossier de Pascal Boulanger paru dans la très belle revue revue "Triages" chez Tarabuste (septembre 2021). Contributions de Pascal Boulanger, Nicole Laurent-Catrice, Bruno Giffard, Myrdhin, François Rannou, Annabelle François et un certain... Guy Allix.
Place simplement à une grande dame de la poésie !
Poèmes d'Angèle Vannier
LA LAVANDlERE
La lavandière est mon amie
Ses cheveux roux sont des ruisseaux
Ses cheveux mènent à l'amour.
La lavandière est jeune fille
Elle a volé ma chanson d'eau
Pour laver le seuil de l'auberge.
Compagnons des bois et des champs
Vos grimaces pèsent si lourd
Savez-vous le secret des vierges
Qui vont à l'eau laver leur sang
Avant l'alouette ou la caille.
Compagnons de la couche-paille ! ...
C'était un soir fauve et lézard
Le ciel le lit soufflaient dans l'herbe
Avec un vent de chasseur noir.
Compagnons oubliez les gerbes
Portes dorées sur nids calleux
La lavandière a pris mes yeux
Pour laver le masque des mâles
Et voir miracle en ses cheveux
Virer leur face à l'ange pâle.
C'était un soir ni feu ni lieu
Un vrai soir d’avant la parole
Où les enfants comprenaient Dieu.
Les volets ouvraient leurs corolles ...
Lavandière, ô chérie mouillée
Rappelle-toi celle aux yeux clos
Qui faisait germer les visages
Selon sa petite rosée.
Ton ventre porte sa chanson
Comme un poisson dans un nuage
Tu mènes l'homme à la rivière
Sous les ponts de la vieille terre.
Moi je t'écoute de très haut
La blanche hermine du repos
Couvée sous mon aisselle chaude
Fourrure à dormir sans frisson
Fade quand se répète l'aube.
+-, -----~
Lavandière lavant la vie
-Nous suivons le même chemin
Celui de l’eau celui des mains.
La lavandière est mon amie.
Les songes de la lumière et de la brume, éditions Savel, 1947
DE MA VIE
De ma vie je n'ai jamais vu
Plus beau visage que sa voix.
Ses yeux portent l'âme des eaux
Blessées à mort depuis des siècles
Par le silence des grands bois
Son front descend de la lumière
Comme l'Egypte du mystère
Et sa bouche a juste le poids
Le poids terrible du bonheur
Que pouvait supporter mon cœur.
S'il avait fait glisser sa voix
Dans les yeux graves de mes paumes
Nous aurions vu ce vieux royaume
Que l'amour épèle tout bas.
C'est ici qu'il faut parler d'elle
La maison des oiseaux parfaits
La merveille où toutes les ailes
Peuvent s'ouvrir sur leur secret.
J'entends sonner la cloche rouge
De ce rouge extraordinaire
Dont l'ombre saigne sur la terre
La cloche à marier les dieux
Le fruit qu'on mange avec les yeux
Il n'y a pas d'amour heureux
De ma vie je n'ai jamais vu
Plus beau visage que sa voix
Plus beau visage mis à nu
Par le silence de mes doigts.
L’arbre à feu, éditions le Goéland, 1950
CERTES JE SUIS LA FEMME ...
AI-JE jamais été cette jeune fille blanche qui n'ose s’étendre nue au soleil de peur qu’un Oiseau bleu ne vienne pondre entre ses cuisses et lui faire un enfant ailé voué au sacrilège des faiseuses d'anges.
Certes je suis la femme
Mon sexe est une bouche qui ne demande qu'à s'ouvrir pour répondre oui à l'éternelle question de l'homme
Que ne l'ai-je cousue avec une aiguille d'acier et du
fil d'or
Alors
Sous mes yeux à mes pieds ils seraient tous morts
A bout de souffle ,
A force de m'avoir interrogée sans que je daigne leur répondre
Mais sept fois j'ai répondu oui
Septante fois sept fois j'ai répondu oui .
Que j'aille maintenant laver mon corps aux eaux vives
de la rivière
Que le printemps brasse et fait écumer de joie
Que je m'étende sur la berge par-dessus les menthes sauvages
Que je laisse filer le printemps et ses fleurs et l'automne
Sans seulement prêter l'oreille
Au chant des ramiers qu'on croit tendre
Et qui se plument et qui se saignent
Pour une oiselle au beau plumage
Que j'attende sage l'hiver
Et mon ventre repris au veto de sa glace
Droit ne sera donné d'en opérer la fonte
Qu'au rayon du soleil de Dieu
Alors j'accoucherai de l’homme que je n’ai pas été
Il sera roi
Il soumettra tous ceux qui m'ont soumis
Et ils ploieront sous lui
Comme ce roseau-là sous le vent du printemps
Ce même vent qui veut ce soir
S'amuser à colin-maillard
Avec ma tête sans regard.
Avec la permission de Dieu, Seghers 1953
-
PARLER JE NE SAIS OU
Je veux revivre
L'ange muet je veux le mordre au cou
afin qu'il crie et qu'il me nomme
à la face ouverte du vent.
Quelqu'un m'a retirée malgré moi de mon sang
Pour donner ma parole en pâture à ses fauves
Mais le temps brisera ses os dans le miroir qui défendait le fruit perdu
sous l'éternité chaste du feuillage.
Ai-je parlé tout haut jadis du mal d'amour
sur cette terre de lilas blessée par les orages
Ai-je jadis plombé tout le regard de l'homme avec des mots
pour qu'il oublie la chasse à courre
et nous enferme ensemble sous sa tente toute la nuit d'une saison,
Nous avons subvenu derrière le nuage
pendant longtemps à la chanson de nos délires.
L'espace d'un parfum, le nôtre
nous suffisait pour enterrer les morts
et pour mûrir notre dialogue en serre
sous les auspices du vin noir.
Tout s'est détruit
quand ton regard a recouvré sa propre loi
pour accoucher de l'astre mâle
qui frappait ma lèvre d'exil.
Le silence a fait blêmir nos entretiens sur ton visage
Et je n'ai plus que mon fantôme entre les dents pour tout bagage.
Je sais nulle parole encore n’a pu payer la pierre.
Je veux revivre
Je veux chanter à mon amour
le poids du sang
le fruit des vagues.
Je veux mordre cet ange au cou
Je veux parler je ne sais où.
Théâtre blanc, éditions Rougerie, 1970
Angèle Vannier, née le à Saint-Servan (aujourd'hui annexée à Saint-Malo, Ille-et-Vilaine), et morte le à Bazouges-la-Pérouse, est une poétesse française. Angèle Vannier passe sa petite enfance à Bazouges-la-Pérouse chez sa grand-mère, avant de rejoindre ses parents à Rennes à 8 ans, ville où elle fait ses études.
http://wikipedia.org
Poèmes pour l'amitié (12)
Poèmes pour l'amitié (12)
Nicole Laurent-Catrice
En ce jeudimanche... - Oui, jamais très ponctuel ! - je donne la parole à l'amie Nicole Laurent-Catrice car elle la mérite bien, la parole, tant elle l'utilise sans l'user et ce avec cette belle justesse et cette générosité rare. Aussi, je tiens à ne pas être trop bavard pour présenter les poèmes de Nicole, par ailleurs grande lectrice de Angèle Vannier dont je reparlerai bientôt, car ce serait sacrilège, comme un écho dissonant et vain. Et je place mon poème, "Le Nord", après les siens comme un simple signe de complicité avec celle qui connaît si bien aussi cette région de mon enfance. En fin de page, on trouvera une présentation de Nicole sur Wikipedia et un autre lien vers la chanson "Le viol de Lucrèce" composée à partir d'un de ses poèmes.
Poèmes de Nicole Laurent-Catrice
à Angèle Vannier
à Gilles Fournel
Ce fut cette année-là que les pommes pourrirent
avant que d'être mûres.
Ce fut cette année-là
que les oiseaux perdus reprirent leurs vieux nids
que les chats efflanqués vinrent pleurer aux portes
et que les étourneaux
semèrent la fièvre dans les près.
Ce fut cette année-là
Qu'une enfant au visage fut brûlée
qu'un jeune homme mourut une nuit de Noël.
Ce fut cette année-là que l'astre de la nuit obscurcit le ciel
que les corbeaux blanchirent en plein vol
et que le lait noircit dans les marmites.
Ce fut cette année-là
que la malheur fondit sur la femme emmurée
que les lacs déversèrent leurs tourbillons de boue
sur des hameaux entiers.
Ce fut cette année-là
que l'homme foudroyé
tomba au milieu de l'office.
Ce fut cette année-là ou l'autre ou l'autre encore
que moururent tant de poètes
que nous ne guérirons de notre orphelinage.
Ce fut cette année-là
et c'est cette année-ci et c'est cette année-ci.
***
à Angèle pour la dernière fois
Nous avions encore tant à te dire
maintenant tu sais...
Le langage a cesssé d'être trahison
le silence, barrière.
Nous vieillirons ensemble désormais.
Les bandes magnétiques, le téléphone,
les ondes n'ont plus cours.
Tu nous laisses tes mots pour célébrer
c'est nous qui sommes ta voix
dans cette distance à n'en plus finir
d'un coup abolie.
Dans la nuit plus profonde que la nuit
tu vois la lumière
la clef de l'énigme t'est donnée
et, le miroir, tourné.
Les aveugles c'est nous désormais.
Ce cœur usé de tant d'éphémère
ce cœur d'intensité
a cessé de battre à l'horloge du temps
car seule pouvait combler sa quête
l'éternité.
Le verbe t'avait prise pour prêtresse
Tu as rallié la demeure du feu
centre où s'accomplit
dans l'immobilité soudaine des astres
le grand œuvre de chair.
© Nicole Laurent -Catrice, La Sans Visage, éd. Ere 1996
***
Le Nord
à Pierre Dhainaut
à Denis Gambiez
1
Douai le beffroi carillonne
A ma mémoire
La Scarpe tisse ses repères
Pecquencourt Vred Marchiennes
Très loin au bout de ces noms
La mer vers le Nord...
...Rêve d'enfance
2
La terre se faisait noire
Comme ma peur
La terre recouvrait la terre
Et saignait des briques rouges
3
Ce pays se sculptait avec la sueur. Le travail des hommes l'habitait tout entier.
4
Seuls les terrils
Parfois immenses
Limitaient le regard d'enfant
La terre y reprenait ses droits
L'arbre recouvert renaissait
S'enracinait dans cette écorce noire
5
C'était ce pays de froid dans le dos Qui tout entier travaillait à la chaleur
6
Champs ouverts entre deux villes
Entre deux corons
La terre assiégée donnait encore
Du coeur au ventre
7
C'est là que j'ai appris l'humilité, que j'ai appris à m'enfoncer dans la terre.
8
L'hiver il fallait chercher le feu
Grapiller
Au bas du terril
Le feu était parfois déterré
A coups de pied
Gaillettes froides comme des glaçons
Gaillettes perdues au milieu des pierres
Arêtes vives qui brisaient
Les mains et le dos de l'enfant
9
Au loin le soir
La lueur rouge de la sidérurgie
La terre pouvait-elle fondre
Comme la lave sous nos pas ?
10
Ce pays donnait le Nord
La peau y trouvait sens
Aux pavés des chemins
Se dessinait le tremblement de vivre
11
La terre sûrement portait en elle
Des tas de secrets
Et l'histoire du monde nous réchauffait
12
Les gens se cachaient pour donner
Ils recouvraient la peine d'un sourire
Et portaient comme un vêtement
Le rire et la joie
13
La seule richesse était noire
Elle sortait en hurlant
Comme du ventre de la mère
14
Les filles se donnaient tôt comme la terre
Elles avaient le temps aux trousses
Et permettaient l'amour qui cherche au plus profond
Elles offraient la chaleur pour une rose
15
C'est leur beauté sans doute
Et le grain de leur peau nue
Qui permettait au mineur
D'affronter la nuit
16
Les garçons les regardaient
Et forgeaient leurs rêves
Sur l'image devinée de leur corps
Pour s'abîmer sur un ventre inventé
Tout chaud de la tendresse retrouvée
17
La corne d'une péniche
Déchirait le ciel
Un pont se levait
Laissait passer un rêve
18
Plus loin encore
On travaillait pour la chaleur
Qui recouvre la peau
19
C'était le pays où je n'étais pas
Où je ne savais que n'être
Aujourd'hui j'ai perdu sa lumière
J'ai perdu le Nord et mon enfance
© Guy Allix, Lèvres de peu suivi de Le Nord, éd. Rougerie, 1993
Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre. Nicole Laurent-Catrice est une écrivaine française, née en 1937 dans le nord de la France. Après une enfance en Anjou puis à Paris, elle vit aujourd'hui [Quand ?] en Bretagne depuis 1970. Hispaniste, elle étudie quelque temps la langue bretonne pour des raisons culturelles et personnelles.
http://wikipedia.org
© Photo de Nicole Laurent-Catrice par Yvon Kervinio
Poèmes pour l'amitié (12)
Poèmes pour l'amitié (12)
Nicole Laurent-Catrice
En ce jeudimanche... - Oui, jamais très ponctuel ! - je donne la parole à l'amie Nicole Laurent-Catrice car elle la mérite bien, la parole, tant elle l'utilise sans l'user et ce avec cette belle justesse et cette générosité rare. Aussi, je tiens à ne pas être trop bavard pour présenter les poèmes de Nicole, par ailleurs grande lectrice de Angèle Vannier dont je reparlerai bientôt, car ce serait sacrilège, comme un écho dissonant et vain. Et je place mon poème, "Le Nord", après les siens comme un simple signe de complicité avec celle qui connaît si bien aussi cette région de mon enfance. En fin de page, on trouvera une présentation de Nicole sur Wikipedia et un autre lien vers la chanson "Le viol de Lucrèce" composée à partir d'un de ses poèmes.
Poèmes de Nicole Laurent-Catrice
à Angèle Vannier
à Gilles Fournel
Ce fut cette année-là que les pommes pourrirent
avant que d'être mûres.
Ce fut cette année-là
que les oiseaux perdus reprirent leurs vieux nids
que les chats efflanqués vinrent pleurer aux portes
et que les étourneaux
semèrent la fièvre dans les près.
Ce fut cette année-là
Qu'une enfant au visage fut brûlée
qu'un jeune homme mourut une nuit de Noël.
Ce fut cette année-là que l'astre de la nuit obscurcit le ciel
que les corbeaux blanchirent en plein vol
et que le lait noircit dans les marmites.
Ce fut cette année-là
que la malheur fondit sur la femme emmurée
que les lacs déversèrent leurs tourbillons de boue
sur des hameaux entiers.
Ce fut cette année-là
que l'homme foudroyé
tomba au milieu de l'office.
Ce fut cette année-là ou l'autre ou l'autre encore
que moururent tant de poètes
que nous ne guérirons de notre orphelinage.
Ce fut cette année-là
et c'est cette année-ci et c'est cette année-ci.
***
à Angèle pour la dernière fois
Nous avions encore tant à te dire
maintenant tu sais...
Le langage a cesssé d'être trahison
le silence, barrière.
Nous vieillirons ensemble désormais.
Les bandes magnétiques, le téléphone,
les ondes n'ont plus cours.
Tu nous laisses tes mots pour célébrer
c'est nous qui sommes ta voix
dans cette distance à n'en plus finir
d'un coup abolie.
Dans la nuit plus profonde que la nuit
tu vois la lumière
la clef de l'énigme t'est donnée
et, le miroir, tourné.
Les aveugles c'est nous désormais.
Ce cœur usé de tant d'éphémère
ce cœur d'intensité
a cessé de battre à l'horloge du temps
car seule pouvait combler sa quête
l'éternité.
Le verbe t'avait prise pour prêtresse
Tu as rallié la demeure du feu
centre où s'accomplit
dans l'immobilité soudaine des astres
le grand œuvre de chair.
© Nicole Laurent -Catrice, La Sans Visage, éd. Ere 1996
***
Le Nord
à Pierre Dhainaut
à Denis Gambiez
1
Douai le beffroi carillonne
A ma mémoire
La Scarpe tisse ses repères
Pecquencourt Vred Marchiennes
Très loin au bout de ces noms
La mer vers le Nord...
...Rêve d'enfance
2
La terre se faisait noire
Comme ma peur
La terre recouvrait la terre
Et saignait des briques rouges
3
Ce pays se sculptait avec la sueur. Le travail des hommes l'habitait tout entier.
4
Seuls les terrils
Parfois immenses
Limitaient le regard d'enfant
La terre y reprenait ses droits
L'arbre recouvert renaissait
S'enracinait dans cette écorce noire
5
C'était ce pays de froid dans le dos Qui tout entier travaillait à la chaleur
6
Champs ouverts entre deux villes
Entre deux corons
La terre assiégée donnait encore
Du coeur au ventre
7
C'est là que j'ai appris l'humilité, que j'ai appris à m'enfoncer dans la terre.
8
L'hiver il fallait chercher le feu
Grapiller
Au bas du terril
Le feu était parfois déterré
A coups de pied
Gaillettes froides comme des glaçons
Gaillettes perdues au milieu des pierres
Arêtes vives qui brisaient
Les mains et le dos de l'enfant
9
Au loin le soir
La lueur rouge de la sidérurgie
La terre pouvait-elle fondre
Comme la lave sous nos pas ?
10
Ce pays donnait le Nord
La peau y trouvait sens
Aux pavés des chemins
Se dessinait le tremblement de vivre
11
La terre sûrement portait en elle
Des tas de secrets
Et l'histoire du monde nous réchauffait
12
Les gens se cachaient pour donner
Ils recouvraient la peine d'un sourire
Et portaient comme un vêtement
Le rire et la joie
13
La seule richesse était noire
Elle sortait en hurlant
Comme du ventre de la mère
14
Les filles se donnaient tôt comme la terre
Elles avaient le temps aux trousses
Et permettaient l'amour qui cherche au plus profond
Elles offraient la chaleur pour une rose
15
C'est leur beauté sans doute
Et le grain de leur peau nue
Qui permettait au mineur
D'affronter la nuit
16
Les garçons les regardaient
Et forgeaient leurs rêves
Sur l'image devinée de leur corps
Pour s'abîmer sur un ventre inventé
Tout chaud de la tendresse retrouvée
17
La corne d'une péniche
Déchirait le ciel
Un pont se levait
Laissait passer un rêve
18
Plus loin encore
On travaillait pour la chaleur
Qui recouvre la peau
19
C'était le pays où je n'étais pas
Où je ne savais que n'être
Aujourd'hui j'ai perdu sa lumière
J'ai perdu le Nord et mon enfance
© Guy Allix, Lèvres de peu suivi de Le Nord, éd. Rougerie, 1993
Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre. Nicole Laurent-Catrice est une écrivaine française, née en 1937 dans le nord de la France. Après une enfance en Anjou puis à Paris, elle vit aujourd'hui [Quand ?] en Bretagne depuis 1970. Hispaniste, elle étudie quelque temps la langue bretonne pour des raisons culturelles et personnelles.
http://wikipedia.org
© Photo de Nicole Laurent-Catrice par Yvon Kervinio
Poèmes pour l'amitié (11)
Poèmes pour l'amitié (11)
Jean-Claude Touzeil
C'est la fête de Jean-Claude, le père Fonda
Ce dimanche 1er mai 2022, a lieu le 36e printemps de Durcet dans l'Orne. Grâce à Jean-Claude Touzeil, dit "Le père Fonda", Durcet, village en poésie, est devenu en quelque sorte la capitale mondiale de la poésie. On trouvera que j'exagère et pourtant qui a connu le Printemps des poètes de Durcet, dans ses différentes formules depuis tant d'années, sait qu'il se passe là tous les ans quelque chose d'unique par l'atmosphère très singulière qui y règne. Durcet, c'est la poésie. C'est la fraternité des poètes. C'est le petit peuple des poètes. C'est l'humour, le rire, la blague. Une humilité retrouvée. Et tout un petit village qui participe activement avec ses "hirondelles" (ainsi se nomment les nombreux et généreux bénévoles) à la réussite de l'événement, car c'en est un ! Ainsi le "poète" qui se prend trop au sérieux, n'y passera au maximum qu'une fois... Le père Fonda est un peu un magicien car une telle réussite est exceptionnelle !
Les dernières années, des poètes venus de toute la France (mais aussi des poètes venus du passé ainsi que de nombreux promeneurs du coin) s'assemblaient la samedi pour "le chemin des Durcet", ils venaient lire un de leur poème exposé sur une borne à de très nombreux promeneurs. Neuf km de marche dans de beaux chemins parfois très creux que de petits plaisantins envisagèrent de "paver" lors d'un retour d'une balade beaucoup trop arrosée par les trombes normandes. L'année suivante, on inaugura même, en grande bottes, le pavage du chemin avec un beau pavé breton, resté depuis, tout seul, sur le bureau du Maire de la commune. Une des nombreuses blagues de l'histoire du Durcet : voilà pour l'ambiance !
Certains des poètes invités étaient venus la veille dans les classes du coin pour parler de poésie et animer des ateliers d'écriture. Et on les retrouvait, le dimanche, au petit salon de poésie très fréquenté par les habitants de la région. Voilà pour le Printemps du Durcet.
Mais le prince du Printemps de Durcet, en cette année de grâce 2022, c'est le père Fonda et on lui rend avec cet hommage une infime part de ce qu'il a offert à tant de poète. Et tous vont recevoir en même temps le cadeau de sa poésie qui va résonner sur toutes les bornes du chemins, devant les arbres aimés sous l'accompagnement des oiseaux. Une poésie simplement humaine et tendre qui nous tend simplement la main, et avec ce sourire, ce rire et cette fantaisie sans lesquels il n'y a pas de réelle poignée de main ni de réelle amitié. Sans lesquels il n'y pas de vraie générosité.
Cette semaine, comme nous sommes le 1er mai, fête du travail, je laisse toute la place à l'ami Jean-claude et ne publie pas de poème du tipouet.
Je donne donc simplement à lire deux poèmes de Jean-claude et je donne à entendre un choix de ses poèmes sur YouTube.
Poèmes de Jean-Claude
ÉLAN
La première fois
que l’escargot
fit le tour
de la Terre
c’était juste
pour occuper
sa retraite
d’employé
communal
Il prit le temps
de regarder
le paysage
La deuxième fois
c’était pour voir
comment allait
le monde
Il prit le temps
de bavarder
avec les gens
Et la troisième fois
ce fut simplement
emporté
par son élan
Il prit le temps
de ralentir
pour éviter
un tour de plus
***
Sont-ils encore vivants
Jean-Baptiste et Marie
Qui gravèrent leurs noms
Sur le tronc du vieux hêtre ?
Sont-ils encore vivants
Et s’aiment-ils encore
Jean-Baptiste et Marie
Marie et Jean-Baptiste
Qui gravèrent leurs noms
À l’intérieur d’un coeur
Sur le tronc du vieux hêtre ?
Et s’aiment-ils encore
Marie et Jean-Baptiste
À l’intérieur d’un coeur ?
(Peuples d’arbres, Donner à Voir)
Poèmes pour l'amitié (10)
Poèmes pour l'amitié (10)
Jean Rivet
J'avais ouvert cette chronique régulière avec un ami décédé, Michel Baglin. Aujourd'hui je veux retrouver un autre ami parti lui aussi, il y a déjà treize ans maintenant, en juillet 2010. Il m'a quitté en même temps qu'une toute belle me quittait. Jean, je l'ai rencontré trop tard sûrement, bien trop tard. C'était en 2000, je crois, grâce à un texte de lui qui était anonymé et qu'il avait envoyé pour un prix de poésie dont je présidais le jury : le prix du café-livre de Lassy dans le Calvados. Une rencontre dans un train qui me menait de Caen à Carentan dans la Manche où, hélas, j'"habitais". J'avais emporté la chemise avec les poèmes qui concouraient pour le prix et j'ai été subjugué par ce texte, par sa force et son humilité, son manque évident de fard. Une merveilleuse simplicité qui disait tant. Qui aimait tant !
C'est ce texte que vous lirez plus bas et que Jean a publié au Nouvel Athanor grâce à moi par la suite.
Jean obtint le premier prix bien sûr et je pense que j'aurais fait un scandale s'il en avait été autrement. Nous sommes devenus amis aussitôt lors de la remise du prix. Jean était si bon, si simple, si généreux. Nous nous sommes un temps engueulés tous deux par la suite au sujet d'un triste individu que je prenais pour un ami mais qui n'était qu'un faussaire et qui se donnait pour un "poète professionnel" (sic)... le ridicule ne tue pas. Jean, très lucide, avait raison et j'avais tristement tort, j'en éprouve toujours un vrai remords même si bien sûr nous étions trop amis pour nous brouiller définitivement. Nous nous sommes croisés plusieurs fois ensuite et il m'avait encouragé à venir le voir chez lui, à Frénouville, dans la cabane du jardin où il écrivait. Je lui avais dit que j'irais en vélo et que... je lui ferais la surprise. Jean luttait depuis plusieurs années contre une saloperie de crabe... Une première fois je l'ai appelé à l'entrée de Frénouville. Et là il me répondit qu'il était très fatigué, trop fatigué suite à une chimio... Je l'entends encore : "Tu ne m'en veux pas pas, Guy ?". Comment aurais-je pu lui en vouloir. Je m'en voulais à moi de n'être pas allé plus tôt... Un seconde fois, ce fut Michèle, son aimée, qui me répondit... Jean venait d'être hospitalisé.
Trois jours plus tard, mon ami Gérard m'apprenait le décès de Jean et nous nous retrouvions tous deux au funerarium de Caen. Jean avait voulu le plus grand dépouillement. Nous sommes tous simplement passés devant le cercueil, avons posé notre main dessus quelques secondes et nous sommes sortis avec notre douleur...
La mort la vie
1
La mort toujours à l’affut
Et cela qui bat
Fragile
Vertigineux
Tout au-dessus du vide
Le cri remonte avec la terre
Te convoque à l’urgence
Tu replies tes mains
Au-dedans de l’amour
*
2
Cela vient de si loin
Cela fuse au-dedans
Du non-sens
Tu pars en quête
De ce que tu ne sauras pas
*
3
Seul ce sens-là
Au dépourvu
C’est si peu
Si terrible pourtant
Le nom de vivre
Anthologie pour le Printemps des poètes 2020 Le poème pour seul courage, Le Castor astral, 2020
Jean Rivet
Rue Circulaire premier étage porte droite
quand le chien s'essuyait les pattes sur le tapis
un jour d'amour de terre tendrement mouillée
avec ces flocons sur les arabesques de la fenêtre
Rue Circulaire premier étage le samedi soir
après la fumée des cigarettes ah ces trains que
nous avions aimés ces espoirs cette jeunesse qui
nous prenait à la gorge le samedi soir dans la fumée
des cigarettes dans ces parties de cartes
où le noir sortait souvent
Le samedi soir au lit nous entendions les voisins
du dessus faire l'amour et nous nous demandions
pourquoi il allait falloir abandonner ces quais
de gare ces mots d'amour ce désir qui nous
brûlait et entrer dans les rides laisser
notre enfant l'herbe du plateau d'Avron
les pivoines au soleil couchant les marches
gravies un dimanche après-midi et la lecture
de ces livres dont les pages étaient
marquées à jamais d'une carte hebdomadaire
de métro station Denfert-Rochereau
Jean rivet, Chemin d’automne, Le Nouvel Athanor, 2002
Poème pour enfant de Jean
Elle m’a dit
Je t’aime
Beaucoup
C’est pas assez
A-t-elle ajouté
Et elle a effacé
« Beaucoup ».
Le soleil meurt dans un brin d'herbe, éditions Motus
Poèmes pour l'amitié (9)
Poèmes pour l'amitié (9)
Marie-Josée Christien
Dans cette rubrique, j'établis souvent une correspondance entre mon univers et l'univers d'un ou d'une poète que je considère comme un ou une amie quand bien même je ne l'ai pas rencontré(e). Dans les faits je n'ai pas énormément d'amis poètes car je ne cours pas les salons et les rencontres. J'aime une certaine discrétion et l'amitié se doit aussi d'être rare pour être vraie. Dans ce cadre, j'ai pensé dès le début à Marie-Josée Christien. Une grande amie, très généreuse, et qui m'a beaucoup aidé depuis bientôt quinze ans. Toujours présente et disponible pour l'amitié et la poésie. Et il y a eu entre nous ces "Correspondances", titre d'une recueil à quatre mains paru en 2011 chez Les Editions Sauvages.
La poésie de Marie-Josée est une poésie exigeante, concise et d'une grande humanité. Une poésie sans concession aux modes et au petit entre-soi parisien. Tant dans la vie et dans sa relation aux autres que dans ses poèmes, Marie-Josée est simplement authentique... une valeur bien rare de nos jours. C'est dans cette authenticité qu'elle accède au plus vrai de nos profondeurs. Avec une extrême sobriété et une économie de moyens la parole de Marie-Josée Christien résonne longtemps en nous.
Je tiens Marie-Josée Christien pour une des plus vraies poètes d'aujourd'hui.
Seul un sourire
Ce doux masque ce courage
Un visage s’imprime en nous contre la mort même
Un visage un peu d’éternité en partage
Guy Allix, Correspondances, Les Editions Sauvages, 2011
Petits hommes dans l’univers
Grands du seul sable dans le désert
Ils décrètent leur propre génie
Comme on érige une ruine déjà
Une maison de papier sous l’orage
Quand il n’y a que l’amour
Une poignée de poussière
Une seule poignée
de main
Nous survivrons de l’inexistence même
En nul lieu que l'ombre
Guy Allix, Correspondances, Les Editions Sauvages, 2011
Au rebours de la nuit
la tendresse incertaine
des présages
se balbutie du bout des lèvres
clairvoyance
entrevue plus loin
que l’horizon
de la raison
toute parole
partagée
porte des fragments
d’éternité.
Marie-Josée Christien, Correspondances, Les Editions Sauvages, 2011
A pleines gorgées
le lent tourbillon
de nos correspondances
la rencontre
précieuse
où tout est humble
avec certitude
où secrètement
nos chemins s’enroulent
assidus
à l’errance.
Marie-Josée Christien, Correspondances, Les Editions Sauvages, 2011
Marie-Josée Christien est née en 1957 à Guiscriff. Institutrice et directrice d'école maternelle en centre-Bretagne ( Motreff et Carhaix) puis à Quimper jusqu'en 2000. Elle a été professeur des écoles à Ergué-Gabéric, près de Quimper, de 2003 à 2015. Elle se consacre à l'écriture depuis 2015.
http://wikipedia.org
Poèmes pour l'amitié (8)
Poèmes pour l'amitié (8)
Lucien Wasselin
Les poètes aujourd'hui partent sur la pointe des pieds sans faire pllus de bruit qu'une feuille morte qui touche le sol. C'est ainsi que Lucien Wasselin nous a quittés. Il est mort le 11 février 2022 et nous ne l'avons appris qu'il y a quelques jours. Il a vécu toute sa vie dans le Nord, ma région d'enfance et, du fait de sa maladie, il était venu en Bretagne il y a quelque temps, comme moi. C'était simplement un vrai poète généreux et attentif. En révolte contre le profond désordre de ce monde. Etre poète c'est être rebelle et révolté, c'est vouloir retrouver la vraie dignité du monde sous le fatras de l'ignoble. Lucien était de ce combat et il savait combattre aussi avec sa plume pour ses amis poètes, pour défendre et faire connaître leurs livres. Il avait un jour "décidé/ d'allumer le flambeau: dans l'obscure circonférence de notre esprit". C'est cela aussi, fondamentalement, la poésie.
Grande tristessse et remords, j'ai trop peu échangé avec Lucien pourtant si ouvert et fraternel. Les amitiés manquées (comme on manque un train...) sont des douleurs que seule notre propre mort apaise.
Que l'œuvre de Lucien reçoive désormais la belle amitié des lecteurs qui prendront ce temps précieux de le lire.
On lira, après un de mes textes issus du Au nom de la terre, des poèmes de Lucien publiés dans mon anthologie subjective. Puis en lien l'hommage rendu par l'amie Marie-Josée Christien sur ABP ainsi que ceux rendus sur Décharge et Texture les amis de Michel Baglin.
Le peuple de la terre
On l’appelait le peuple de la terre
Mais le plus souvent on ne l’appelait pas
Tant il fallait se pencher pour trouver un nom
A ce peuple sans gloire
A ce peuple courbé
Enraciné là
Le peuple de la terre
L’humble
Ces hommes ces femmes
Les très bas
Toujours à hauteur de ce sol
Qui les avait vus naître
Et n’être que si peu
Au regard de ces puissants
qu’ils nourrissaient
Peuple de ces yeux scrutant toujours le ciel
En attente d’une éclaircie ou d’une pluie
Le peuple de la terre
Au plus près de la mort
Pour donner la vie
Au plus près de l’humus
Au plus près de l’humain
Peuple de mains rudes
Dans le rythme exact des saisons
Peuple de patience et de consentement
Peuple du pays et du paysage
Qu’il dessinait inlassablement
Les très bas
Les atterrés
Guy Allix, Au nom de la terre, Les Editions Sauvages, 2018
***
Poèmes de Lucien Wasselin
L'obscure circonférence
à Ladislas Kijno
alors puisque la lumière
reste à créer dans les fourrés matinaux
et que s'envolent d'improbables oiseaux
vers ce qui nous dépasse
alors que dans nos mains
brûle une lumière que nous protégeons
par la grâce du souffle fragile
et qu'à jamais nous plongeons
vers la connaissance sans cesse reculée
occultée méprisée par les marchands du temple
nous avons décidé
d'allumer le flambeau
dans l'obscure circonférence de notre esprit
***
C.C.C.P.
c'était au temps de l'Union Soviétique. il voulait oublier (et faire oublier) ses origines. il roulait en voiture de luxe. il était directeur d'école. il était propre sur lui : costume trois pièces, chemise blanche et cravate à toute heure. sa femme blonde, décolorée à souhait, était coiffeuse à son compte. il était membre de la jeune chambre économique. il était candidat de droite aux élections locales. il avait des ambitions. il n'était pas antipathique. il était fier de son fils : il lui avait acheté un tee-shirt superbe, non pas celui avec la tête romantique du Che, ni celui avec une étoile rouge... non, un autre, très sobre, avec une simple inscription, C.C.C.P. sur fond noir, sans la faucille, sans le marteau. une réclame pour les chèques postaux, en quelque sorte. un rien sarcastique, je lui fis remarquer que ces lettres cyrilliques signifiaient U.R.S.S. mais je n'eus pas la cruauté de lui citer Front Rouge, le poème d'Aragon: Vous avez vu / les grèves du Nord / Je connais Berck et Paris Plage / Mais non les grèves S.S.S.R. / S.S.S.R. S.S.S.R. S.S.S.R. le lendemain, son fils fut privé de tee-shirt.
Lucien Wasselin
C'est avec une grande tristesse que j'apprends par la revue numérique Texture que le poète critique Lucien Wasselin est décédé le 3 février à Plérin où il vivait depuis quelques années.
https://abp.bzh
La route inconnue : l'émission de Christophe Jubien sur Radio Grandciel. Décharge en est partenaire. Chroniques de Jacques Morin et de Louis Dubost, en alternance avec Claude Vercey, , tous les quinze jours. Le site de Renaud : pour découvrir les autres travaux du concepteur de notre site.
https://www.dechargelarevue.com
Lucien WASSELIN (1945 - 2022) " Du soleil ou de la nuit / s'en fout la mort " Adhérent de la première heure à notre association, Lucien Wasselin nous a quittés. Il était l'un des proches de Michel et son collaborateur le plus prolixe à Texture où il donna...
http://textureamb.over-blog.com
Poèmes pour l'amitié (7)
Poèmes pour l'amitié (7)
Fadwa Souleimane
Simplement en souvenir d'une autre résistante, sublime, dans une autre guerre, dans une autre... boucherie quand Fadwa Souleimane ne réclamait que la justice et la liberté pour son peuple, et ce dans la non violence et dans une revendication laïque. Fadwa et son courage inaltérable. Son courage jusqu'au bout de la vie. Que ses poèmes puissent s'entendre jusqu'à une autre terre martyrisée.
A mes amis syriens de l’été 2001
Et à Fadwa Souleimane, in memoriam
Il y avait votre rire. Il y avait votre joie. Il y avait votre amitié. Et cette chanson de la France qui passait les frontières. Vous me disiez : viens chez nous, viens voir notre beau pays, plein de fête et de rire et de joie. Plein de fraternité !
Mes amis d’un été. Mes beaux témoins de la rencontre d’un amour. Avec vous on rêvait d’un pays. On rêvait d’une terre et la terre était belle à vos pieds, gonflée de ce rêve même. De votre chaude poignée de main.
C’était avant tous ces morts. Tant plus de morts qu’on n’ose les compter.
Je ne sais si vous êtes là encore mais vos rires et vos chansons se sont éteints et gisent eux-mêmes comme des morts. Et vous-mêmes, peut-être poussière déjà pour certains ou pourriture sous les bombes de la pourriture immonde qui vous assassine.
Aujourd’hui, mon poème a mal à la poésie qui crie, se révolte, mais ne peut rien faire d’autre que témoigner et s’insurger encore contre l’infâme et la haine.
Et rêver encore et toujours un pays comme en rêvait celle-là même qui s’est tue après s’être tant battue. Et tisser une terre enfin belle à nos pieds comme en rêvait Fadwa.
Belle par-dessus tous ces morts, tous vos morts, par-dessus vous et avec vous.
Guy Allix
Paru dans 50 Poètes Sémaphoriques, anthologie de l amaison de poésie du pays de Quimperlé, 2017
(texte commencé en 2013 et réécrit après la mort de Fadwa Suleimane le 17 août 2017)
***
Nuit
Dans l’obscurité éblouissante
mon visage est un charbon en fleurs
dans la blessure de la mémoire
et ma mémoire
est faite des villes qui meurent
effacées
par le déversement du temps dans un autre temps
Dans l’obscurité éblouissante
ma main droite est un pont formé des têtes de mes amis
et ma main gauche de forêts de bras coupés
qui continuent à réclamer la paix
dans l’obscurité éblouissante
Mon dernier souffle comme la chute de l’argent sur les villes
de cendres endormies brûlant
de Rome à la Palestine
d’Hitler à Daech
Fadwa Souleimane, Dans l'obscurité éblouissante, Al Manar, traduction de l'arabe par Sali El Jam, 2017
La fille s’enfuit
de la fenêtre donnant sur un nuage bleu
comme les rêves d’un enfant qui dort au sein de Dax
Damas
attend le retour de la fille dans la vieille maison
une paume comme le secret du jardin du Petit Escalère
un visage comme une paume de la maîtresse de la mort
La fille viendra avec ses cheveux de nuit
ô nuit longue ô fille
la fille viendra avec sa blessure qui enfantera
ô enfant malheureux ma fille
à la vieille maison la fille viendra
sa fenêtre donne sur des nuages semblables au rêve d’un
enfant à naître
qui est encore caché au sein de Dax
Fadwa Souleimane, Dans l'obscurité éblouissante, Al Manar, traduction de l'arabe par Sali El Jam, 2017
Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre. Fadwa Souleimane en 2003. Fadwa Souleimane (également transcrit comme Fadwa Suleiman ou Fadwa Soliman ; en arabe : فدوى سليمان) est une actrice syrienne alaouite, militante et poétesse, née le à Alep et morte le , , à Paris.
http://wikipedia.org
poèmes pour l'amitié (6)
Poèmes pour l'amitié (6)
Comme je ne suis pas doué pour les rendez-vous réguliers et pour la... ponctualité, j'enlève le mot "dimanche" du titre de cette rubrique régulière. Après tout, très longtemps, trop longtemps, j'ai haï les dimanches moi aussi, ces jours d'aliénation.
Ce sera donc juste un rendez-vous pour l'amitié, qui est l'un des mots les plus importants de ma vie. Et j'ai toujours considéré que les poèmes étaient des mots d'amitié.
Oui, l'amitié ! Ce phare dont on m'a trop longtemps écarté. Il y a les amis qu'on a rencontrés, les amis pour toujours qui tiennent chaud au cœur et vous retiennent la main quand vous êtes prêt à tomber dans le vide. Et puis il y a les amis inconnus, ceux que l'on a ratés et qui vous tiennent la main par les mots. Loïc Herry est en quelque sorte cet ami pour moi, c'est un remords aussi. Nous nous sommes peut-être croisés à la fac de Caen dans les années 70 mais, étudiant salarié pendant toutes mes études et habitant loin de Caen j'y étais dispensé d'assiduité et finalement très peu... assidu. Je n'ai jamais rencontré Loïc. J'avais bien lu Eclats paru chez Motus il y a longtemps mais c'était tout. Et puis si je n'ai pas rencontré Loïc, j'ai eu la chance, merveilleuse, de rencontrer un jour Nelly et Guy Herry, ses parents si généreux, si forts, si aimants. Je pense toujours à eux avec beaucoup d'émotion. C'était à cherbourg où ils habitent. Et il était trop tard pour rencontrer le fils. Il était décédé très jeune d'un cancer et avait laissé, pour seul héritage, tous ses poèmes, la plupart non publiés encore, dans son ordinateur. Alors Nelly et Guy se sont appliqués à faire vivre cette part du fils. Avec une ferveur rare, ils ont rassemblé les poèmes de Loïc et cherché des éditeurs. Aujourd'hui Loïc Herry est un poète reconnu par les amis de la poésie, une voix forte et authentique. J'ose dire : un poète VIVANT.
Le 28 février, Nelly et Guy m'ont fait parvenir, suite à mes "poèmes pour l'amitié (2)" ce texte de Loïc en prise avec une certaine actualité et le lourd souvenir d'une autre invasion. J'ai décidé très vite de le publier ici après mon poème, simplement, en complicité avec mes amis Nelly et Guy et pour que vive toujours plus la voix de Loïc.
Patience de la terre
Juste une poignée de terre
Et un peu d’eau
Juste une poignée terraquée
Et tu attends
Que germent les premiers mots
Entre tes doigts
Dans le silence recueilli de cette main
Qui consent à l’humus
A ce cycle terrible
Où toute vie est terrassée
Pour que renaisse le vivant
Guy Allix, Au nom de la terre, Les Editions Sauvages, 2018
***
Prague
16 janvier 1969, Jan Palach.
Les tanks écrasent des fleurs qui brûlent, les tanks étouffent la ville baroque, les camarades tankistes regardent ailleurs et se bouchent les oreilles.
Karl Marx étrangle Karl Marx.
16 janvier 1969, Jan Palach brûle, Jan Palach brûle.
Un frisson court sur l’échine de l’Europe. En sommes-nous là ? Un drapeau rouge pantèle ; on ne sait plus comment le regarder. Wenceslas fut assassiné par son frère.
16 janvier 1969, Prague cambre ses ponts au-dessus de la Moldau, toute la Bohème respire dans les verticales élancées. Un jeune homme aux vêtements imbibés d’essence craque une allumette sous la statue de saint Wenceslas.
16 janvier 1969, une torche roule sous les yeux horrifiés de l’Europe. Jan Palach, Jan Palach brûle.
Loïc Herry, Parmi l’écume inconnue III (recueil inédit)
Il n'y a pas d'extrêmité
Il n'y que l'absence
Et ça commence tôt.
Loïc Herry
2014, Hélène Cixous : "Nous n'oublierons jamais Loïc..." Le 30 août 2021, 9ème parution, 8 poèmes de jeunesse retrouvés et publiés par Françoise Favretto, éditions de l'agneau. Cliquer sur RECUEILS Lisez aussi la critique éclairante, étonnante de par sa précision, de Fattorius, sur Babelio.com 2 émissions radio de poésie sur Loïc HERRY - juin et octobre 2017 : Retrouvez les deux émissions sur Radio Alliance plus en cliquant sur ce lien.
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