Le rendez-vous
C'est en gros l'histoire d'un homme dont on se paie la tête...
Le jour où j'ai remis cette page en ligne (25 juin 2013) cela faisait exactement 16 jours que j'avais appris qu'on s'était à nouveau payé ma tête.
Et de belle manière !
Je me souviendrai à jamais du 9 juin 2013.
Pas plus avancé donc qu'il y a cinq ans (voir petit commentaire après la nouvelle...) et donc toujours aussi pauvre bougre.
"Je m'étonne toujours etc." (J.M.G. Le Clezio)
à Serge Cabioc'h, à Gilles Perrault...
et à la mémoire de Christian Ranucci, mort en des temps de barbarie et d'injustice (voir en fin de page)
"Je suis de plus en plus étonné par le nombre de choses que je ne comprends pas. Je m'inquiète un peu : après tout, serais-je un imbécile ?"
J.M.G. Le Clézio, L'extase matérielle
C'était comme le silence peuplé de l'avant-scène. Un silence que le vacarme de la sirène n'aurait su troubler. Un silence de regards tendus qui s'échappaient vers le bout du voyage, devançant des visages aux traits impassibles. L'attente régnait, occupait tout le bâtiment, et le temps ne se marquait plus que par cet espace, par tout ce bleu, qui se réduisait comme sous l'emprise du désir. Et puis, enfin, l'heure accostait et tout un peuple de muscles, que l'on aurait pu croire définitivement figé l'instant précédent, se mettait en marche et piétinait l'immobile. C'était comme un sang neuf qui venait nourrir l'île.
A l'écart de ce mouvement, comme s'il attendait que ce léger fil bleu sous la passerelle disparût entièrement, Christian n'avait pas esquissé le moindre geste. Il n'était encore que ce regard vide, accroché au sol. Comme l'image d'une ultime résignation.
Cette lettre, celle-là même qui l'avait amené ici, ne cessait de l'intriguer, de le questionner. Enfin Adèle n'aurait-elle pas pu s'expliquer davantage ? Quel était ce mystère? De cette lettre ou de lui Christian ne savait plus maintenant qui portait l'autre : elle s'inscrivait en effet en lui comme une trace indélébile, un peu à la manière d'un nom, une marque tout à la fois dérisoire et capitale qui le détenait désormais.
Comme il nous arrive parfois de vérifier les battements de notre cœur, Christian, pour se convaincre de la réalité de la lettre, ne cessait de la palper, de la froisser entre ses doigts humides.
Enfin le calme, soudain revenu, le sortit de sa claustration. Il avança machinalement vers la passerelle puis, l'ayant franchie, se retrouva sur l'île. Mais rien n'y faisait; comme l'aurait dit Adèle "sa tête était ailleurs". Cette lettre - avec ce ton si péremptoire qu'il ne connaissait pas chez la jeune femme - avait comme tranché sa vie, déchiré son être. C'était comme s'il recommençait maladroitement un autre passage, un autre lui-même. Comme une autre peau qui ne collait pas bien à sa vie.
Il n'aurait su expliquer comment mais depuis ce peu de mots sur ce papier froissé - et apparemment plié à la hâte - dans cette enveloppe jaunie - Adèle écrivait si peu... - rien n'était plus comme avant et toute cette part de vie avant la lettre devenait aussi, d'une certaine manière, méconnaissable. Ce n'était pas tant ces phrases sibyllines, tracées d'une main malhabile, qui avaient tout bouleversé, que leur manque, que leur vide. Comme si cette lettre en recouvrait une autre. Comme on cache un cadavre ou un indice. Tout le discours d'Adèle était oblique et cela convenait assez mal à la jeune femme. Christian avait l'impression d'être plongé dans une fiction de Borges et cette vie future devenait comme la Babylone un "infini jeu de hasards" qui se partageaient son corps.
Il fallut, une fois de plus, relire la lettre sur le quai...
Christian ne pouvait que relever le nombre de fautes d'orthographe. Adèle n'avait que très peu d'instruction. C'était par ailleurs une écervelée et c'est cela justement qui constituait, aux yeux de Christian, une grande partie de son charme. Plutôt qu'une femme c'était une espèce de petit animal fragile qui se blottissait contre lui quand il avait peur. Mais un petit animal dont l'innocence connaissait toutes les caresses, toutes les faveurs, toutes les grâces qui retiennent un homme. Elle l'avait ainsi séduit dès le premier instant : elle l'avait enlevé. Il faut dire que Christian, qui était déjà reconnu comme un des intellectuels les plus brillants de l'époque, était très rarement la proie des femmes de son monde : aux méandres et au vernis des sombres intellectuelles il préférait les courbes fraîches de la candeur, la flamme vive d'un rire vrai. Et c'était cela qu'il venait aimer, qu'il venait étreindre.
On se demandait bien comment Adèle, de son côté, avait bien pu s'y prendre pour épouser ce juge - acariâtre, austère - "une vraie porte de prison", disait-elle elle-même comme si elle avait lu Flaubert. On se demandait comment elle avait pu s'y prendre pour se faire épouser par cet homme pour qui la culture contribuait d'abord au paraître et pour qui chaque mot était prétexte à de longues dissertations. Il pontifiait sans cesse et même devant son épouse - qui lui servait alors d'auditoire facile -. D'après le portrait qu'en faisait Adèle, il ne pouvait parler que comme Mallarmé, Gongora et Jacques Lacan réunis.
La distance entre ces deux êtres était si grande qu'il semblait en fait que l'un des deux avait tout simplement domestiqué l'autre après l'avoir amené dans un terrain miné. Mais il eût été bien difficile finalement - et Christian s'en faisait justement la réflexion - de désigner dans ce couple le maître et l'esclave : l'innocence n'est-elle pas souvent le pire des pièges ?
Cependant la lettre ne cessait d'interroger Christian : ce départ impromptu du juge, cette impatience d'Adèle... Elle qui s'était toujours opposée à la venue de Christian dans l'île. Certaines phrases semblaient ici dénuées de sens. Que voulait donc dire Adèle ? Bien sûr Christian avait l'habitude des "sorties" de la jeune femme toujours "à côté de la plaque" comme elle se plaisait à dire elle-même. Mais enfin ces mots ne lui ressemblaient pas : "ce n'était pas son style". Oui c'était bien son écriture mais ce n'était pas ses mots. Et puis quelle était donc cette étrange machine ? Etait-ce là une de ces facilités de langage si fréquentes chez Adèle - facilités qui n'étaient pas sans irriter un intellectuel particulièrement attentif à la précision du vocabulaire et qui goûtait chaque vocable comme un trésor de saveurs - ? Et, dans ce cas, quelle chose pouvait bien se cacher derrière le mot ? Quant à l'importance "capitale", démesurée, qui était donnée à la visite de Christian on pouvait bien sûr penser qu'il s'agissait là d'une hyperbole - Adèle exagérait toujours et tombait très facilement dans un style emphatique d'un goût fort douteux -. Mais quand bien même on arrivait à la résoudre en chaque point, l'énigme restait entière ou plutôt semblait se reconstituer indéfiniment. Bien sûr il y avait là un peu du geste d'Adèle et ses impossibles fautes d'orthographe...
Un rire de petite fille vint interrompre ses réflexions. Adèle était là, près de lui. Déjà elle se haussait comme elle pouvait sur la pointe des pieds pour arriver à sa bouche, à son visage, à cette tête dont elle disait toujours qu'elle n'était pas en accord avec la silhouette, très élancée, très souple, de Christian. "Cette tête et ce corps-là ont dû se rencontrer par hasard", disait-elle souvent en ajoutant qu'il "faudrait un jour y mettre bon ordre". Elle parlait ainsi comme on parle à sa poupée et riait comme une fillette.
Christian était à nouveau - mais avait-il jamais cessé de l'être ? - sous le charme. Le mystère était recouvert par ce profond désir qui occupait tout son corps, toute sa pensée. La candeur, l'innocence, la fragilité d'Adèle faisaient maintenant leur effet habituel. Déjà ils se dirigeaient tous deux avec empressement vers ce nouveau lieu de leurs étreintes.
Ils allaient de nouveau se réunir, se retrouver, mais cette fois-ci ce serait chez le juge et ce nouvel élément ajoutait à leur plaisir, les rassemblait un peu plus. Pendant que le juge s'occuperait de cette affaire de viol et de meurtre, Christian s'occuperait lui du petit corps adorable d'Adèle. Il ferait semblant de la violer, de la prendre de force -c'était là leur jeu favori-.
Ils étaient maintenant face à la maison du juge. De toute l'île c'était la plus froide, la plus austère. "Une vraie prison la maison de ton juge"... Elle était entourée de hauts murs et il fallait sonner au portail où un garde venait vous ouvrir. Tout, à l'intérieur de l'enceinte, venait confirmer un premier malaise.
Pourtant ils montèrent très vite dans la chambre retrouver leur étreinte. Adèle fit merveilleusement l'amour comme elle en avait le secret. Avec elle, Christian se sentait réuni, réconcilié. L'amour avec Adèle c'était toujours ce jeu d'enfant plein de câlineries et de tendresse par delà toutes les audaces et tous les fantasmes - et, petite fille, elle ne refusait rien et rien ne lui était inconnu -. C'était ce jeu innocent et doux auquel, il faut bien le dire, elle l'avait véritablement initié. C'était vraiment comme le vert paradis.
Plongé dans ce bonheur c'est à peine si Christian avait pu remarquer l'absence d'oiseaux dans l'enceinte de la "maison", l'absence d'arbres dans la cour, l'absence de fleurs... Il n'avait pas non plus remarqué cet avant-goût de sueur, de larmes et de sang. Le bonheur de Christian était si intense, si authentique, si virginal... Il n'avait pas non plus posé de questions. Avait-il des questions à poser, lui? Son rôle ne consistait qu'à s'exécuter devant les moindres caprices de sa maîtresse. La lettre était loin maintenant, comme dans un autre dossier, et il ne restait que le bonheur de deux corps noués.
C'est alors qu'on frappa à la porte et Christian, déconcerté, n'osant ouvrir, trois hommes firent violemment irruption... C'était donc lui, le juge ! Cet homme grand, livide, sec, qu'entouraient deux agents. C'était donc là le mari qui faisait face à l'amant. La situation aurait pu être ridicule et grotesque. Elle était en fait horrible. Elle était impossible.
Christian était maintenant seul. La belle enfant candide, loin d'être effrayée et surprise, avait en effet sauté au cou de son mari. Et elle restait là, s'agitant, se tortillant de toute sa nudité comme lorsque Christian l'habitait encore. Se retournant sur son amant elle lui découvrit un sourire qu'il ne lui connaissait pas : un sourire impossible lui aussi, un sourire qui la métamorphosait. Adèle était devenue comme la bête et Christian restait là, pétrifié, sans aucun recours, sans aucune défense, sans aucune possibilité de fuite.
L'attitude du juge était plus que déconcertante. Aucune rage, aucune colère ! Rien de cette indignation ou de cette souffrance qui sont le lot des hommes découvrant ce qu'on appelle leur infortune. Rien non plus de ce plaisir sordide que prennent certains à voir, à découvrir. C'était tout au contraire : le juge était plongé dans ce qu'on pourrait appeler une satisfaction impassible. Il était là sur le lieu prévu, convenu, consigné, devant une affaire entendue. Ni surprise, ni rancœur, mais la conscience du devoir accompli et quelques gestes rituels...
"La machine est prête pour ton plaisir" se contenta-t-il de déclarer en son âme et conscience à l'adresse de son indécente épouse qui frissonnait d'aise. A l'évocation de la machine la lettre refit surface en révélant cette fois toute l'épaisseur de son sens. Christian tenta bien de fuir mais rien, aucune issue, si ce n'est une minuscule ouverture, une petite lucarne - on n'y pouvait passer qu'un regard - à hauteur du lit encore humide d'amour et de bonheur, une lucarne par laquelle il eût été bien impossible de fuir. Les deux agents s'approchèrent et Christian dut se résigner devant l'horrible réalité : "on s'était donc payé sa tête". Et il retrouva une des expressions favorites d'Adèle.
Le monde qui l'entourait lui sembla comme une véritable glu où il avait plongé. Il était plein d'horreur. Il était surtout plein de rage contre lui-même : lui qui passait son temps à déchiffrer des textes, à retrouver le sens, il n'avait pu lire, comprendre, le texte de sa vie. De sa mort. La fausse candeur avait eu raison de son illusoire lucidité. Le petit corps diabolique de la maîtresse s'était joué des sens de l'intellectuel brillant qu'on avait cru reconnaître en Christian.
Il fut empoigné... Il y eut des coups, des coups, encore des coups, jusqu'à cette chaleur terrible de la nuque...
Le juge avait suivi le convoi. Adèle se coucha dans l'attente. Sur sa peau le plaisir ne cessait d'augmenter. Bientôt, sachant que l'heure était venue, elle ouvrit la lucarne. Elle vit plaquer le corps contre la machine. On fixa solidement le harnais. On donna un violent coup sur la nuque de Christian. On appuya sur le bouton et le fil bleu du couperet tomba sourdement. On vit la tête rebondir. On entendit Adèle qui gémissait.
Guy Allix, 1984, nouvelle publiée dans "Les Cahiers du Sens"
Aujourd'hui, cette nouvelle que je relis bien des années après sa rédaction, m'apparaît, mis à part mon côté finalement terne par rapport au personnage de Christian, tout simplement autobiographique. "Je suis de plus en plus étonné par le nombre de choses que je ne comprends pas."... Comment ai-je pu être imbécile à ce point ?
2008
A visiter : http://www.associationranucci.org/
Le dénouement de cette nouvelle est une réécriture de fin du Pull-over rouge de Gilles Perrault.
Il est à noter qu'en début d'année 2009, toujours suite à l'affaire Ranucci et aux deux livres Le Pull-over rouge et L'ombre de Christian Ranucci, l'ami Gilles a été condamné ainsi que son éditeur Fayard par la cour d'appel d'Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) à une amende de 5.000 euros chacun pour avoir soit disant "diffamé" des policiers de la brigade criminelle de Marseille.
10.000 euros de dommages et intérêts ont été aussi versés à chacun des quatre policiers qui poursuivaient l'écrivain et 3.000 euros pour frais de procédure ont été versés aux parties civiles.
Il a été ordonné encore que la publication de l'arrêt soit faite dans deux quotidiens, La Provence et Le Monde.
Ignoble ! Scandaleux !
Toujours ce déshonneur, cette "justice" aveugle et expéditive, bardée de ses certitudes et souvent de ses a priori, qui a horreur qu'on puisse oser mettre en cause ses décisions. Cette justice si expéditive qu'elle a envoyé à l'échafaud le 28 juillet 1976 un homme dont la culpabilité est loin d'être démontrée au vu de toutes les zones d'ombre et de toutes les contradictions qui entourent l'instruction. Ce avec la collaboration d'un Président de la République qui se disait pourtant contre la peine de mort... mais que ne fait-on pas pour quelques électeurs de plus quand on vous dit que "la France a peur" ?
Aujourd'hui, le véritable meurtrier de la petite Marie-Dolores court toujours, s'il le peut encore, avec la complicité d'une "justice" qui était pourtant sensée l'arrêter.
Lisez donc Gilles Perrault, l'un des grands honnêtes hommes de ce temps.