Le temps différé
Par Guy Allix et Hughes Labrusse
Hughes Labrusse - La poésie est l'enjeu de l'entretien. Il n'y a pas d'enjeu sans un combat. La poésie n'est pas neutre. C'est un rapport aux choses et à nous-mêmes. Il n'est pas évident. A chaque époque, il se modifie. Il engage les hommes dans la confrontation. Les poèmes sont les tentatives antagonistes de son élucidation.
Rougerie vient de publier Fragments des Fuites, après Mouvance mes Mots qui date de 1984. Ton ouvrage s'ouvre sur une citation de Blanchot selon laquelle le point où nous conduit l'œuvre est aussi celui où elle ne peut jamais nous conduire. Je comprends ce paradoxe comme le ressort de la proximité qui lie le don du poème à l'antériorité de toute donation. Se laisser approcher, tel est le propre du poète. Cet accueil rencontre le langage dans le déploiement de son jeu. Les pièces qui le composent ne prennent sens que dans cette dimension. Dans ton dernier recueil, ce rapport s'établit au titre des fragments et des fuites.
Guy Allix - Au fond, j'écris parce que ça échappe. Parce que je ne sais pas. Si je savais, si mon écriture atteignait ce lieu fixe dont tu te démarques toi aussi, elle déserterait la poésie. C'est que cette écriture est comme l'expérience de l'impossible. C'est le lieu fuyant, mouvant, où l'impossible affleure, mais aussi la mort, chance suprême de notre liberté, ce que ramasse le titre d'un de tes recueils : Le Temps ranime. La liberté mutile et tue, elle est mort, elle est tragique. L'œuvre est et n'est pas le monde. Elle n'est que ce mouvement, cette mouvance qui la désire au bout d'elle-même. La parole poétique est essentiellement la région d'un conflit. C'est en cela qu'elle est instable et mouvante.
H.L. - L'ambiguïté où tu te situes n'est pas, à proprement parler, une localisation, mais un éclairage. Le combat est une tension sans résolution dans la parole et à travers toutes les contrées de l'existence. Écrire, c'est le laisser se manifester. J'observe trois lignes de force dans ta démarche. L'adhésion sensible au verbe, cette horloge de sang qui ponctue l'accès à ton propre corps, et la double expérience de la mesure et du devenir. Mais ce triptyque est suscité par un horizon dont tu cherches à dire la primordialité, comme tu t'inquiètes, par ailleurs, des ténèbres de ton nom.
G .A. - Il n'y a peut-être pas tant adhésion que désir du verbe. Disons d'un autre NOM qui, dans le miroir, se lirait enfin "MON" et qui révèlerait l'appartenance au monde, l'appartenance du monde. Je n'adhère au verbe que dans l'échappée du monde. Ce qui précède le dit assez. Nommer, c'est tuer, se tuer autant que tuer la chose. Le mot nous possède comme tu as coutume de dire que les dieux se jouent de nous. Nommer, c'est aussi construire sa pierre, et là je pense à Rivot, ou à son suaire. Il n'y a démesure que celle du chant qui est aussi vent et outrance. Qui est aussi, comme tu sais le dire, arbre excessif
H.L. - Les dieux se jouent de nous, à condition que nous jouions avec leur présence ou leur absence. Ce qui nous excède et nous limite à la fois, nous devance. En ce sens, le silence est excessif et non, comme on le croit, modique. Rien de plus dissonant que le silence, surtout quand il se combine avec le vacarme. Devant l'ampleur de son règne, nous restons pauvres en mots. Il nous traverse, nous flèche, nous abîme et nous transfigure. Il est incorruptible parce que sans objet. Il éclaire les choses les plus insignifiantes comme les plus hautes, mais il ne bute pas sur elles, ne s'y attarde pas. Notre rôle est de nous accorder à lui, à fuir la cadence des événements et les faits qui sont toujours les linceuls du langage. Nous ne martelons ni des choses ni des états vécus. Nous épousons un rythme. De ton côté, justement, tu écris en mouvement, sans la pesanteur d'un pays mental ou matériel. Tu chemines et chaque pas efface le précédent. Ona oublié que la poésie est chant, que le chant entretient un rapport essentiel avec le souffle, que le souffle est libre, que la liberté ne convoite pas mais célèbre et couronne le chant. La liberté est ce qui nous fait le plus défaut car on se préoccupe trop des objets, réels ou imaginaires, pas assez de la vibration lumineuse qui les porte et les jette face à face.
G.A. - Le problème serait pour moi de savoir, ou plutôt de ne pas savoir, où est la cible. Celui qui la connaît, ignore la poésie.
C'est au mieux un intellectuel, un homme de certitude et non de risque. Les poètes, on l'a assez soutenu depuis Platon, ne savent pas ce qu'ils disent et c'est tant mieux ! Ils ne peuvent trahir, traduire en un lieu le secret du vent. La flèche a un devenir. .. qu'elle précède. Dans l'ouvert, je crois d'abord au jaillissement d'un jeu sans lieu qui est au vent "sur toutes les faces du monde", comme dirait Perse. Il ne s'agit peut-être pas tant de souffler nos mots que d'être soufflés et renversés par eux. Mais c'est là un chant à contre-courant des leçons pour lendemain qui clairement, religieusement ou socialement, ou pour aujourd'hui (s) qui radotent leur quotidienneté. A contre-courant de ce chant dont on ne peut pas dire qu'''à chaque syllabe grelotte sa blessure". On te considère toi-même comme très à l'écart des tendances actuelles.
H.L. - Il est vrai, je me montre très réservé à l'endroit de certains aspects dominants de la poésie. Elle flotte avec complaisance du parti pris de l'acquis à la promotion des produits d'épicerie. Elle s'affiche, se prête au commerce des foires et des marchés. La carte postale définit son passé. Son présent se dissout dans les marottes et les familiarités affectées. Sa misère fatigue l'avenir. Elle se dérobe à elle-même. Elle se refuse à tout ce qui est grand et difficile avec, pour alibi, la préciosité. C'est pire quand elle prétend faire école 1 A l'image des égoïsmes de notre société, elle ignore la souffrance impérieuse des hommes qu'elle confond avec l'encombrement structuré des travaux et des jours. Je ne vais pas à contre-courant. Je revendique un tout autre visage de la poésie. Mais, sans doute, le terme lui-même est-il galvaudé, sorte de Légion d'Honneur pour les essoufflés de la culture 1 La poésie, pas plus que le reste, n'échappe à la dévastation du sens.
G.A. - Mais n'est-ce pas le signe généralisé de l'errance et la marque d'une solitude qui appellent notre bienveillance ?Essayer, c'est prendre la route, la route, son bon vent, et non retrouver un emplacement. "A la faveur d'un choix constant par le poète de sa propre différence, de son propre goût, de son plus authentique désir." C'est de Ponge. Mais on peut aussi rappeler René Char: "Je suis pour l'hétérogénéité la plus étendue", et il ne s'agit pas là d'œcuménisme, c'est tout le contraire. L'hétérogénéité suppose le conflit. Or, aujourd'hui, il y a équivoque à ce propos car elle est comprise comme conciliation.
H.L. - j'entends bien. Encore que le sectarisme, en matière de poésie, vienne des partisans de l'écriture commune. Chaque œuvre, en effet, dans son isolement est un essai. Elle suit son chemin. Dans ce domaine, il n'y a pas de déclarations d'autorité. Mais la différence n'est pas un droit. Elle est la scission qui repose dans l'unité de son creuset originel. Quand le regard se tourne, à sa guise, vers cette nuit extrême, ily a foisonnement et richesse, turbulence de la ruche dans le désir des abeilles. Chacun y risque sa vie entière. Mais nous en sommes loin ! On ne remet plussa vie en jeu, seulement sa carrière, les bénéfices de la fonction ou sa placedans la prochaine anthologie à paraître ! La poésie couche à nouveau dans lesdraps de la littérature. Elle se faufile dans les académies et les réseaux d'information. Elle se donne en spectacle pour l'agrément du ministre ou de son délégué. Je doute fort que cette conversion, cet affairement et ses impostures médiatiques aient encore quelque chose à voir avec les enrichissements mutuelsdu souci poétique et ses disparités ! Rimbaud a claqué la porte. Une fois de plus, il devient vital –de tourner lestalons, quitte à être abattu. La vraie poésie se moque des officiants et des magasiniers de la poésie, bien qu'ils détiennent pouvoir de diffusion. Je serais tenté de dire : de ces officiers qui sont légion dans l'établissement de la sous-traitance culturelle.
G.A. - Il faut trancher à vif et en toute modestie. Savoir passer. Ce que l'on ne peut plus faire quand on est trop attaché à la situation. Laissons les officiers à leur office et dans leurs officines ... Qu'ils officient en paix. Ils n’attendent plus rien quand nous n'éprouvons que l’attente. L'attente que tu as su découvrir alors que "l'airpullule d'incertitudes", écris-tu dans Terrena.
H.L. - Curieuse attitude, j'en conviens, où se donner pleinement à ce que l'on aime passe avant tout par le refus. On ne peut s'accommoder d'un statut délibéré de la poésie. On ne peut côtoyer ceux qui en tirent avantage. Ce que la poésie a su arracher à la dictature de la banalité, de Nerval à Vaché, de Crevel à Artaud, retombe dans un nivellement sournois, dans la platitude. La poésie, qui n'est pas un esthétisme fignolé, est la moins collaborante des activités. En définitive, elle se consacre à ce qui nous atteint dans notre existence d'homme inaltérable, à distance des agencements d'une planète mise en morceaux par les rapines publiques. Or, on flaire partout la mauvaise haleine d'une poésie bien pensante, honorable, miniaturisée, toute lisse et bien astiquée. Il est hors de question de rentrer en conflit avec elle. Mais il faut s'en dépêtrer comme d'un marécage obstiné. En revanche, le combat auquel nous nous référons est d'une autre nature. Les adversaires s'y élèvent réciproquement dans l'éclat d'un même défi que ne trouble aucune opportunité. Ainsi le refus, sans être l'essentiel, nous dispose-t-il à notre enjeu. Dès le début, j'ai été frappé par la rectitude de ton écriture, sans onction superflue. La poésie est un équarrissage continuel. De même, la tienne est une percée, une taille, elle n'est pas un galet de collection. Elle se ramasse dans son élan, ne s'englue pas dans ses matériaux, notamment dans l'encre ou la page. Du moins, est-ce ainsi que je te lis.
G.A. - Ce mot, pris à l'improviste, nous amène à René Char.
H.L. - Mieux que cela, il communique avec lui. René Char nous a quittés. Il n'a jamais été aussi proche. A son tour de devenir un allié substantiel, un ascendant. Mais il ne l'est pas pour tout le monde. Le retrait dans lequel il s'est maintenu est un exemple de la rébellion que nous sommes appelés à amplifier, être là sans l'être. Il faut le souligner pour prévenir les déclarations de circonstance. Quant à sa parole éprise, elle n'a cessé de se confronter à la brûlure, pour garder le feu. Mais ici le feu est déjà bien plus que ce qu'il désigne. Il est investi de la double présence du cœur et du foyer de l'univers.
G.A. - C'est une orientation refoulée par l'exiguïté actuelle de la poésie. L'envahissement productif bouche l'horizon.
H.L. - Attendre, c'est tendre vers. C'est le chemin de la futurition dont la poésie procède quand elle ne s'objective pas. Sinon, elle se pétrifie sur le bord de la route. Aller de l'avant, c'est d'abord ne pas se retourner ni céder aux rendez-vous habituels de la Cité. Bien entendu, c'est incongru ! Mais seul l'éloignement irréductible est capable de dévoiler l'étonnante proximité des hommes. En ce sens, le livre, s'il ne prolifère pas, est rare et fraternel.
G.A. - Je te rappelle ce que j'ai dit de la cible. Parodiant Eluard, le poète serait celui qui parle "sans avoir de cible". Il a une ligne souveraine à suivre, mais elle ne saurait être formulée autrement que par et dans l'élan dont tu parles. D'accord avec toi, il lui faut demeurer intact afin de préserver sa course. Il n'y a rien d'autre à attendre.
H. L. - Oui. A cela correspond une haine grandissante de la pensée. Ce n'est pas le hasard si René Char, le résistant de la beauté, de toute la beauté, se sentit en affinité avec Martin Heidegger, le devancier de la vérité de notre temps. Leur dialogue nous convie à envisager autrement le langage et le monde. Comme la source et la splendeur de jardins intempestifs dans le désert. Mais nous ne pouvons plus négliger le fait que la poésie est maintenant le danger le plus considérable de la poésie. Et pourtant, on ne veut pas le savoir.
G.A. - Cependant, il y a encore des poètes en plein soleil même si ce ne sont pas ceux de l'officiel des poètes, comme on dit l'officiel des spectacles !
H.L. - Il y a un soleil diaphane et un soleil opaque. Il ne faut pas être dupe de leurs brouillons. Contentons-nous d'être un peu plus farouches, de temps à autre. Il n'est pas important pour l'authenticité d'être enveloppée de voiles. Sa discrétion lui évite de tomber dans la tourbe de l'actualité. Elle y gagne l'estime et son appartenance à l'être, sa mouvance, au sens premier du terme.
Entretien publié dans la revue Caractères, n° 2, 1988