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Guy Allix, poète
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6 décembre 2023

Départ de mon ami Janladrou, peintre d'écritures

Janladrou, peintre d'écritures 

 

Je savais que Jean était malade et j'attendais d'aller mieux de mon côté pour aller lui rendre visite.

Mais voilà Jean Ladroue, mon ami et complice depuis 35 ans, ne m'a pas attendu (il détestait attendre !!!) et le peintre est allé rejoindre les feuilles d'automne ce 28 novembre. Coupé un peu du monde depuis mon opération, j'ai appris son départ après.

Il me reste des souvenirs d'expositions, de vernissages, de ses catalogues où j'ai pu joindre ma plume. Il me reste le souvenir en moi de Jean, vivant ! Si chaleureux, fraternel et humble dans le partage de ses oeuvres. Il me reste le souvenir des visites à son atelier de Gavray (la première fois j'étais allé chez lui à vélo depuis Carentan !) Il me reste aussi ces "boulots" (c'est comme ça qu'il en parlait) qu'il m'a généreusement offerts suite à nos collaborations

Je joins ici l'un des textes que j'ai publiés sur son "boulot". Il s'agit d'un extrait du catalogue de son exposition au Mémorial littéraire national de Prague en 1998. On trouvera sur ce blog d'autres articles et d'autres reproductions. Et quelques éléments biographiques.

C'est vraiment un superbe "boulot" ! Allez donc voir.

Merci Jean de ta belle présence au monde ! Et cette foutue camarde n'y change rien.

 

 

Jean, dans son atelier de Gavray

 

L’emprise l’empreinte

  ou

quelques pas avec Janladrou

  “Car tel est mon bon plaisir ici et maintenant”

(lu dans Le champ du signe)

  

Qu’est-ce qui fait que l’œuvre de Janladrou s‘impose de cette façon au regard ? qu’elle puisse à ce point exercer cette emprise ? Quel sens se trouve donc convoqué ? S’interroger ici, revient à s’interroger sur le statut des signes que l’on trouve ainsi confrontés, sur la posture que le peintre adopte face àeux (on pourrait penser que le travail du “critique”, du liseur comme du “voyeur”, consiste “simplement” à tenter de retrouver une posture fondamentale du créateur à son œuvre). Cela revient encore une fois (mais peut-on vraiment échapper à la question ?) à interroger cette texture, ce tissu, cette présence des signes. Cette présence des signes dans l’œuvre certes. Mais aussi, nécessairement, cette présence des signes à l’œuvre, cette irréparable présence des signes au monde.

 L’œuvre de Janladrou peut être prise au fond comme une gigantesque mise en scène. Mise en scène des signes. Mise en signes. Et cette mise en scène qui habille les signes, les plante en un décor étrange (aussi étrange, aussi fondamental que la rencontre fortuite, chère à Lautréamont, du parapluie et de la machine à coudre sur une table de dissection), qui les imprime dans un bain de couleurs, les dénude en même temps et les plonge dans un silence assourdissant. Rien à voir ici avec ces apparitions nombreuses d’écrits dans les Vanités du 17ème siècle par exemple. Si les Vanités laissent apparaître l’écrit c’est dans une profonde redondance avec le tableau (le texte le plus fréquent y est d’ailleurs bien le “Vanitas Vanitatum et omnias vanitas” de L’Ecclesiaste). Dans de rares cas l’écrit est lui-même frappé, contaminé par la vanité (le Livre bien sûr, en bonne place souvent près d’un crucifix ou d’une discipline, échappe à cette sentence). Mais l’écrit est bien là tout entier dans son sens, dans ce qu’il vient signifier, dans un enseignement qui est par ailleurs celui de la Bible. C’est tout autre chose chez Janladrou. On pourrait dire, en jargonnant un peu, que le peintre met le doigt -ou plutôt le pinceau - sur l’espèce de jointure entre le signifiant et le signifié. En confrontant les lettres de différents alphabets, pictogrammes, hiéroglyphes (on a affaire ici à une véritable Babel de l’écriture...), en confrontant les systèmes graphiques les plus divers, en les illuminant, Janladrou accuse, met en relief le signifiant et, dans le même instant, il le place dans cette distance de la trace et de l’empreinte. Dans cette distance du temps de l’empreinte. Dans cette distance dont se nourrit la fascination.

 Ici, le procédé principalement utilisé par le peintre (le monotype) est pour le moins profondément révélateur. Il fonde justement cette distance, ce temps nécessaire pour que le regard enfin transcende cette immédiateté et cette transparence aujourd’hui envahissantes du signe et se mette ainsi véritablement à l’œuvre. A l’heure où les nouveaux outils de diffusion de l’écrit “donnent” en effet, dans une immense gabegie, les signes sans aucun écart, sans aucun soupçon, dans une espèce d’évidence lisse et trompeuse, l’œuvre de Janladrou, elle, retourne au temps de l’empreinte -et ce, depuis ces premières traces de pas exposées en 1977 et qui avaient pu déconcerter, traces qui faisaient office de gravures et qui appelaient auprès d’elles, on peut dire nécessairement, l’apparition des premiers signes graphiques -. Le peintre des mots retrouve ce temps qui sèche les couleurs et qui inscrit sa patine, ce grain, retrouve cette latence, cette béance nécessaire pour que le signe, dépouillé de sa sujétion au seul signifié, mette à jour paradoxalement quelque chose comme ce qui serait le SENS même - mais un sens qui n’arrêterait pas de se déplier en ses méandres, en ses arabesques, un sens jamais arrêté, toujours à l’aventure comme la peinture de Janladrou -. C’est là, je crois, que cette œuvre devient une réelle présence, qu’elle atteint à la présence en ce qu’elle manifeste, avec une violente jubilation, notre présence, notre errance, au monde.

 En effet retourner le signe par le geste du report, pour qu’il s’inscrive dans un jour nouveau c’est l’inverser, le détourner et l’inscrire ainsi dans le noeud d’une énigme fondamentale qui est notre énigme, l’énigme de notre présence au monde. Là où le signe graphique n’est plus simple partage mais ligne de partage entre voir et lire, comme entre le monde et nous, comme entre être et ne pas être. Si le signe ici se singe et y perd son ordre c’est comme pour, effaçant ce qui le constitue comme signe, retourner aux premières traces. Illuminé, enluminé, détourné, contourné, il nous rend sourds aux sirènes de l’immédiat et de l’éphémère, il manifeste comme la forme et la couleur de l’étonnement premier de celui qui se lit/lie pour la première fois au monde. Et il me semble que c’est sur cet instant recommencé que se superposent ces strates, ces touches, ces reports qui sont tout autant de véritables rituels. Car chez Janladrou la dimension sacrée est toujours présente. Mais jamais cette dimension n’apporte une réponse ou un repos, ne désigne un lieu, un centre du monde, si ce n’est cette place qui est justement délimitée par le cadre. Cette dimension est tout entière dans le travail du questionnement. Elle n’apporte ni dogme, ni loi, ne supporte aucune certitude. Elle est sans feu ni dieu.

 J’aime par ailleurs que Janladrou, dans son art si singulier, remette aussi en cause nos classifications artistiques. A quoi avons-nous affaire en effet ici alors que le peintre se met à écrire ? Il y a là comme de la poésie en effet mais il y a aussi, dans ce système de variations, de symétrie, de tonalités et d’échos chromatiques propre à cette composition plastique comme une présence musicale, comme une tessiture particulière -et ceci bien que l’artiste n’ait pas encore utilisé à ce jour l’écriture musicale-. Par ailleurs si Janladrou est poète -mais il récusera peut-être ce terme dans ce qu’il peut connoter, parfois et hélas, de pose, de gravité surfaite et d’affectation - c’est moins pour ces géniales bribes de textes qui émaillent parfois ses tableaux (et que, pour l’empreinte, il emprunte à d’autres, afin de mieux nous les donner à lire...) que pour cette façon dont il sait si bien nous dire, comme en une inscription de Magritte “ceci est un signe” ou plutôt “ceci est du signe”. Et, on le sait, cette posture poétique, en dépit de son apparente gratuité, ne peut nous laisser indemnes. Elle nous met face au monde précaire des hommes qui n’est avant tout que peuple de signes où il suffit d’un pas, d’une lettre de plus ou de moins pour passer de la vérité (Emet) à la mort (Met), ou du mot à la mort. Encore une fois elle interroge au plus profond de l’empreinte.

 L’empreinte, notre empreinte, autant dire peut-être notre reflet et son emprise. Miroir où nous pourrions bien nous abîmer. Le mythe de Narcisse ne nous promet-il pas la mort si nous nous connaissons ? Mais il n’en est rien dans ce miroir des signes et, si, comme Narcisse, nous devrons, nous aussi, aimer et ne jamais posséder vraiment ce que nous aimons -il en est ainsi de l’amour, il en est ainsi des mots qui ne nous dessinent que l’image de l’autre, à jamais inaccessible à notre étreinte-, nous ne retrouvons là, dans ces tableaux, ni la nymphe Echo qui ne ferait que répéter vainement notre vaine parole, ni ce nom trouble d’une fleur fragile qui s’évanouit dans notre souffle, se perd dans sa propre duplication. Nous sommes comme devant cet oiseau-signe qui “vient peupler la petite cour” d’Henri Michaux, cet autre poète et peintre de signes, “fasciné par son apparition! fasciné par sa disparition” (L’oiseau).

 Le signe graphique ainsi montré comme monstre, transfiguré, torturé parfois, démasqué par ses masques de couleurs, le signe inventé même n’apporte pas avec lui, heureusement, connaissance ou vérité. Il n’est que cette ombre portée sur la surface du tableau du questionnement incessant qui nous vient du fond des âges, du questionnement de notre présence depuis les premières strates, les premières traces qui sont autant de déchirures dans le monde. Il vient nous relier à ce premier étonnement à cette scène capitale, où, au hasard d’une trace de pas ou d’un reflet dans l’eau, nous découvrons cet autre nous-même, notre inscription dans le monde. Et cette trace et ce reflet nous les découvrons au point de nous y arrêter et de les approfondir et de les creuser comme des sillons.

 Le signe graphique vient aussi nous porter très en avant de nous-mêmes, dans un futur très lointain (à moins qu’il ne soit très proche déjà) où d’autres hommes pourront s’étonner peut— être devant nos propres signes devenus illisibles, devenus ce seul sens de notre présence “en ce temps-là”, devenus énigmatiques eux-aussi comme ont pu l’être les hiéroglyphes, comme le sont encore le linéaire A crétois, l’écriture Maya, les signes des mégalithes de l’île de Pâques ou peut-être tout simplement ces autres signes que l’on peut trouver aussi comme venant légender l’art pariétal (à Lascaux notamment).

J’aime à penser à la peinture de Janladrou comme à une peinture tout simplement étonnante. Par le tableau qui impose de plus en plus ses limites et ses frontières, accuse le cadre et ses marges comme métaphore de la page et peut-être de nos propres limites, elle vient déborder ce temps qui nous déborde. Elle ne provoque pas tant qu’elle nous convoque. C’est une peinture dans l’intimité de notre étonnement premier et qui a su garder la fraîcheur et l’humilité de cet étonnement.

Une peinture étonnamment au monde et qui nous met au monde.

 

Guy Allix, catalogue de l'exposition Janladrou au Mémorial littéraire national de Prague, 1998

 

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Le juste doute

 

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Commentaires
M
C'est une bien triste nouvelle. Je ne l'ai jamais rencontré mais il avait accepté avec générosité et simplicité de confier une de ses toiles pour le n°22 "Eloge de la frontière" de la revue "Spered Gouez / l'esprit sauvage". Une belle personne assurément.
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Guy Allix, poète
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