De passage
"De passage, de passage
Triste, heureux voyage,
Dans ce monde en rage,
Dis-toi bien, je suis seulement de passage."
Graeme Allwright
C'est avec bonheur et, je me dois de l'avouer, une certaine fierté que j'ai reçu ce beau cadeau de Marie-Josée Christien : une chronique régulière rien que pour moi dans "Spered Gouez". Ainsi, chaque année je pourrai rendre compte avec mon esprit sauvage de livres plus ou moins récents que j'aime. Marie-Josée m'a même donné le droit de reprendre ces textes sur ce site. Vous retrouverez donc à la suite de chaque parution de la revue quelques-unes de mes lectures sur cette page. Ce au moins pendant les 60 prochaines années de mon petit passage ! Après on verra...
Voici donc, pour une première, la belle et vraie présence de mes amis : René (à jamais vivant), la belle Belinda, Max et Jean-Luc.
Et des articles plus récents en fin de page
Autour de René Rougerie
René Rougerie, une résistance souveraine, Le Bruit des autres (entretien avec Christian Viguié)
Du côté de chez René Rougerie, La jointée éditeur
J’évoquais la grande figure de René Rougerie, notre amitié, ma dette envers lui, dans les pages de Spered Gouez l’an dernier. C’était dans un entretien avec Marie-Josée, entretien réalisé en fin d’hiver. Quelques semaines plus tard, René qui apportait en Bretagne L’œuvre poétique complète de Xavier Grall et un dernier volume de Saint-Pol Roux mourait en plein printemps des poètes après un malaise dans la librairie « L’imaginaire » à Lorient… Une mort à la Molière digne de l’homme fidèle et passionné qu’il était. Mais aussi et surtout une perte immense pour la poésie contemporaine et j’oserais dire la poésie bretonne tant il publiait de poètes d’ici. Il avait coutume de dire qu’en Bretagne les poètes poussent comme des menhirs… Dans l’entretien avec Christian Viguié (réalisé en 2008) se donne à lire toute la rigueur de l’éditeur. L’échange permet aussi de revenir sur l’itinéraire de René depuis les années de jeunesse et de résistance (le mot le caractérise au mieux) jusqu’à sa « fausse retraite » en passant par ses collaborations avec Béalu, Margerit et Clancier. Une véritable aventure que sa vie ! Et il n’a jamais fait la moindre concession. Le livre s’ouvre sur une belle préface de Christian Viguié, un membre de la « maison Rougerie », qui évoque le parti-pris de« l’intelligence émotive » : « La poésie appartient à un temps désaliéné que souvent l’homme concret n’a pas le loisir d’habiter », nous dit-il, et on y lit encore cette approche très pertinente de l’œuvre : « Ce que René Rougerie nous offre de plus précieux, il faut le chercher à travers un entêtement lucide qui lui a permis de se battre contre vents et marées, et de durer le plus souvent contre les tempêtes imbéciles du silence. » L’ensemble est accompagné d’un DVD que je n’ai pas eu la force de visionner.
La Jointée éditeur nous offre par ailleurs un bel ensemble d’hommages avec Du côté de chez René Rougerie dédié à Marie-Thérèse, Olivier (qui continue le travail), Aude et Xavier. On y retrouve beaucoup des noms et des amis qui l’ont accompagné : Jean-Vincent Verdonnet, Jean-Pierre Siméon, Georges Drano, Jean-François Mathé, Jeannine Baude, Nicole Drano, Gaspard Hons, le fidèle Jean L’Anselme, Marc Dugardin, Roland Reutenauer, Jacques Arnold etc. Chez les Bretons : Guénane, Gilles Baudry, Yves Prié… Dans cet ensemble de belle facture qui célèbre tout à la fois là encore l’homme (l’ami) autant que l’éditeur, irremplaçable, on relèvera notamment le bel interview post mortem concocté par Henri Heurtebise : « Où renaît Rougerie ». Ils (Dieu et « Saint Pierrot ») l’ont laissé sortir et il peut conter ses activités éditoriales célestes auprès de Saint-Pol-Roux, de Boris et autres. Il relate aussi malicieusement ses rencontres avec les nombreux poètes refusés qui lui en veulent « sourdement. Sourdement car le murmure est interdit au paradis ». C’est bien René que l’on entend comme dans le jardin de Mortemart qu’il ne quittera jamais vraiment. On retiendra aussi l’article sensible et juste d’Yves Prié, qui évoque notamment les rapports que René entretenait avec la Bretagne, ainsi que celui de Jean-François Mathé : « On était heureux de sentir combien cet homme, quand il n’imprimait pas ses livres, s’imprimait en nous. ». L’ensemble est préfacé par Jean-Pierre Desthuilliers. Merci à Marianne Arnold, à l’initiative de ce projet qui complète désormais le numéro que « Plein Chant » avait consacré à l’éditeur il y a bientôt vingt ans.
Belinda Cannone, Le sentiment d’imposture, Folio essais.
Voilà une essayiste que je côtoie depuis une dizaine d’années soit depuis le merveilleux L’écriture du désir (Calmann-levy, 2000). J’en étais resté à La bêtise s’améliore (Stock, 2007) dont j’avais écrit dans les « Cahiers du Sens » que c’était « un véritable livre de santé publique », tant il dénonçait si habilement, si élégamment, la bêtise, vaste sujet auquel vient de s’attaquer aussi, sous un autre angle, Lucien Jerphagnon dans un non moins merveilleux petit livre (La… sottise ? (vingt-huit siècles qu’on en parle), Albin Michel). En découvrant (en retard et bien honteux de l’être… « Comment, me dit-elle malicieusement, tu ne l’as pas lu ? ») Le sentiment d’imposture dans la réédition parue chez Folio essais, je reste tout simplement sous le charme tant ce livre m’interpelle.
J’ai rarement lu un essai d’une telle justesse et d’une telle sobriété. D’une telle intelligence ! Point besoin de jargon ici. Rien qui pèse ou qui pose. La langue est délicate et souvent pleine de fantaisie et de sensualité. En 36 chapitres qui ne se lisent pas mais se dégustent, Belinda dévoile ce « secret commun ». Rien à voir ici avec la véritable imposture, affirme d’emblée l’auteur, il s’agit simplement de ce sentiment, de cette conviction même de ne pas être digne de la place qu’on occupe et de la « crainte d’être démasqué ». L’imposture, qu’elle écrira en italiques pour la distinguer de l’imposture des faussaires, « est une affaire secrète », très secrète. Certains sont même des « imposteurs de l’existence » et semblent chuchoter : « Excusez-moi d’exister, mais ce ne sera pas long…». Ce qui m’arrive parfois et ce dont d’autres ont pu profiter… L’ancien pauvre « qui a réussi » ne sera pas indemne malgré l’idéologie du mérite : « il se sent imposteur parce qu’il se souvient que ce que d’autres possédaient en naissant, il a dû lui l’« emprunter ». » Ce pourquoi il restera souvent un être emprunté. Et, surprise, les grands sportifs eux-mêmes affronteront ce terrible sentiment malgré la vérité des chiffres et des exploits (n’est-ce pas cette « terreur » qui aurait chassé Marie-Jo du stade olympique ?). Seul le poète semblerait y échapper puisqu’être poète ne veut pas dire occuper une case de ce grand échiquier qu’est le monde mais « inventer une case »… Voire. Reste qu’au bout de cet attrait du singulier qui domine la littérature et l’art contemporains (et donc la poésie), on n’échappe pas à cette « injonction paradoxale adressée à tout un chacun d’être soi-même, c’est-à-dire à nul autre pareil »… Nul mieux que Belinda ne sait décrypter nos paradoxes.
Elle interroge toutes les situations de la vie depuis la scène du château inaugurale (merveilleuse et cruelle !), ce mauvais rêve que je crois bien avoir vécu aussi, jusqu’à « l’imposture amoureuse ». Elle interroge même, dans un subtil chapitre (mais ils le sont tous) le sentiment d’imposture chez les… comparatistes (elle est elle-même professeur de littérature comparée à l’université de Caen). Elle consulte aussi bien sûr les auteurs : Annie Ernaux, Stendhal, Kafka, Gary, Constant, Jean Carrière, voire Daphné du Maurier (Rebecca adapté au cinéma par Hitchcock) etc. et les cinéastes : Woody Allen, Bertolucci, Cocteau… Au bout de son périple elle retrouve cependant le mot qui l’anime toujours, le mot de la fin (ou d’un recommencement) : le désir. Alors « nous ressentons que le sentiment d’imposture vient de l’étonnement primitif d’être au monde, de l’étrangeté d’exister. » et nous nous posons la question essentielle : « Y a-t-il une place pour moi ? ». « Mais comme l’imposteur est intéressant, conclut l’auteur ! ». « Difficile de ne pas apprécier l’inquiétude, celle qui oblige au déplacement, qui incite à critiquer l’échiquier, à interroger les places, qui conduit à se rendre meilleur qu’on est… toujours dans le désir. »
Tout simplement superbe !
"Mon cher Guy,
Je lis enfin ta chronique et je n'ai qu'un mot : remarquable. Remarquable parce que je me sens parfaitement lue, c'est-à-dire comprise, et remarquable parce que tu fais en quelques feuillets une véritable synthèse du propos. Je te suis très reconnaissante, vraiment. Bien sûr que tu connais par cœur le sentiment d'imposture : je l'ai bien senti en toi (de l'avoir si souvent ressenti moi-même m'a transformée en une sorte de spécialiste), et parce que tous les poètes l'éprouvent, pour cette raison même qu'ils sont dans le désir et dans l'inquiétude, c'est-à-dire dans l'invention d'eux-mêmes autant que de la langue..."
Belinda Cannone, (courriel)
Max Pons, Vers le silence, Editions de La Barbacane
Voilà un de mes coups de cœur de ces dernières années en matière poétique. On devine que, comme toujours à « La Barbacane », l’impression est soignée. Ainsi l’édition originale est imprimée sur papier Arches, 160 gr avec toute l’attention habituelle. Un ouvrage de bibliophile ! Et surtout un ouvrage de grand poète. L’ami Max Pons s’est tellement effacé derrière les autres depuis les décennies de l’aventure barbacanienne qu’on oublierait presque ce constat. Voilà qui est réparé avec ce merveilleux Vers le Silence. Max le donne, après la préface instruite de Michel Host, comme un testament. J’y retrouve, avec d’incontestables différences, cette authenticité et cette profondeur qui faisaient le bonheur de Dis-moi ma vie de Seghers il y a près de 40 ans. Host affirme dès les premières lignes : « Marcher en lucidité vers le silence est sans doute, avec les mots et le rire, l’un des apanages de l’homme. » Et c’est dans cette lucidité même (« la blessure la plus proche du soleil » disait Char) que se gravent les plus vrais poèmes.
« Je suis venu au monde/ Pour m’unir au mystère, /Acquiescer au silence », affirme le poète d’entrée de jeu. Mais cette gravité justement n’exclut jamais la malice (voire les « facéties », titre d’une partie du recueil), la sensualité de l’amoureux des pierres, « vives », et des hommes. Au moment de l’« inventaire », pas de larmoiement comme s’il s’agissait toujours de cueillir, de ne pas manquer les roses dernières. C’est entre stoïcisme et épicurisme que se fait l’approche quand « Le dedans et le dehors / Se rêvent » quand bien même « L’inquiétude ombreuse / monte la garde ». Les ruines, si humaines, sont objets de juste méditation : « L’herbe, l’herbe partout dans ce chaos pierreux, / C’est sa manière à la grande ruine de porter ses cheveux blancs ». Les ruines, les pierres ramènent donc à la chair à « cette pâte à pétrir » quand « Le mystère du sexe / Fait éclater le temps ». Elles nous ramènent donc à ces superbes poèmes d’amour de Corps multiple que l’on trouve au centre du recueil : « Alors je me tairai / Et ton corps deviendra multiple ». S’il faut sans doute « laisser faire / La mémoire des âges », cela ne signifie en rien qu’il faut laisser passer le temps : « -Non, lui répond l’autre : / Il faut l’agrandir ».
« C’était d’une beauté / Où tout naissait encore », se souvient le poète comme avant de prendre congé… sur une « grande naissance » où « Le temps sculptant le temps nous transforme en gisants ». « L’identité acquise / Il sera donc cet homme/ Qui s’acheminera / Jusqu’au but de son temps. /Vers la plus haute naissance. / Qui sait ? », affirmait déjà le poète en 1967 dans le texte dont il a voulu qu’il vînt clore le propos.
En fin de recueil nous trouvons un bel hommage à René Rougerie et à Pierre Seghers. Suit une citation de Cocteau qui résume assez bien la passion de Max : « On ne se consacre pas à la poésie, on s’y sacrifie ».
Vers le silence est tout simplement un grand livre et les mots ne peuvent suffire pour le dire.
20 ans !
Jean-Luc Maxence, Soleils au poing, Le Castor astral
L’Athanor des poètes, Le Nouvel Athanor
J’avais tout juste vingt ans quand j’ai rencontré celui qui allait devenir mon premier éditeur : Jean-Luc Maxence. Il accueillait chaleureusement le petit Breton dans son appartement au 6ème étage, avenue d’Italie. Nous étions au printemps 1974 et, à vingt-sept ans, il allait fonder les éditions de l’Athanor, osant publier, à compte d’éditeur s’il vous plait, des jeunes gens alors complètement inconnus : Jean-Louis Giovannoni, Patrice Delbourg, Ghislaine Amon (qui allait par la suite publier de très poignants recueils sous le nom de Raphaële George), le superbe Dominique Cerbelaud etc. Poètes qu’il accueillait aussi dans sa belle revue : « Présence et regards ». Ah, que voilà un beau découvreur ! Très vite Jean-Luc allait devenir aussi un peu le grand frère que je n’avais pas eu. Deux mois plus tard j’arrivais à nouveau chez lui après un périple de nuit de plus de 250 km en mobylette. Epuisé, le midi je m’endormis à table… Il m’accueillait à n’importe quel moment, me laissant même les clefs de son appartement pour des vacances parisiennes improvisées. Entre nous, un pacte de fidélité indestructible, une amitié inoxydable contre vents et marées. Jamais je n’ai failli, jamais il n’a failli et ce dans les moments les plus durs. L’un et l’autre, nous ne faisons confiance qu’aux fous sachant les autres trop peu raisonnables.
C’est donc avec un immense bonheur que je reçois aujourd’hui ce recueil anthologique publié au Castor astral : Soleils au poing. Si on oublie parfois un peu trop facilement ce que la poésie contemporaine doit à Jean-Luc Maxence (certains petits monstres d’ingratitude négligeant même ce qu’il leur a offert), on oublie encore plus hélas le véritable poète qu’il est tant il donne aux autres. Une écriture à jamais inclassable entre amour et révolte, entre une générosité rare et ce désespoir que la foi a bien du mal à calmer. La préface vivante de Patrice Delbourg est au diapason de l’auteur qu’elle introduit. Très juste, elle permet de mieux connaître l’homme, l’éditeur et le poète qui sont indissociables. De 1968 (date du premier texte ici) à 2010, rien n’a changé vraiment et ça tient merveilleusement bien. Voilà un poète qui ose comme personne et son écriture est tout simplement inimitable, très loin au-delà des effets de manche des petits laborantins impuissants. Elle brille effectivement de ces « soleils au poing » et d’une ferveur rare qui doit autant au cri qu’à la prière quand « se croisent les solitudes/ au bagne du hasard » et quand bien même « [sa] jeunesse est à passer à la chaise électrique ». Le grand Seghers voyait juste quand il disait que c’était là une écriture « au burin, au poignard ».
En même temps que ce recueil, est paru L’Athanor des poètes qui fête les vingt ans des « Cahiers du Sens » (nés donc en même temps que Spered Gouez…) que Jean-Luc a fondés avec la très fidèle Danny-Marc. Ils ont mis tous deux dans cette aventure la même énergie que le jeune Maxence jetait dans l’entreprise folle des éditions de l’Athanor. L’ouvrage réunit 117 poètes qui ont participé à l’aventure des « Cahiers du Sens » parfois depuis le début, certains ayant été présents dans presque tous les numéros. Il donne aussi à lire ceux qui furent découverts par l’éditeur dès les années 70 et que j’ai pu citer plus haut. Ce qui surprend dans la lecture de l’anthologie c’est, par delà l’incontestable qualité des textes et la réelle présence des auteurs, la diversité des voix. Preuve que « Les Cahiers du Sens » ne sont en rien une chapelle de plus mais bien un véritable creuset alchimique où se retrouvent simplement de vrais poètes d’aujourd’hui. Au sommaire on retrouve Marie-Josée Christien qui a rejoint le bateau dans les dernières années, Jean-Pierre Boulic, Raphael Concejo, Dominique Daguet, Christophe Dauphin, Gérard Le Gouic, Paul Sanda, Jean-Pierre Siméon, Jean-Marie Berthier… Sans doute faudrait-il les citer tous... J’y retrouve aussi avec beaucoup d’émotion la plume de Maurice Bourg, 93 ans aujourd’hui, qui m’envoya chez Jean-Luc en 1974… J’avais vingt ans comme « Les Cahiers du sens » aujourd’hui et comme Jean-Luc Maxence… à jamais.
Guy Allix, in Spered Gouez n° 17, 2011
Commander "Spered gouez" n° 17 :
http://speredgouez.monsite-orange.fr/derniernumeroparu/index.html
Spered Gouez n° 18 :
L’autre fille, Annie Ernaux, NIL
Je ne cache pas mon admiration pour l’auteur de La Place et ce depuis de nombreuses années. Et ce « petit » livre ne fait que conforter ce sentiment qu’Annie Ernaux est l’un des grands auteurs de ce temps.
En littérature tout se joue le plus souvent au-delà des limites de la littérature, frontières sans cesse reculées vers d’autres espaces encore inexplorés. Au fond le vrai livre, le grand livre, a partie liée avec l’impossible. C’est sur de telles réflexions que m’entraîne la lecture du dernier opus d’Annie Ernaux. En 2008, elle nous avait donné un superbe cadeau avec Les Années, excédant alors son format habituel et sondant avec une troisième personne (si rare chez elle depuis Les Armoires vides) ses souvenirs pour retrouver la mémoire sociale de tous. Aujourd’hui elle revient à cette écriture limite qui était à l’œuvre justement dès La Place. 78 pages dans un très petit format. Le livre (de fort belle facture dans cette nouvelle collection qui promet) se lit en 20 minutes…
Non et non, car on ne le quitte pas, on est étreint par cette longue lettre que l’auteur écrit à sa sœur, morte avant qu’elle-même ne vienne au monde. « Tu es une forme vide impossible à remplir d’écriture. », affirme Annie Ernaux. Elle écrit encore : « Je ne fais ici que courir après une ombre. » Et pourtant, cette ombre venue du royaume des ombres prend bel et bien forme devant nous. Et c’est plus qu’une sœur absente qui est ici évoquée. C’est celle dont la mort a permis que non seulement ce livre mais son auteur même vienne à l’existence : « Je suis venue au monde parce que tu es morte et que je t’ai remplacée. » Car c’est ainsi : les parents, par « nécessité économique », avaient décidé qu’ils n’auraient qu’un seul enfant : « il fallait donc que tu meures à six ans pour que je vienne au monde et que je sois sauvée. » Le mort de celle dont on a caché même le prénom, Ginette, a permis à Annie de vivre.
On ne trouve nul pathos ici, rien que des phrases épurées, écrites au scalpel, marquées au front de l’exactitude, d’une superbe et inquiétante précision. Le résultat est là : c’est proprement bouleversant.
L’évocation de la sœur absente se fait à travers le « tu » de la correspondance, dont l’auteur sait pourtant qu’il est « un piège », jusqu’à une présence-absence terrible. Est-ce une sœur du reste puisque « D’un certain point de vue, considérable, celui du temps, nous n’avons pas eu les mêmes parents. » ?
Plutôt ce que l’on pourrait appeler une « opposée ». La mort de la petite « sainte » a permis au démon de survivre, démon pourtant « très tôt … mal parti » aussi et qui, selon la mère, sera sauvé du tétanos par de l’eau de Lourdes. La rebelle a pris la place de la « gentille ». Définitivement. Et l’histoire alors de s’écrire d’une autre façon, dans un renversement étrange : « Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive, ça fait une grande différence. »
Car c’est l’écriture qui est ici le personnage central : « Je ne dois pas éviter cette question : si je n’avais pas eu envie d’écrire au plus près de la réalité dans ce livre-là, La Place, serais-tu remontée de la nuit intérieure où je t’ai maintenue pendant des années ? ».
Tout au long du livre on n’échappe pas à ce sentiment angoissant de l’impossible. « Lutter contre la longue vie des morts. », « faire le tour de (l’) absence. »… Au bout du compte il y a ce terrible aveu : « Je ne peux pas te mettre là où j’ai été. Remplacer mon existence par la tienne. Il y a la mort et il y a la vie. Toi et moi. Pour être, il a fallu que je te nie. » Ce terrible aveu de qui en même temps vient pourtant de faire revivre une ombre. De qui par ailleurs écrit à un destinataire définitivement absent. Et donc impossible lui aussi. Et justement nié.
Le dernier paragraphe de L’Autre fille interroge cette nouvelle limite et avoue « un fond de pensée magique ». Peut-être au fond de toute véritable écriture.
L’Autre fille est un livre arraché à l’impossible, un véritable miracle d’écriture.
Rarement l’expression « coup de cœur » aura été si vraie.
Quelques méchancetés...
Françoise Coulmin, Quelques méchancetés moins une, L'Harmattan.
Depuis des décennies que je fréquente (un peu) le monde de la poésie, j’avoue que j’ai souvent été déçu. Ce qui fait que j’ai eu tendance par exemple à éviter les salons. Oui, les poètes ne sont pas assez souvent à la hauteur de leurs écrits. Il y a chez eux ce mélange de petitesse et de suffisance - quand bien même ils s’en défendent la main sur le cœur… - qui m’insupporte au plus haut point. J’admire les poèmes qui nous rendent à cette humilité essentielle, à cette indispensable lucidité, qui devrait guider nos pas chaque instant. Je plains ces monstres de vanité que sont souvent leurs auteurs. Et je pense qu’il est particulièrement nécessaire pour la poésie elle-même d’aller explorer cette petite cour avec un bon microscope. C’est ce que fait avec talent mon amie Françoise Coulmin.
Donc, non, je ne dirai pas de méchanceté sur ce petit livre. Bien au contraire. C'est un petit livre salutaire pour le petit monde de la poésie. Un ensemble de 35 portraits qui sont dans leur genre d'une précision et d'une lucidité aussi remarquables que des caractères de La Bruyère. C'est souvent féroce même si, ici ou là, affleure malgré tout une certaine tendresse pour quelque « chouetpoète » par exemple. On reconnaît sans mal telle veuve (« L'art et les mariés ») et nombre de « démolichieurs », d' « absconversitaires » ou encore de « théorichiens ». Le livre devient ainsi un immense jeu de piste où l'on finit par rire enfin de tous ces Trissotins qui nous cernent. On pourrait, il est vrai, en pleurer tant la vraie poésie semble loin de ce vaste cirque que décrit Françoise. Et, si on a gardé un reste d’humilité justement, on cherche le portrait peu flatteur qui nous approche… Chacun a sans doute, et l’auteur de cet article lui aussi, sa part de médiocrité. Enfin il faut sans doute convenir que toutes ces petites mesquineries et ces vanités ne sont pas pour rien dans la désaffection du grand public pour la poésie. A lire d'urgence même si l'on peut regretter que l'auteur ait omis une méchanceté. A chacun de chercher laquelle…
La vie d’une femme à des messieurs sans compréhension, Alain Goulet, MJW Fédition.
J’ai eu le plaisir de retrouver mon ancien professeur Alain Goulet au Salon du livre de Caen en mai dernier. Apparemment il ne me tenait pas trop rigueur d’avoir abandonné le travail de thèse sur Follain, travail qu’il dirigeait.
Il venait de publier ce premier roman qui rompt complètement avec son travail universitaire. Spécialiste de Gide, de Robbe-Grillet et plus récemment de la merveilleuse Sylvie Germain, Alain Goulet se tourne cette fois vers son histoire familiale, dans ce qu’il appelle une chronique.
On pourra trouver le titre un peu long, voire un peu lourd, mais il est simplement emprunté au manuscrit laissé par sa grand-mère, Lise, manuscrit qui sert de fond à ce roman et que l’on peut lire in extenso à la fin de l’ouvrage.
« Elle s’appelait Lise et c’était ma grand-mère », ainsi débute le livre et on sait tout de suite que l’auteur abandonne entièrement ici ses oripeaux universitaires pour reconquérir cette généreuse candeur qui va permettre à la vie de cette femme de s’écrire devant nous.
Pour retrouver la grand-mère que la famille a dissimulée, l’auteur emprunte tout à tour le « tu », le « elle », et ce « je » qui permet de redessiner de l’intérieur le personnage et de découvrir de son point de vue le monde qui l’entourait et l’étouffait. Ce jeu des pronoms rend compte de l’appropriation progressive de l’héroïne par l’auteur. Mais quand la fin de Lise se dessine plus clairement et que sa raison chavire, Alain Goulet revient au « elle » avant de donner en annexe la transcription du manuscrit laissé par Lise avant son suicide.
On pourrait se dire qu’après tout il n’y a rien d’exceptionnel dans cette vie d’une petite paysanne née à la fin du XIXème siècle. Et pourtant… Ce livre, qui se base d’abord sur un document et un témoignage authentique, est aussi lui-même, dans son ensemble, un document et un témoignage sur la femme et son statut au début du XXème siècle. Alors que l’ouvrage se place sous l’exergue d’une citation extraite de La tentation de Pénélope de Belinda Cannone « A ma grand-mère petite fille, on enseignait la sagesse, la retenue et les tâches domestiques », Alain Goulet commente plus loin : « Tu as vécu à un époque où il était bien difficile d’être femme, surtout lorsqu’on naissait à la campagne, dans un foyer sans fortune, et qu’on n’avait que sa force de travail à vendre et son corps à offrir à celui qui vous épouserait. » La femme n’est alors selon le mot de l’auteur qu’une « éternelle mineure ».
Et c’est en cela que finalement le destin de Lise est exceptionnel : avec un courage rare, le personnage va se battre sa vie durant contre ce diktat, pour tenter de s'affranchir du carcan qui l'enserre et conquérir son indépendance et sa dignité. C’est pourquoi la société et la famille ne pourront que la broyer et, plus tard, l’ignorer ; ce qui est une façon de la tuer une seconde fois.
Entre autre chose, Lise – qui a sûrement, encore presque enfant, été abusée par le fermier chez qui elle travaillait - a osé aimer, a osé la liberté d’aimer, o osé les amours adultères, ce dès la guerre de quatorze alors que son mari est parti au combat (épisode contemporain et proche par certains aspects de l’histoire du Diable au corps de Radiguet). Elle a même connu alors un Allemand - ce qui sera « puni » une guerre plus tard de la façon ignoble et imbécile que l’on sait. Cela ne sera pas pour rien dans la condamnation dont elle est l’objet et on comprend la juste citation de Hugo en épigraphe au livre : « La liberté d’aimer n’est pas moins sacrée que la liberté de penser. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’adultère est identique à ce que l’on appelait autrefois l’hérésie. »
Et on se dit, à voir la longue descente vers ce que l’entourage appelle la folie, qu’il s’agit bien là dans le contexte de l’époque d’une « hérésie » qui ne sera pas excusée. La liberté cela ne se pardonne pas surtout quand il s’agit de la liberté d’une femme.
La vie de Lise est un long combat. La vie de Lise est une tragédie car il est clair que dès le début les jeux sont faits, que la fatalité est là.
Alain Goulet n’a pas connu cette grand-mère qui lui a été cachée. Mais il l’a retrouvée et l’a faite revivre contre l’omerta familiale, contre la « conspiration » qui tenait son fantôme enfermé dans une crypte, et cela ne se fera pas bien sûr sans heurt…
On sent qu’il s’agit là aussi de bien plus qu’un témoignage. Une sorte de d’exploration patiente vers le nœud, le cœur, de ce qui a proprement « agi » l’auteur : un questionnement de l’identité. Alain n’a pas pu rencontrer sa grand-mère, mais le peu qu’il a tardivement perçu du personnage, entre les silences familiaux eux-mêmes, a suffi à le conduire à mener ses recherches sur elle. Au bout de cette enquête en réhabilitation on trouve comme une véritable déclaration d’amour, tant l’auteur est subjugué par Lise, quand bien même il relève ses errements, voire ses délires tardifs. On trouve aussi le sens pour Alain Goulet d’une carrière entièrement vouée à la littérature, et plus encore le sens de cette aventure de « liseur » où il allait porter en quelque sorte au devant de lui et comme une injonction, chaque jour, le prénom de cette grand-mère qui sans instruction avait cependant « la passion des mots » ; de celle qui selon ses propres mots « l’habitait ».
J’avoue que cette évocation n’a pas été sans me rappeler ma propre mère qui a, elle aussi, été méjugée et broyée par les hommes dans une époque encore si rude pour les femmes. D’où mon émotion intense et comme une complicité nouvelle avec l’auteur.
Le témoignage d’Alain Goulet s’achève sur ces mots particulièrement choisis et qui éclairent l’ensemble de sa démarche : « On se constitue toujours à travers autrui, par transmission ou élection. Grande loi universelle de la sympathie et de l’amour ».
Une chronique d’une rare authenticité.
Guy Allix, Spered Gouez n° 18
Une leçon de bonheur
La Dalle des mots (vivre avec la sclérose en plaques)
(note de lecture à la mémoire de Philippe Masson, mon ami mort de la SEP à l’heure où je venais juste de lire ce livre pour la première fois)
1er juillet 2013
« Je prends plaisir à l’écrire : j’aime la vie. » Serge Cabioc’h
Mon cher Serge,
Tu vois, aujourd’hui, j’ai relu ton livre. J’ai subi un véritable « séisme » (ah les hyperboles !) il y a maintenant quelques semaines, c’est-à-dire que j’ai appris une nouvelle sidérante et proprement consternante qui est, finalement, au moins d’un certain point de vue, 10 000 fois moins grave que le diagnostic à 23 ans d’une SEP (soit pour toi en 1966), d’une SEP que tu n’as pas choisie quand souvent nos petits problèmes eux l’ont été… Je suis d’abord allé chez le médecin qui m’a aidé à faire dodo et a donc réduit les effets secondaires de ma « mal-a-dit ». J’étais donc dans la plainte : ah j’ai mal, ah le monde est sans pitié avec moi, pauvre petit poète maudit, chienne de vie, que des mensonges, que des pauvres types etc. Et puis voilà… heureusement j’avais décidé il y a quelques mois de cela d’écrire une note sur ton beau livre. Je t’en avais averti dès la première lecture en t’envoyant un long courriel, daté du 3 novembre 2012, à ce sujet. J’avais lu La Dalle des mots d’une traite et j’en étais sorti ragaillardi alors que l’hiver commençant était rude pour moi, qui tenais à bout de bras une personne aimée, tout en écoutant sa plainte, pour qu’elle ne sombre pas. J’évoquais dans ce courriel un ami, Philippe, que j’étais allé voir une dernière fois au printemps 2011. Atteint de la SEP lui aussi. J’ai appris sa mort le 16 novembre 13 jours après ce courriel… Et ma lettre de ce jour lui est aussi destinée en quelque sorte. Il la lira par-dessus ton épaule.
Cette note de lecture sur ton livre, promise à l’amie Marie-Josée depuis novembre, traînait. Cette année universitaire me laissait sans force, moi qui suis bien valide. J’ai dépassé depuis longtemps les délais mais Marie-Josée est patiente… Dans l’affaire j’ai dû relire La Dalle. Au bon moment sans doute. Comme je te le disais déjà dans ce courriel, ton livre devrait être, comme aussi le vélo, remboursé par la sécu, qui ferait alors de prodigieuses économies sur les tranquillisants et autres antidépresseurs. Mais je suppose que l’industrie du médicament ne verrait pas cela d’un très bon œil…
Je cite ici mon courriel : « Quelle belle leçon de vie tu nous donnes ! Nous sortons de ce livre heureux tout simplement car nos petits bobos, nos petites misères qui prennent tant de place habituellement retrouvent leur insignifiance. […] Ceux qui étaient au bord de la déprime se retrouvent guéris... ». Leçon de vie, oui, ou leçon de bonheur quand la vie, après tout, « ce n’est tout de même que le bonheur » comme dirait Créon (Antigone de Jean Anouilh).
Ecrivant cette lettre, je m’aperçois que cela fait juste trente ans que je te connais. Je peux en parler puisque tu abordes ton travail de formateur dans ce livre. Tu faisais partie en juin 1983 d’un jury de concours de recrutement de PEGC lettres-histoire . Discret, tu prenais force notes avec tes pattes de mouche. Je t’ai donc eu comme formateur ensuite pendant deux belles années où nous avons eu droit à ton sourire, à ton humeur égale et…à ton humour sans égal. Nous étions souvent fascinés par ton intelligence et ta culture même si nous ne le disions pas. Tu avais déjà cette canne (adoptée depuis 1981). Et jamais nous n’avons eu droit à la moindre trace de plainte de ta part quand bien même l’administration t’octroyait une salle au 3e étage… sans ascenseur. Nous sommes ensuite devenus amis même si, trop pris par la vie et mes petits problèmes, j’ai trop peu consacré à cette amitié. Je me souviens d’un repas chez toi en juin ou juillet 1984. Yves, que tu évoques dans La Dalle, était là aussi. Une belle rencontre avec nos épouses respectives. Souvent ensuite j’ai voulu vous inviter tous deux, Capucine et toi, mais il y avait veto… Nous avons partagé aussi tous deux quelques repas dans différents restos à Caen dans les années 90 alors que nous fréquentions les « samedis de la modernité » dirigés par notre maître Pierre Barbéris à l’Université de Caen. Deux points étaient acquis : le porto de l’apéritif et la mousse au chocolat en dessert.
Mais, malgré de nombreuses confidences réciproques, c’est à peine si tu évoquais rapidement ta maladie. Nous fûmes ensuite collègues au sein de la même institution.
Depuis 8 mois j’ai donc soulevé La Dalle des mots pour découvrir « ton corps d’encre ».
Je t’y retrouve, tant avec le « je » qu’avec le « il » que tu emploies tour à tour pour ton « personnage », comme au sein de nos échanges avec cette délicatesse et cette grande élégance qui vous caractérisent, ton écriture et toi. Rien de larmoyant. Au contraire une leçon de vie, je le répète. J’ose dire d’héroïsme aussi. Car les vrais héros ne sont pas ceux que l’on croit. Je dois avouer que, parallèlement à mon amitié, il y a une admiration pour le grand bonhomme que tu es. Quel courage ! Quelle volonté de fer ! Je sais que je n'en serais pas capable quant à moi et il n’y a là nulle fausse modestie. Et je crois que peu d'hommes sont courageux à ce niveau. Si de temps à autre, le dépit vient, l’espace d’un instant, quand tu as chuté sur le radiateur ou au moment de ce « lent dépliage de (tes) membres tétanisés. » (« Fais chier, tiens ! »), il est vite remis à sa place : « L’avouerai-je ? Je l’ai connue de temps en temps, cette tentation de faire partie des laissés pour compte du Destin. Mais ça n’a jamais duré. Jamais. Il faut bien vivre et s’apitoyer sur son sort, ça n’aide pas à avancer. » . Triomphe alors « la philosophie souriante d’un lutteur au quotidien qui valorise la beauté de ce qui existe, de ce qui demeure. ». Lutte contre ce corps étranger, lutte aussi contre les « méandres administratifs » et les absurdités, parfois dignes du meilleur Kafka. Lutte pour la dignité aussi quand le handicapé est trop souvent réifié.
« Je ne me laisserai pas scléroser sans réagir. », dis-tu.
Tu as repris à ton compte les mots de Sylvie Germain dans Magnus : « « Mais loin de subir toutes ces infirmités comme autant de privations révoltantes, il en a fait une force abrasive ». C’est ainsi que l’existence devient selon tes propres mots « une grâce », « et non un sursis qui serait accordé à un condamné ». C’est ainsi que tu t’es doté d’« une force suffisante pour supporter une charge accrue, au prix d’efforts renouvelés. ». C’est ainsi que, grâce à ta « chaise roulante intellectuelle », tu es devenu un cas d’école pour ce médecin que tu consultais à la Cotorep dans les années 90 : « je n’étais pas possible et pourtant j’existais. ».
Au centre du livre, avec la belle présence d’Yves M., apparaît une réflexion qui est ici capitale, qui semble tout résumer de la Dalle des mots si tant est qu’on puisse le faire. A la question « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? », l’ami a répondu « C’est une vie où rien ne pèse. ».
J’aurais envie de reprendre la formule pour ton livre… Qu’est-ce qu’un livre réussi ? »… Rien ne pèse en effet, pas même la dalle, dans le tien malgré le poids que tu portes… Epaulé certes par une autre héroïne, une petite fleur fidèle, généreuse, aimante simplement, depuis très longtemps mais surtout depuis les premiers jours de la maladie, depuis 48 ans presque. Tu as certes cette « chance de n’être jamais seul : « Tant que deux ombres avanceront ensemble dans le monde, il vaudra la peine d'être habité. ». Ta leçon de bonheur est aussi, il faut bien le dire, une belle histoire d’amour.
Après les étapes de la canne, des deux cannes, celle du fauteuil roulant, celle encore du monte-escalier, c’est sur des images de bonheur qu’on ferme le livre. Quand Capucine ou tes amis, poussant la chaise roulante t’emportent « de l’autre côté du handicap. » dans la « vie essentielle, celle d’un désir rendu possible par son attache à la beauté du monde », quand tu fixes « le présent dans un ensemble qui lui donne sens ».
Comme avec cet ouvrage alchimique d’une certaine façon où le plomb du handicap est transformé en une énergie prodigieuse pour saisir ce bonheur, « inaccessible étoile » pour le commun des valides.
Car, pour répondre à ton ami Claude, dans la postface de La Dalle des mots (« qui ce livre va-t-il intéresser ? ») ton témoignage est d’abord un présent pour nous tous qui ne connaissons pas le handicap. Et, comme Claude le suggère si bien dans le sillage de Char et de l’ami Yves, tes traces font rêver.
« La douceur de vivre était une évidence. », dis-tu vers la fin. Cette formule qui perle si justement tire les larmes. L’amitié aussi…
Je t’embrasse et je te remercie simplement pour ton beau cadeau qui me redonne sens. Et courage.
Fraternellement.
Guy
La Dalle des mots (vivre avec la sclérose en plaques), L’àpart, une marque des éditions Fabrica Libri, 2012, 16 €
Spered gouez n° 19, 2013
Jean-Louis Clarac à hauteur d’homme
Marcher le chemin, écrire le paysage
Vers les confins, avec des encres de Claude Barrère, éditions encre et lumière.
Voilà un beau recueil qui chemine en tête longtemps. Je l’ai lu pour la première fois le 4 décembre 2013 comme le second livre que je présente plus loin. Un poème (oui un seul poème en fait si l’on y regarde de près) de marcheur attentif, patient, délicat, je dirais même scrupuleux (en atteste un lexique très ouvragé) ou, pour le dire mieux, et j’y reviendrai : aimant. Un marcheur qui sait si bien que le paysage est à la fois étrange et familier et que le familier est justement dans l’étrange, l’étrange dans le familier. Un marcheur qui, ainsi que le note Gilles Lades, dans une étude sur Jean-Louis Clarac, met successivement en présence l’infime et l’infini dans une « passion maintenue ». Le poète l’écrit d’ailleurs lui-même dans Le vacarme du monde : « le passant élève l’infime à l’infini ». Et marcher et écrire sont alors un même geste « quand le temps du poème /est l’infini présent ». Et le poème se confond avec le paysage : « Les mots sont-ils cette assemblée grouillante/ qu’une logique ordonne/ vers l’assise du paysage ». Ce paysage que les hommes ont sculpté à leur image : « Les hommes ont accordé les pierres les ardoises / à la courbure de leur échine ».
J’aime que Jean-Louis Clarac écrive « à bout de silence » mais aussi au bout de la sueur : « le chemin est ardent/ qui mène à la sueur ». Pour aimer il faut gravir, pour écrire aussi : « Pays porté à la transe/ par les sentes rocailleuses/ par des cahots de langues ». Au bout « tout devient léger et sucré/ et facile et si simple »
J’ose une métaphore, si le paysage est poème, la marche vers les confins, cette lente et ardente ascension jusqu’à la sueur, est acte d’amour en même temps qu’écriture. Au bout du chemin, grave sans nul doute avec la compagne Françoise, quand, encore une fois, « tout devient léger et sucré », s’illumine l’autre visage dans un sourire, un liseré gratuit, comme un interstice « entre langue et terre ». Comme l’offrande du vivant. L’éternel du présent…
Le recueil est à lire et à relire, comme je l’ai fait et comme je le referai. Comme pour découvrir chaque fois une pierre inaperçue, un arbre ignoré, une fleur qui n’avait pas dit son nom.
A noter aussi le très grand soin apporté par l’éditeur, typographe et imprimeur Jean-Claude Bernard. C’est de la belle ouvrage illustrée magnifiquement par les encres de Claude Barrère.
Dans le vacarme du monde
Le vacarme du monde, Editions de l’Atlantique.
Aller en chemin vers les confins ne transforme pas Jean-Louis Clarac en un ermite qui déserterait le monde et ses misères et ses injustices. Le chemin de Jean-Louis ne mène pas à une tour d’ivoire. Tout au contraire il est sans doute ce recueillement nécessaire pour revenir avec une lucidité encore plus étincelante vers ce monde d’en bas, ce monde de l’usine, de la misère, de l’injustice. De la « Barbarie civilisée ». Il faut vivre le bonheur du marcheur et de l’amour pour pouvoir plus justement sans doute dénoncer l’ignominie. La voix du marcheur est douce et recueillie comme pour ne pas froisser le paysage communié. Elle est nécessaire pour avitailler cette voix plus commune. C’est pourquoi sans doute on trouvera encore, plus recueillie, apparemment, que les deux premiers ensembles, une section consacrée au chemin dans ce recueil qui fait d’abord place à la dénonciation et à la solidarité. Et quand alors le marcheur « se dérobe » justement, ou semble se dérober, « au vacarme du monde » il en accuse encore plus fortement les « fossoyeurs des mots » qui sont « ces mêmes fossoyeurs des hommes parfois ». Il n’en dénonce que plus fortement « l’ordre ordurier/ des marchands de poudre aux yeux ».
L’autre voix doit passer par-dessus le vacarme du monde. Plus que voix elle est parfois vomissure et : « Y aura-t-il assez de vomissures/ Pour recouvrir leur abjection ordinaire ».
Voix fraternelle toujours mais qui dénonce les loups avec une juste colère :
« Pendant que les officiels officient/ Dans leur jargon amoral /Le monde agonise / Pendant que hackers et tradeurs -Ces marionnettes des financiers – / Jouent à leur loterie obscène / Le monde agonise »
Voix fraternelle, près des fugitifs et des étrangers d’abord en ce qu’ils sont sans doute la plus parfaite image de l’exploitation, voix fraternelle qui ne prend pas de gant pour accuser ce « sourire acéré des héritiers » qui « plante sa lame /dans le cœur des hommes ». Voix fraternelle qui prend les mots à bras le corps et tend le poing contre les trafics : « trafic d’homme / trafic de femme / trafic d’âme / trafic de larme / trafic de mort »
Le chemin qui suit donc cette dénonciation nous mène à ce long et puissant poème qui clôt le recueil : « Les hommes sont des arbres étranges ». Ce magnifique poème qu’il faudrait citer en entier et dont je ne peux hélas rapporter que quelques passages dont celui-ci : « Les hommes sont faits du bois / qui fait vibrer la langue / ils ont l’anche facile / leurs plaintes ou leurs joies / résonnent ici là-bas ». Métaphore puissante où, contrairement à ce qu’on pourrait croire, on suit toujours le propos des deux premiers ensembles. Car ces hommes qui prennent la force des arbres tendus vers le ciel sont avant tout des résistants : « rien ne pourra empêcher / que ces hommes arbres / étranges / résistent aux assauts de ceux : qui prétendent ordonner / leurs existences ». Tout cet ensemble se donne en écho à ces poèmes sur les exilés et les étrangers qui ouvraient le recueil : « ils ont des langues / à conserver / à inventer / à partager […] Les hommes sont des arbres / aux langues sans frontières ».
Je cite encore ce bel extrait qui me laisse sans voix et c’est heureux :
« Les hommes sont des arbres
Etranges
Ils portent leurs racines dans la tête
Nourries des histoires de ceux
qui sont restés
qui n’ont pas pu échapper
qui ne se sont pas arrachés
qui sont enfouis dans la terre
Les hommes ont des arbres
Déracinés
On les suit à la trace
Sur les chemins qu’ils inventent
Sur les chemins de fuite
Ils ont des mots plein la tête
Des mots de feuilles
Des mots d’oiseaux
Des mots de vents »
La voix de Jean-Louis Clarac si justement accordée aux souffrances des hommes, à leurs bonheurs et à leurs rêves est tout simplement essentielle. C’est-à-dire humaine.
Et l’homme qui porte cette voix jusqu’à nous est à son image.
Le temps des rêves
Ca c’est un coup de foudre et, comme aurait dit Le Forestier il y a quelques décennies, « c’est la première fois que je tombe amoureux de tout un pensionnat », garçons et filles. Ils ont 20 ans à peine et cette exquise dignité de ne pas faire mentir leur âge, de ne pas le ranger au congélateur ainsi que le font leurs congénères. Ils sont arrivés comme une volée de moineaux, il y a deux ans pour « le chemin des poètes » de Durcet (Orne), invités par l’excellent Jean-Claude Touzeil qui en était déjà, lui, à son 27e printemps et qui sait si bien associer exigence et convivialité. Et depuis qu’ils sont là avec leur asso soleilleuse, il fait toujours beau à Durcet, capitale de la poésie du haut de ses 267 habitants, s’il vous plait… Ce même quand ledit et légendaire « chemin des poètes » est boueux, impraticable, et que d’aucuns petits rigolos réclament qu’on y mette enfin des pavés pour protéger les pantalons et robes longues. On finissait par croire que la poésie n’était plus qu’une affaire de vieux cons (comme moi !) quand elle n’était pas une « affaire », justement, de petits commerciaux « professionnels » véreux. Avec « Le temps des rêves » la poésie a de nouveau l’âge de Rimbaud qui aura toujours ses 17 ans.
« Pierres d’Encre », la revue du « Temps des Rêves », propose les poèmes de Tinuviele, Mickaël, Flora, Nicolas, Liane, etc. Je ne donne que les prénoms car ils se feront vite un nom. Enfin de la fraîcheur !
Pierres d’Encre n°2, revue annuelle, 8 €, Association Le Temps des Rêves, 2013, 82, rue de Rochechouart 75009 Paris
Le désir encore et encore !
Autre coup de foudre, cette fois pour ce nouveau livre de Belinda Cannone, un livre écrit sur le sujet qui marque l’œuvre entière de l’auteure : le désir. Le livre d’une penseuse subtile et essentielle, d’une femme libre, d’un « poète de l’étreinte » (l’expression, magnifique, est de Belinda) quand « le corps signifie aussi clairement que les mots ». « L’incandescence ou rien », affirme-t-elle, sachant aussi que dans l’étreinte, merveilleux échange de deux corps-esprits qui savent l’autre autre et qui connaissent aussi le memento mori du désir, on a l’impression « d’avoir volé quelque chose à la mort ». Même l’heure de la « décrue » ne semble qu’un passage obligé vers un autre homme contemplé avec « le sentiment de la merveille », regardé « comme un cadeau », vers un autre désir : « Phénix est le désir qui bientôt renaîtra. ».
Toujours cette délicatesse extrême et cette finesse de l’écriture de l’auteure à côté de passages d’une rare sensualité : « … tu enlèvres la verge et l’avales souffle coupé. Allées et venues. Tu ne sais pas comment tu sais, d’un très intime et sûr savoir, ce qui fait plaisir à l’homme nu, ni pourquoi l’emboucher te rend source vive, suc inondant ta vulve ». Sublime !
Petit éloge du désir, Bellinda Cannone, Folio
Spered gouez 2014
Elles écrivent… Elles vivent ici en Normandie, textes réunis par Nouskarabelle, éditions les tas de mots, 2014, 20 zorros
Une belle initiative de cet éditeur bas-Normand que cette anthologie de femmes en littérature. Trop d’ouvrages consacrés à la littérature ou à la poésie, semblent ignorer la présence des femmes alors que les lecteurs sont d’abord… des lectrices et que de nombreuses femmes, plus nombreuses que les hommes sûrement, écrivent. Mais elles sont sans doute moins « conquérantes » et n’aspirent pas à prendre, comme tant de ces mâles par trop suffisants, toute la place. On retrouve là des voix connues : Françoise Coulmin, Dan Bouchery par exemple mais il y a aussi des découvertes, pour moi en tout cas, Claire Larquemain par exemple (« Je suis faite aussi de colères jamais vraiment éteintes […] d’indignation toujours et d’intolérance pour l’intolérance »). J’y retrouve aussi mes amies Christelle Angano et Janine Mesnildrey (Le goût des autres, /c’est le goût que les hommes m’ont donné./ […] bien plus me plait désormais/ Le goûts des autres selon les femmes On dirait que c’est leur affaire/ Leur nature peut-être./ J’en écoute les chants nouveaux,/ partage l’impatience de la terre/ Pour les sources sans cesse retenues. » Mais il y a encore : La jeune Amélie Tusseau, Marie Lemoine, Marie Bifarella et sa « valse des mots », Hélène Pin, Miss’Mo, Chantal Godé-Victor, Michèle Gersant, Corinne Boboeuf. Et puis je voudrais parler surtout de Sanda Voïca à la voix si singulière. Originaire de Roumanie, elle vit en France depuis 1999 et écrit sous la dictée de son « Grand Blagueur », « souffleur de poésie » : « Je sombre dans mes propres mots/ Le contour jauni des pétales/ Me disent que les sons peuvent calciner une rose/ comme les pensées ». Voilà une poésie qui m’émeut beaucoup, qui semble ne rien devoir à personne si ce n’est à « son souffleur » (qui bien sûr a beaucoup lu…).
Une majorité de poètes dans ces femmes (au diable le mot « poétesse » qui fait pétasse). Bizarre tant on pourrait croire que dans cette région la poésie a déserté (surtout en « Basse-Normandie » si l’on met à part bien sûr le formidable printemps de Durcet que j’évoque plus loin), rien à voir avec l’effervescence qu’il y a ici en terre de Bretagne.
L’ensemble de ces auteures a été réuni par Nouskarabelle pour « partager… cette part du bonheur d’écrire vécu par les femmes ».
Amoroso, Jean-Claude Touzeil, atelier de Groutel, 32 zorros
La première édition de ce recueil date de 1987, nous rappelle la préface. Zut j’avais raté ça, comme beaucoup d’autres choses d’ailleurs. Alors il est temps de me rattraper d’autant que cette édition est vraiment en tout point splendide. Est-il besoin de présenter Jean-Claude Touzeil, dit encore le père Fonda, car fondateur du Printemps de Durcet qui vient de fêter dignement son trentième avril. Une manifestation particulièrement réussie car préparée avec amour et générosité par une volée d’hirondelles autour de l’adorable Jean-Claude et de son digne successeur Jean-Pierre. Durcet (capitale mondiale de la poésie ! n’ayons pas peur de le dire), on y vient (parfois de loin) et on y revient à coup sûr pour les mots, le poiré, l’amitié, les rencontres ou sinon c’est que la camarde est passée par là ou encore que le « on » est un con et n’a rien compris au film. Un seul regret c’est que le Printemps ne dure pas toute l’année car on quitte les lieux avec regrets et nombre d’amis bretons peuvent en témoigner !
Et Jean-Claude, puisque je veux parler de lui, est un poète comme je les aime : un inclassable ! et les inclassables comme lui devraient être remboursés par la sécu tant ils font du bien. Ici des poèmes d’amour, des poèmes sur cet être qui seul nous retient à la vie, nous les hommes : la femme. Evocation faite avec fantaisie, pudeur et délicatesse loin de l’affectation si fréquente dans ce genre. Derrière le sourire on devine très souvent les yeux humides d’émotion. « Ce n’est pas ta jupe/ que j’aime Non plus que ton corsage/ Ce n’est pas ta bague/ non plus que tes boucles d’oreilles/ Ni tes dentelles/ ou tes nylons/ C’est la couleur de ton rire/ que j’aime/ A l’ombre de tes bras/ Et la petite lumière/ Qui joue dans tes yeux ». On lit avec délice ce court poème justement intitulé « Baiser » : « La cigarette/ Que tu m’allumes/ avant de partir/ Je la fume en cachette/ Tellement longtemps/ Qu’avant de mourir/ Elle me brûle / La cervelle ». Je cite encore et pour finir (hélas !!!) « Esquive » : « La lune/ Va crever/ Sur les butoirs/ De l’aube/ Mais ta main/ Dans la mienne/ Cadenasse/ La nuit » Voilà un recueil qui ne commet pas de faute de goût et de tact comme en perpètre le personnage de ce poème justement intitulé « Hors-jeu » : « Il saisit/ La belle/ Au bond/ La caresse / Du regard/ Lui met/ La main/ Au panier/ Et file au vestiaire ». De la belle ouvrage avec l’air de n’en avoir pas l’air. Et l’ami Jacques Renou, amoureux typographe de son état, l’a couchée dans un très bel écrin, dans des draps de soie.
Sans légende, Jacques Morin, Rhubarbe. 12 zorros
Je connaissais un peu l’infatigable chroniqueur Jacmo, j’ai rencontré en juillet 2014, dans un superbe festival de poésie organisé par Richard Taillefer à Montmeyan dans le Var, le poète et l’homme Jacques Morin. Nous étions même, heureux hasard, logés tous deux chez la même hôtesse. Une belle rencontre quand l’homme et le poète ne font qu’un (chose plus rare qu’on ne le pense). En voilà un qui, discret pourtant au premier abord, met particulièrement en confiance. Et, oui, sa poésie lui ressemble. Discrète et pourtant complice, forte d’une belle émotion qui ne saurait tricher quelle que soit la tonalité adoptée comme en ce recueil qui comprend trois parties certes assez différentes mais qui vibrent de la même façon, et font vibrer, dans un accord parfait sur trois notes.
La première partie, « Les encres de la nuit », est donc convoquée par la nuit. J’ai pensé en le lisant au superbe Quand la nuit voit le jour de Marie-Josée Christien. Une véritable complicité sur ce thème entre les deux auteurs notamment dans l’aphorisme dont Jacques use plusieurs fois : « Le trou noir de la nuit/ Avale toutes les lumières ». Quelque chose de feutré et de méditatif relie tous ces textes et l’auteur y confie un moment que c’est la nuit qu’il écrit ses plus beaux poèmes : « ils coulissent à merveille/ horlogerie d’encre/ ils sont parfaits/ je les garde pour moi/ régal nocturne ». Ces poèmes sont dans tous les sens du terme une reconnaissance de la nuit réparatrice. « Les étoiles infimes au loin/ rappellent notre propre insignifiance »… « La nuit porte conseil/ Il suffit de voir l’assemblée des étoiles » note malicieusement l’auteur.
La 3e partie du recueil, « Circonstancielles », propose des poèmes datés, librement, car dans une pensée libre, inspirés par l’actualité. Dans notre monde qui semble dominé par une pseudo et mensongère « surinformation » particulièrement anesthésiante (et finalement bourrée de points aveugles), l’écriture poétique confère à l’événement, trop vite englouti sous d’autres événements, la force d’un uppercut qui nous relève paradoxalement du K.O. et aussi du chaos. C’est fort, puissant, plein d’une colère et d’une indignation sourdes qui dénoncent au plus juste les scandales, les injustices et les souffrances. On y retrouve pêle-mêle les dictateurs, les friches industrielles, l’immolation, les boat people, les Syriens d’Homs, le continent plastique, les ouvrières de Lejaby ou encore ce fait divers : un homme mort depuis trois ans dans un appartement social... A l’heure des chroniques humoristiques tout aussi anesthésiantes que celles des journalistes patentés, on se dit qu’il serait heureux que des poètes comme Jacques Morin viennent commenter l’actualité pour nous éveiller et aiguiser notre regard, nous « apprendre à voir » l’actualité, nous sortir de ce ghetto de l’indifférence dans lequel nous finirons par tous couler, comme ces migrants que nous regardons trépasser, émus comme s’il ne s’agissait que d’un simple film, à défaut d’être indignés. « Sans domicile ni saison chaque jour/ il replie sa maison dans son sac à dos/ nouvel escargot des villes » (Dehors) Et, pour finir sur ce passage, une citation qui nous rappelle, pour ne pas tous couler justement, à l’urgence de ce drame « Combien de naufrages/ dans le silence des hommes » (Boat people).
La seconde partie de l‘ouvrage, et qui lui donne son titre, est plus secrète. Avec une pudeur que je qualifierais de terrible, Jacques y évoque un autre drame, plus intime et infiniment douloureux, mais sans jamais le narrer véritablement, d’où le titre sans doute. J’ose le dire, avec moins de pudeur, cela m’a tiré des larmes, pour des raisons toute personnelles, disant mieux que je ne saurais le faire ce que j’aurais à dire moi-même, et dans des circonstances proches... Comment dire l’absence de communication, comment dire l’imbécile, l’injuste silence qui vous brise et vous méprise le cœur ? « Y a-t-il un code pour le silence/ Comment traduire une feuille blanche/ Même vide/ Dans toutes les langues »
« Je parle en rond et mouds de l’ombre », « j’écris à vide », avoue l’auteur qui sait que ce « tu » à qui il s’adresse ne l’entendra pas, ne lui répondra pas, ou alors par un monologue quand « la communication est interrompue » quand « on ne reconnait plus la voix/ qui parle ». Alors il faut « ne rien dire » (ne pas « légender ») et « parler tout seul dans [sa] tête/ dans [sa] bouche » quand « interdit ébahi abasourdi/ aucun terme ne va jusqu’au ventre/ de l’abandon ». Quand « on reste prostrés/ abonnés au silence ».
La douleur donc, à son comble, et une indicible et juste colère, une colère rentrée :
On ne se sera pas dit le quart
Le dixième
Moi j’aurai écrit à mon ordinateur
Prenant l’écran comme un confident
C’est dire le désarroi
Toi je ne sais pas une éponge
Pour effacer l’ardoise
Mais, c’est là le paradoxe de cette entreprise et qui en fait toute la puissance : si « aucun terme ne va jusqu’au ventre », si l’auteur écrit « à vide », le poème, alliance discrète de mots, atteint, lui, quand bien même dans cet aveu d’impuissance, l’indicible en son secret. Et il décline, bien plus justement que ne le feraient les cris ou les pleurs, le nœud sans phrase de la souffrance. Et, partant d’une expérience singulière et justement tue, il nous parle à tous, il nous parle de nous.
« La poésie se tient à cet extrême/ à ce bout ténu où la langue bégaie/ quand le mot fin n’achève rien ».
Sans légende de Jacques Morin est, pour cela même, un grand livre. Merci !
Guy Allix
Spred gouez 2016
La la(r)me de fond, de Marlène Tissot : à peine poème, plus justement poème
Marlène Tissot, Lame de fond, éditions La boucherie littéraire, collection « Sur le billot ». 12 zorros
Voilà un petit livre, enfin plutôt un grand livre car fait de rien, soit d’une perte, soit d’une peine. Immense. Une peine que les yeux même ne peuvent prononcer. Un petit livre que j’ai transporté longtemps avec moi dans mon sac de ville, dans ma poche (oui, du reste un vrai livre de poche) que j’ai griffonné, abîmé, puisqu’après tout il évoquait l’abîme aussi. Est-il possible de dire l’absence, ce qui n’est plus ? C’est pourtant là, pour chacun de nous, le nœud un jour et peut-être même le nœud toujours, ce qui nous requiert : la perte. Ce qui n’est plus et qui occupe soudain tant de place, plus de place encore, bien plus que la présence même quand « ton absence fait trop de bruit ».
« Lame de fond »… Je peux lire aussi « larme de fond », celle qui ne vient pas couler sur la joue mais n’en est aussi que plus présente. Comme cette absence là encore.
« Pourtant je n’ai pas pleuré. Presque pas. Quelques gouttes de désespoir dans l’océan du chagrin […] Enfermer le reste sous les paupières pour nourrir les nuages et te souhaiter bon vent. »
Je ne connaissais pas Marlène Tissot avant que le Printemps poétique 2016 de Durcet dans l’Orne me l’amène comme une hirondelle (et là-bas il y a plein d’hirondelles justement et c’est le Printemps qui les amène et non l’inverse). Avec sa fantaisie, son sourire, comme une politesse extrême qui cache tant, et cette délicatesse encore et toujours de dire… merde à tant de choses sur le chemin des poètes ou le soir à table.
Et j’ai appris depuis que Marlène est née « un matin par erreur, s’excuse souvent ». Tiens, comme moi ! On a sûrement dû se croiser quelque part dans notre enfance et tant pis si ce n’était pas à la même époque, je suis sûr de cela.
Le Printemps de Durcet c’est comme ça. Plein de surprises dans le ciel des mots et de l’amitié. Et plein d’une poésie habitée, incarnée loin de cette froideur exsangue que nous déversent tant de pages intello-chiantes, précieuses, convenues, voire affectées quand l’affectation et la préciosité se donnent… pour exigence.
Et puis, après un premier échange avec elle presque à l’heure du départ (ah ces foutus départ, merde aux départs !), j’ai lu et relu ce recueil qu’elle a bien voulu m’offrir.
Marlène souhaite « écrire comme on souffle sur la braise » et c’est bien ce qu’elle fait, oui, comme si elle voulait, en rallumant un feu, souder et réanimer les cendres dispersées de l’être parti loin. Un peu comme avec les souvenirs nombreux de ce grand-père comme si là aussi ceux-ci dont « les plus grands tiennent facilement dans les poches du cœur » allaient redonner forme humaine à ce « nuage de poussière de toi » qui lui parle encore dans les instants absents qui se présentent encore.
Même tentative pour retenir cette vie qui s’est échappée quand elle rejoint, les mains vides, Cancale et la maison du vieil homme puisqu’« un voyage immobile ne suffira pas à écoper [la] peine ». Un pèlerinage en quelque sorte pour rejoindre les souvenirs et la présence-absence. Seule bien sûr : « j’ai besoin de ma pleine solitude pour mesurer l’étendue du territoire de ton absence ».
Mais le plus important dans cette opération digne d’Isis, ce sont les mots. Bien sûr. Ce sont eux qui recollent, réaniment, recommencent et tout à la fois désignent la dispersion et la fin. Les mots du grand-père lui-même que Marlène rapporte comme des sacs de billes retrouvés dans la maison, des billes si justes : « Tu disais que toutes les femmes étaient belles sauf celles qui n’avaient pas de cœur. » ; « Rien ne dure éternellement, mais tout continue de continuer ».
Et il me semble que les mots de Marlène, eux, se murmurent lentement à l’oreille de ce « tu », ce grand-père disparu si présent. Et bien sûr à notre oreille aussi comme si nous étions nous-mêmes l’absent ou celui ou celle qui s’est absentée de nous. Ils sont à peine poème quand ils disent la peine et c’est ainsi qu’ils sont plus justement poème, sans fard. Ils redonnent à vivre mais en même temps, oui, ils mesurent l’étendue de l’absence et de la mort. Il y a dans ce geste d’écrire le deuil, cette profonde pudeur, cette délicatesse même qui donne à l’image de la douleur sa plus sûre justesse. Celle que l’on a éprouvée un jour de perte nous aussi mais qu’on n’a jamais pu traduire.
D’où le bonheur de citer ce que l’on n’a pas réussi à dire ou à écrire…
« C’est étrange la mort. Mais pas tellement plus que la vie. » Murmure Marlène devant le nuage de poussière qui flotte au-dessus des vagues. Elle dit aussi : « Est-ce que rêver trop haut peut donner le vertige ? ».
Il y a encore ce passage si émouvant : « Parfois, je me dis que la mort m’irait mieux qu’à toi. Tu savais si bien faire danser la vie. Dans mes bras elle trébuche si souvent. »
Et, il ne peut en être autrement, la fin du recueil ne sera bien sûr que commencement ou recommencement :
« Dans ta cage thoracique, l’oiseau a cessé de chanter. Mais ses ailes palpitent encore en moi. Comme s’il s’apprêtait à s’envoler. Tu m’avais prévenue : « Tout n’est que commencement ». Et aujourd’hui je suis prête à te croire, prête à laisser la fin devenir un début. »
Oui, larme de fond, qui revient.
A l’origine, à la vie.
A l’amour.
La poésie sauvera le monde : le manifeste éclatant de Jean-Pierre Siméon
La poésie sauvera le monde, Jean-Pierre Siméon, Le Passeur éditeur, 13 zorros
Débordé par le vacarme et l’imposture de cette illusion de monde, j’ai mis du temps avant de lire ce manifeste qui les dénonce justement tout en replaçant la poésie à sa juste place.
Le titre peut déranger ; en fait il nous défie, nous provoque, et Jean-Pierre Siméon a tôt fait d’en expliquer tous les enjeux. Ce n’est pas tant un livre sur la poésie qu’un livre sur la « poéthique ». Donc sur le « vivre en poésie » (qui, comme cela s’est dit déjà, n’a rien à voir avec le « vivre de sa poésie » qui est une imposture, constitutive du reste de celle contre laquelle Jean-Pierre Siméon nous invite à lutter). Certes le poème est un « faire », une « création » ainsi que nous le rappelle son étymologie. Mais c’est, et ce doit être surtout, comme le poète lui-même, un être au monde. Lisant l’ouvrage j’ai pensé souvent à ce bel aphorisme de Gil Jouanard, extrait de Banlieue d’Aera : « Ce n’est pas le monde qu’il faut changer, mais la nature de nos rapports avec lui. »
Un être au monde (« elle est d’abord en deçà, une position éthique autant qu’un état de la conscience à vif ») et une résistance souveraine. Car si l’homme aliéné résiste à la poésie (j’ai toujours conçu l’hermétisme attribué à la poésie comme une réaction de rejet, de censure, du lecteur qui se ferme ou qui s’affole) c’est que la poésie résiste à l’aliénation.
On comprend très vite qu’il ne s’agit pas là d’un étalage de bons sentiments et de vœux pieux, que le titre après tout pouvait nous faire entrevoir. C’est au contraire. Une analyse brillante et complexe d’un monde à plat et illusoire qui nous divertit, nous détourne donc, dans la « grande peur du réel qui nous tient », de ce que Rimbaud appelait la vraie vie, celle dont nous nous absentons de plus en plus.
Nous sommes à l’opposé de ceux qui considèrent la poésie comme un « supplément d’âme », et qui la déconsidèrent ainsi, et qui la nient dans ce qu’elle est en profondeur : « Ah mais vous voulez bien me dire une petite poésie, c’est si joli la poésie, peuvent-ils dire ! ». A l’opposé donc de ce qui génère cette condescendance ignare devant le poète. Bon, c’est vrai, je l’admets, toute condescendance est ignare… mais qu’on me permettre donc le ce pléonasme ! Il s’agit ici de montrer « la puissance d’objection radicale du poème », certes par le refus de « la langue close de signification restreinte et immédiate » mais aussi par « cette position existentielle qui récuse la soumission au réel immédiat et en illimite la compréhension, et, corollairement, la langue résolument anormale que cette position s’invente pour manifester ledit refus et signifier ladite ouverture ».
Il faut dénoncer « cette pseudo réalité qui n’est du réel que son fantasme, son reflet immobile, un miroir aux alouettes ». Mieux il faut la démonter, pas à pas, mot à mot, vers à vers dans cette « intransigeance du poème à n’être que poème ».
L’analyse démontre ainsi de façon très argumentée comment il est de toute logique que les poètes soient exclus de la cité (oh ! pas besoin de les emprisonner ou de les bannir, il suffit de ne pas leur donner la parole et de les… ringardiser). Du reste, affirme avec force l’auteur : « Ce n’est pas qu’on ne les veut pas, on ne les peut pas. ». Car « La poésie est la perpétuelle insurrection de la conscience contre l’oubli que l’homme fait de lui-même dans sa marche hâtive ».
En fin d’ouvrage, Jean-Pierre Siméon dénonce la barbarie rampante et masquée « qui tue les esprits et étouffe les âmes », ici-même, quoi que l’on en dise : « … la civilisation le plus avancée, ou du moins autoproclamée telle, régresse, sous couvert de modernité, dans une barbarie qui ne commet certes pas d’atrocités visibles (encre qu’aux rives de l’Europe s’amassent les cadavres…) mais détruit progressivement les plus fondamentales prérogatives de l’humain. ».
En même temps, j’aime que l’auteur évite de reprendre cette vision prométhéenne, chère à Rimbaud, du « suprême savant » : « le poète ne saurait être un donneur de leçon puisqu’il ne prétend à aucun savoir ». Ce que disait déjà à sa manière le grand Follain. Il a juste ce pouvoir d’imagination vraie « hors du champ clos de l’imaginaire imposé ». Ce pouvoir d’attention aussi. Jean Cassou l’affirmait déjà : « le poète est expert en attention ». Oserais-je dire qu’il est expert en amour quand il est dans cette « relation comme amoureuse à la chair du monde ».
Je ne peux terminer, après avoir déjà pourtant beaucoup cité, ce compte-rendu d’un livre auquel je souscris entièrement sans reprendre le dernier paragraphe de l’ouvrage :
« Vivre en poète sur la terre, ce serait simplement cela : lutter pied à pied contre les forces qui poussent à l’exil pour habiter la vie entière et lui demeurer fidèle jusqu’à la mort. Nous n’avons qu’une alternative : vivre chez Circé, en hommes-porcs, une vie morte, ou reprendre le grand large, être du désir invincible aimantés par l’ouvert et amants du plein vent. Vivre en poète et trouver le sens imprévu ou perdre bientôt notre humanité.
La poésie nous sauvera, si rien nous sauve. »
Un manifeste, oui, qui redonne à la poésie son pouvoir d’objection radicale. Magistral et lumineux.
Guy Allix
Spered gouez n° 23 (2017)
Enfin Malartre vint !
« Et je vivrai longtemps
Pour la dernière fois »
Je commencerai par une anecdote. Un jour, dans les années 90, un obscur petit poète écrivit à André Malartre. Le petit poète en question habitait « place Malherbe » dans une triste ville bas-normande, mais par une singulière étourderie ; il inscrivit sur son adresse au dos : « place Malartre ». Et le destinataire, habitant lui-même la région de Malherbe, lui retourna l’enveloppe dans sa réponse avec la mention « Enfin Malartre vint ». Une boutade bien sûr, une belle autodérision comme sont capables d’en faire les vrais humbles.
30 années bientôt ont passé et André Malartre, le fondateur de la revue « IÔ » est parti. Mais peut-être écrira-t-on un jour qu’il revint, grâce à ce superbe travail de mémoire d’Yves Leroy, qui a bien connu le poète qui fut « son initiateur artistique et poétique ».
L’ensemble est composé de deux volumes réunis dans un superbe coffret qui vaut un ouvrage d’art : une biographie très renseignée sur l’homme et l’artiste et une anthologie poétique établie très scrupuleusement par Yves Leroy grâce au fonds d’archives « André Malartre » de l’IMEC.
On redécouvre ainsi que Malartre, d’abord moniteur d’E.P.S, fut non seulement un poète qui comptait, un créateur de revue (la revue « IÔ » qui publia près de 200 poètes dont Senghor, Char, Puel, Jean Breton, Claude Roy, Jean Rousselot etc.) mais encore un infatigable animateur et créateur de théâtre.
C’était peut-être et surtout un homme intègre et généreux, « un homme libre et irrévérent, un maître du doute, un compagnon d’interrogations » (Yves Leroy), qui désirait avant tout donner et partager et qui sut très souvent s’effacer pour mieux servir les autres poètes ses frères. Et il est heureux à ce titre qu’un de ceux qu’il initia au théâtre et à la poésie le serve à son tour quand tant de nos contemporains initiés par les seuls réseaux sociaux pensent que la poésie commence à Thomas Vinaut ou à Valérie Rouzeau.
L’anthologie poétique d’André Malartre, depuis Amours futures jusqu’à Poésie dite écrit deux mois avant sa mort[1], montre un auteur rare qui savait attendre l’urgence et la nécessité, un poète cosmique très loin de cette écriture d’ameublement dénoncée avec raison par notre ami Gérard Cléry. Il eut lui aussi d’ailleurs, comme Gérard, d’importantes périodes de silence éditorial durant lesquelles le poème était couvé par la vie même, et peut-être aussi par ses aventures théâtrales. Car enfin le poème ce doit être « l’expression de ce qui, au fond de nous, en notre nom et au nom de l’esprit de notre communauté, exige d’être exprimé » (André Marlartre, conférence sur le langage poétique au théâtre).Mais nul doute que la poésie, rencontrée surtout grâce au surréaliste Georges Limbour qu’il côtoya au collège de Dieppe dès ses premières années d’enseignement, fut présente chaque jour de sa vie. Le poète prenait ainsi le relais du champion d’athlétisme qu’il fut d’abord (Vice-champion de France UFOLEP du 100 m en 1939 alors qu’il était junior et la guerre l’a empêché de poursuivre une carrière internationale de sprinter).
Oui, c’est bien là une poésie cosmique que le poète lui-même définira comme la « Recherche d’une autonomie de sens » et la « pratique de l’observation dégagée des empreintes rationnelles ». Cela exige de « concevoir une rigueur sensuelle, (de) tenter une sympathie personnelle et originale avec la nature, (d’) exalter une sensualité subtile et délicate qui touche la substance magique des choses ». Le poète désire encore « Vanter un art de netteté, d’élégance, un esprit d’observation et de méditation, une certaine lenteur et un recueillement. » (André Malartre, « Pour une poésie cosmique »).
C’est alors que la poésie, ainsi que le relève Yves Leroy n’est pas une « spécialité littéraire » mais un « vrai mode de vie ».
Dès les premiers textes on trouve cette belle fulgurance :
« Le crépuscule dans tes yeux
S’est mis à table
Il boit tes larmes
Et se nourrit de ton chagrin »
Oui, la poésie de Malartre est cosmique et quand bien même il dénonce lors de la création de la revue « Iô » un certain dolorisme, elle n’est pas là pour distraire mais pour nous mettre au monde, c’est-à-dire en tout autre. En la pierre, si récurrente, en chaque feuille, en chaque animal, en chaque semblable.
« Je connais les routes du sang quotidien »
« je suis celui qui
Se brûlerait les yeux
A regarder un visage humain
Comme au soleil ».
C’est une poésie de reconnaissance pour reprendre le titre d’un des poèmes de cette somme. Une poésie de fraternelle osmose, ainsi dans Argile, fougère et sang. Une poésie de renaissance aussi qui s’insère parfaitement dans le « cosmisme surréaliste » défini par son ami André Miguel. Une poésie qui veut juste dire l’essentiel :
« Pour dire juste l’essentiel
Nous ferons boire à tout venant la résine des bois aux lèvres mêmes des pins
Quand la luciole recomposera un chemin de lumière quand la terre qui brame son besoin de soleil inventera un nouveau chant du coq nous ferons signe à tout venant au retour des hauts pâturages quand la houlette ré assemblera tous les mauvais et tous les bons bergers quand l’écho de la montagne répétera l’appel amical des hommes ensemble nous masserons la dure écorce des mots
pour dire juste l’essentiel »
Il est émouvant de constater que le poète n’a pas eu vraiment souci de la postérité de son œuvre. Rien de ces égos surdimensionnés qui essaient de construire une légende. Comme le note Yves Leroy « André Malartre a semé des poèmes comme on dispose des cailloux blancs sur le chemin mais sans y faire retour ».
« Fourmis d’encre/ Sur le sable des pages/ Les mots cherchent leur chemin » dit le poète, comme en écho à son patient préfacier.
S’il fallait résumer d’un mot l’œuvre d’André Malartre, et ceci concerne aussi son activité théâtrale, nous pourrions choisir le mot « liberté ». Et nul n’est plus libre sans doute que celui qui se défie du confort rassis des certitudes.
« Ah le vol fou
des papillons des songes
au-dessus
des talus
de certitudes »
C’est cet homme libre, cet homme passionné, que les amateurs de théâtre de la région normande ont eu aussi la chance de rencontrer. André Malartre a agi là encore en toute indépendance. Chacun de ses chantiers fut une aventure et un péril. En témoigne notamment la mise en scène si risquée de « Hep Hep » écrit par ses amis Cécile et André Miguel.
Yves Leroy clôt sa biographie par une émouvante et longue reprise d’un texte de René Pareja : « un homme d’engagement ». On y apprend que le poète « avait la haine de la lâcheté »... Je cite encore ce superbe éloge qu’il faudrait reprendre entièrement :
« Il disait : « Si on est libre, alors on doit en faire l’expérience… » Pour lui, la poésie, comme le théâtre, ça devait être d’abord exemplaire ! Et non pas artistique.»
Et de rapprocher Malartre de l’auteur de La Peste :
« A la fois il est L’homme révolté de Camus, mais il est aussi dans Noces à Tipaza, où Camus exalte la nature sous le soleil et la mer. Le « cosmisme » de ses premiers textes poétiques a un côté hédoniste proche de l’hédonisme de Tipaza. » […] Ce qui l’intéressait, c’était la jubilation. La joie comme arme. La joie comme avancée. »
En relisant l’ensemble du livre d’Yves Leroy et ce texte de Pareja, le lecteur ne peut que regretter de n’avoir pas véritablement connu cet homme-là, de n’avoir pas ri, chanté, joué ou bu avec cet homme-là, de n’avoir pas frotté ses petits mots au siens pour les grandir au moins un peu.
« Je crois voir une écharpe suspendue à une fenêtre et je lui redis ce que j’écrivais autrefois, que l’art doit susciter en nous la nostalgie de ce qui n’est pas de ce monde » (André Malartre).
Il ne reste plus qu’à le retrouver alors à la table de ses mots, de ses enthousiasmes et de sa jubilation auprès de son beau disciple Yves Leroy qui fait œuvre d’Osiris.
« Et je vivrai longtemps
Pour la dernière fois »
Guy Allix
Iô André Malartre, anthologie poétique, parcours, par Yves Leroy, éditions Le Vistemboir (10, rue Haute 14000 Caen), septembre 2016, prix 40 Zorros. Ouvrage publié dans le cadre de l’hommage rendu par la ville de Caen à André Malartre à l’automne 2016.
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De petites notes de lumière dans l’ombre de Brassens
On connaît mon admiration pour Georges Brassens. Il fut un peu, sans jamais le savoir, le papa que je n’avais pas eu. Mais il est vrai que celui qui avait choisi de ne pas avoir d’enfants fut le père, très légitime, de milliers de jeunes gens et jeunes filles de ma génération. Il fut aussi, j’ose le dire, mon premier vrai initiateur en poésie.
Dans les années 70, je me souviens d’un jeune soliste qui l’accompagnait régulièrement, et avec quelle grâce, avec quel talent, lors de ses passages à la télévision. J’avoue que je l’ai maudit aussitôt : d’abord il était exactement à la place où j’aurais voulu être : derrière le papa. Ensuite ce salaud jouait si bien de la guitare que je lui aurais bien haché les doigts menu-menu, par jalousie là encore : tout semblait si facile quand il jouait alors que moi, quand je grattais, on me disait que ça devait être bien difficile ! Il s’appelait Joel Favreau et avait déjà suivi des grands chanteurs de l’époque dont Georges Moustaki qui s’affubla du prénom Georges en hommage à Brassens. Et il porte toujours, ce merveilleux soliste, comme d’autres (ainsi son préfacier Maxime Le Forestier, le meilleur connaisseur et interprète du maître aujourd’hui), la mémoire de Brassens.
Quelques notes avec Brassens est l’occasion de mieux connaître l’homme et le guitariste qui sut poser avec humilité des notes si lumineuses dans l’ombre du grand poète de la chanson. On apprend au passage que Joel Favreau est un vrai rebelle ainsi qu’un auteur compositeur de talent salué dans la préface. L’ouvrage est riche d’anecdotes sur l’auteur du « Blason » (je choisis volontairement l’une des moins connues et pourtant peut-être la plus sublime ! Quel merveilleux texte si plein de délicatesse sur… le sexe de la femme !). On y apprend ainsi la genèse de « Ils chantent Brassens » et ses échanges avec Philippe Léotard par exemple, si émouvant quand il chantait « Saturne ». On vit de beaux moments de complicité entre le bon maître et l’élève qui savait pourtant se montrer très discret et respectueux. Le bon maître dont Favreau sait rappeler la gentillesse et l’humilité : « … 1966, Brassens me donnait déjà des indications dans la loge où j’étais venu le rejoindre avec ma guitare, avant son entrée sur scène. Cinq ans plus tard, je reçois un appel : « Allo, c’est Georges, je vais bientôt enregistrer de nouvelles chansons. Est-ce que tu veux bien venir jouer avec moi ? » C’était tout lui. Il vous faisait un cadeau somptueux et il vous priait, presque en s’excusant, de l’accepter. »
Voilà un beau et riche parcours de vie et un hommage très émouvant qui donne envie de réécouter en boucle les albums Brassens accompagnés des subtils contre-chants de Joel.
Guy Allix
Quelques notes avec Brassens, Joel Favreau, l’Archipel, 2017, 18 € (on peut commander à cette adresse pour un ouvrage dédicacé au prix de 23 € : Le sourire du chat, service édition, 5, rue Bellier Dedouvre, 75013 Paris).
[1] Mort survenue le 13 septembre 1995 après un vernissage d’exposition de son amie (et notre amie ici à « Spered Gouez ») Colette Klein.
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Spered gouez 2018, n° 24
Celui qui disait oui à l’amour et à la vie !
Dès les premières pages, ce livre vous emporte. Difficile de s’en défaire ! Et même difficile de ne pas y revenir quand on a « fini » de le lire car a-t-on jamais terminé de lire un tel livre ? Il vous reprend par le cœur et par l’intelligence à peine refermé.
Il commence comme un dialogue : « Avant d’arriver sur ce port, il t’était arrivé quelques bricoles August. Et d’abord la bricole de ta vie, la seule qui vaille la peine de naître : la bricole du grand amour ». Comme dans La modification (Butor) où il était pris au piège du « vous » le lecteur se sent interpellé par ce « tu » qui le prend par la main. Mais il n’est pas August et il va donc faire connaissance avec le personnage devenu comme un intime de l’auteure, et donc un peu de lui-même, semblable et frère de celle-ci.
Ah August ! August Landmesser qui, pourtant alors encore membre, passif, du parti nazi, ne lève pas le bras pour saluer Hitler le 13 juin 1936 dans le port de Hambourg. Et il est seul à oser cela ostensiblement au milieu d’une foule de bras levés quand, lui, il les croise. Il ose cela comme il a osé l’amour interdit avec une juive et c’est au nom de cet amour qu’il dit non ce jour-là car il dit oui à la vie. C’est au nom de la belle Irma qu’il se rebelle. Cela le lendemain même de son anniversaire comme pour lui offrir un nouveau présent : celui de sa vraie présence au monde. Et ce « non » apparaît, dans son insolence énorme, dans cette détermination sans faille, avec la photo prise le jour-même et qui sert de couverture au livre. Et ce « non » historique rejoint en symbole le « non » mythique de la petite Antigone revisitée par Anouilh.
Oui, il était arrivé à August quelques bricoles, « rien de très important aux yeux de la grande Histoire, mais c’est dans la petite que se nichent les vraies raisons de vivre et de mourir, de résister ou de céder, de saluer Hitler/ ou de ne pas ».
Et la petite et sublime histoire d’August rencontre aussi l’histoire de l’auteure. L’histoire d’un père tant aimé, décédé quelques temps avant l’écriture du livre. Adeline écrit aussi ce livre pour son père, pour cet autre « tu » : « Je crois que j’écris aussi pour te crier que je t’aime et n’ai jamais su te le dire assez ». L’histoire d’amour d’August et d’Irma semble même rencontrer d’une certaine façon l’histoire d’amour de Michel et Elahé (un goy et une juive là aussi), les parents d’Adeline à qui elle dédie le livre. C’est cet entrelacement de l’histoire de l’auteure « qui écoute aux portes du temps », de la grande Histoire et enfin de l’histoire d’August et d’Irma qui fait peut-être aussi la force du livre et sa puissance d’émotion et de lucidité.
August et Irma c’est d’abord comme une évidence dès leur rencontre sous un saule pleureur au jardin botanique de Hambourg à l’automne 34. Elle est juive et brune, elle vient lire régulièrement sous ce saule ami. Le blond August est encore inscrit au parti nazi et il vient simplement faire sa sieste. Oui, c’est comme une évidence éluardienne : « tu es venue/ c’est à partir de toi que j’ai dit oui au monde » (Paul Eluard). Mais une évidence qui n’a rien d’une évidence en ce temps-là et qui va très vite défier la grande Histoire et sa terrible violence jusqu’à la mort des deux amants, jusqu’à la souffrance de ces deux fillettes, Ingrid et Irene, qu’ils ont conçues, jusqu’au martyre même de la seconde, qui, véritable miraculée, consignera elle-même l’histoire de ses parents à partir de documents.
Car oui, il faut bien insister, presque naïvement : l’histoire est vraie, authentique et tout le génie de la romancière est de lui donner chair et vie en comblant les vides de l’espèce de document élaboré par Irene, pour retrouver l’intimité des deux principaux personnages et approfondir encore la vérité. Il y a des faits qui sont consignés dans des articles, dans des jugements, dans des rapports médicaux cités souvent en début de chapitre (et pour tout cela Adeline a enquêté aussi et elle est allée sur les lieux) et il y a les interstices comme la rencontre, les étreintes amoureuses et les remords du candide August qui sont comblés par la tendre mais juste imagination d’Adeline Baldacchino : « La vérité de la fiction supporte les petits arrangements nés de la grande tendresse. ». « C’est ainsi que je connais leur rencontre. L’arbre me l’a racontée quand je l’ai serré dans mes bras, par un jour de printemps au jardin Planten und blomen. ». Si l’histoire est vraie, le roman nous semble encore plus vrai dans cette sublime tendresse portée par l’auteure ainsi que dans cette mise en perspective de leur amour par rapport aux événements de cette époque.
En vertu (si l’on peut dire) des lois sur la « souillure de la race » qui interdit l’union entre un(e) juif(ve) et un(e) aryen(nne) et du fait de l’excès de zèle d’un fonctionnaire nazi, les deux amants n’auront pas même le droit de se marier avant la mort. Ils ne seront déclarés mari et femme que le 16 juillet 1951, bien des années après leur mort.
Cette histoire d’amour impossible a aussi le mérite de nous faire pénétrer au plus profond de la morbide mécanique nazie, de la folie nazie (quand d’autres folies adviennent dans la même rhétorique du rejet de l’autre), en mettant dans la pleine lumière des personnages des lois et événements marquants (ainsi Irene est martyrisée pendant la nuit de cristal). Tout à la fois un roman d’amour et un roman historique basé encore une fois sur des faits réels, ce livre me semble être encore plus efficace dans la dénonciation de l’ignoble. Il nous montre aussi et surtout (Adeline y revient plusieurs fois…) comment quand on veut l’ignorer on se fait rattraper par le politique et c’est peut-être là le grand problème d’August en dépit de son « non ».
Enfin j’oserai dire qu’Il y a là quelque chose qui rappelle les grands amants et jusqu’aux amants de Vérone qu’ils rejoignent non dans la légende mais dans l’Histoire. On évoquera longtemps ainsi Irma et August qui osèrent l’amour face à l’ignoble. L’amour, profondément rebelle, comme un exemple incomparable! L’ignoble comme ce qui met à mort l’amour même.
C’est un livre de résistance. C’est un livre de saine vigilance. Un livre qui ouvre les yeux, le cœur et l’intelligence.
Un vrai livre, tendu tout à la fois par une écriture exigeante et une sensibilité rare, qui fait pâlir définitivement l’encre de nombre de romans inutiles.
Celui qui disait non, Adeline Baldacchino, éditions Fayard, 18 €
Guy Allix
On ne sait pas que les mères meurent
« Etre vivant c’est être séparé »
De Laurence Bouvet j’avais lu Comme si dormir publié chez Bruno Doucey en 2013. Un recueil poignant sur la mort de la mère, un recueil où l’émotion, particulièrement forte et presque indicible, n’empêche pas, tout au contraire, des marques d’une grande lucidité sur la perte et la mort. Et puis j’avais eu le bonheur de rencontrer Laurence au Cabaret « Le Port du salut » à Paris en mai 2014 lors d’une soirée poésie où nous étions tous deux intervenus avec des lectures de poèmes pour elle et des lectures de poèmes et chansons pour moi. Une belle rencontre.
Là, avec On ne sait pas que les mères meurent, qui se donne comme « un récit » et qui est en fait une prose poétique et peut-être plus poème finalement que le poème, je découvre comme un prolongement du premier recueil lu, ou plutôt comme un autre regard sur le même événement à travers le travail du deuil et du rêve.
Oui ! le rêve donc ou plutôt les rêves : quarante dans ce recueil ! Elle me dit, répondant à une question : « ils sont réels, retranscrits dans l’ordre où je les ai faits mais retravaillés du point de vue de la forme, de l’écriture, à la frontière entre le réel et le rêve, pour mieux embarquer le lecteur » (dans un premier temps elle avait écrit « embarquer le rêveur »…).
C’est un vrai recueil de vrai poète qui fouille les profondeurs, interroge l’obscurité, tente de dire l’indicible. Dès que l’on franchit en effet la porte de ce titre (avec sa troublante paronomase « mères meurent » qui interpelle cette ignorance annoncée), on se trouve devant ce questionnement continu jusqu’à en être lancinant qui a nom poésie : « ne jamais cesser de questionner le réel ». C’est aussi un livre de psychologue clinicienne, fonction occupée par Laurence. Les deux approches pourraient se contredire, se faire de l’ombre, et cependant, conjointes, elles concourent toutes deux à la lucidité, se répondent, se confortent : car « un rêve n’est rien sans la parole qui le révèle ». La psychologue a donc noté scrupuleusement, scientifiquement. La poète a réécrit non pour détourner, édulcorer ou expurger les rêves ainsi qu’on le fait trop souvent pour les contes pour enfants mais tout au contraire pour mieux accuser le détail qui avoue et fait avancer l’endormie dans cette « capture du monde » que Laurence nomme poème là où « La parole rassemble ce que le rêve disperse ».
Ces rêves sondent et explorent ce long passage entre la perte sidérante qu’on ne peut accepter, qu’on ne peut croire, qu’on ne peut « savoir » - car il faudrait mourir pour savoir puisque celle qui est morte nous a donné la vie – et ce moment gagné tout au bout, laborieusement, rêve par rêve, larme par larme, mot après mot, où nous porterons la mère en nous, vivante par-delà la mort, comme elle nous a portés jusqu’à la sortie vertigineuse, et hallucinante, de son ventre. Comme elle nous a portés jusqu’à notre premier cri. Un long travail, entre un sentiment de culpabilité (« je suis responsable de la mort de Mère. Le rêve accuse, il est un reproche. ») et la renaissance du désir (« quand le rêve insuffle le désir de vivre ») ; un long travail entre l’impuissance dite par le rêve et ce pouvoir où les rêves sont comme les contractions d’une parturiente qui fait entrer la mère en elle et dans le poème. Dans le désir d’écrire « Mère ». Dans la « tendresse » du rêve, « une tendresse d’avant la grammaire », « une tendresse des premiers âges » où la mère, « si petite », « si rétrécie » se réfugie dans les bras de l’endormie et en devient l’enfant, « Quand il est temps de séparer la mère morte du Mère que je veux garder vivante en moi » ; « Elle est mon enfant ». Quand on sait finalement que la mère meurt, quand on sait la mère mourante miroir devant nous : « Je sais aussi Mère être l’enfant que l’on est, soi, tous face à la mort. ».
Cela ne s’écrit pas qu’avec des mots. C’est de la chair et du sang.
C’est alors peut-être que l’éveillée, qui n’est plus l’endormie, peut « veiller en paix » et donc « rêver en silence ». Tout au bout c’est la vie qui gagne, et le désir. « J’oublie Mère morte pour mieux la garder vivante. Dans tous les tissus de mon être rassemblée. J’oublie Mère sans la détruire, sans me détruire, sans oublier la vie qu’elle me transmet. Je rêve que Mère m’aime vivante. » Le mot « vivante » s’impose, revient, obsédant vers la fin qui est un recommencement : « L’endormie sait que mère est en moi tant que je suis vivante ».
C’est donc là finalement un recueil de vie, de présence et de désir par-delà cette mort, vaincue par qui l’a regardée en face et par ce fait même de l’avoir regardée en face. C’est donc là un recueil d’amour où, la vie, la présence et le désir s’affirment superbement ! Ainsi dans des notules discrètes, parfois en italiques, qui ponctuent les rêves eux-mêmes. Le poète nomme et donnant un nom il réalise le désir qui est l’âme de la vie, il réalise une présence très follainienne «dans son sentiment d’exister, de durer en vivant. »
« Dans cet espace de solitude, l’étendue blanche est ce que je nomme l’échappée »
« Cette puissance commune à tous les désirs que le désir engendre est ce que je nomme la réelle présence »
« Cette capture du monde dans l’instant est ce que je nomme poème. »
Tout au bout, oui, la vie a le dernier mot ! Tout au bout de l’épreuve du rêve, tout au bout du péril de l’écriture où même la folie guette, il y a ce beau retour à la présence et au désir, avec la mère en soi quand les cœurs se répondent : « cœur à cœur en écho sous l’écorce des corps »…
Tout au bout il y a cette ouverture :
« Le chat miaule derrière la porte. Je lui ouvre parce qu’il n’est ni dans la mort, ni dans les rêves. »
Que dire de plus ? Les mots ne suffisent pas ici.
Simplement pour moi, On ne sait pas que les mères meurent est ce que je nomme poème.
Guy Allix
On ne sait pas que les mères meurent, Laurence Bouvet, éditions Unicité (13 €) (éditions Unicité 3 sente des vignes 91530 Saint-Chéron)
Spered Gouez 2020
Leçons de vie
Pour la vie de Nicole Laurent-Catrice
Voilà un recueil qu’on garde sur soi et qu’on médite et qu’on parcourt en tout sens un peu comme un bréviaire peut-être. Et du reste la forme elle-même rappelle parfois les écritures. Mais ce bréviaire n’a pas besoin de croyance en un Dieu autre que la vie elle-même. C’est aussi un livre de sagesse si l’on veut mais une sagesse murie longuement, conquise de haute lutte, loin du conformisme qui n’est que la pire folie. Une sagesse qui n’endort pas mais nous éveille et affute notre regard et notre amour. Et le premier mot du titre a toute son importance : ce recueil est un don pour la vie.
« Amour » est justement la première des six sections de ce livre. Suivront « Visage », « Le mal », « La vie », « Passage », « Parole ». Et l’on compte exactement cent poèmes-aphorismes en tout. J’ai l’habitude d’entourer au criterium fin les passages qui me convoquent dans un recueil et je marque de nouveaux passages à chaque lecture de Pour la vie. Je ne doute pas qu’au bout d’une dizaine de lectures tous les passages seraient marqués tant ils sont simplement frappés de la nécessité même. Et j’en viens à penser que le meilleur moyen d’écrire sur le recueil est de le citer abondamment et je n’échapperai pas, loin de là, à cette tentation.
Le premier aphorisme marque l’exigence : « Etre toujours/ Sous haute tension ». C’est tout à la fois une éthique dans l’amour et un art poétique qui fait advenir l’« Urgence de la parole ». C’est la condition nécessaire pour écrire et « révéler l’indicible ». C’est « la loi de l’amour » qui se vit au revers de la ritournelle dans laquelle on aliène ce qui devrait nous être le plus cher. Nicole sait que l’amour « est notre grande peur profonde » et qu’il est aussi notre liberté et donc la confrontation avec soi-même, avec notre intégrité : « Qui parle de passion/ et ne veut pas souffrir ?/ Qui parle de raison/ et fuit comme un fou/ toute confrontation/ avec soi-même ? ». C’est ainsi que « Quand je suis en moi/ aussi loin que tu sois/ tu es en moi aussi./ Quand je suis hors de moi/ soudain je ne sais où t’atteindre ».
Loin du leurre de l’amour fusionnel, Nicole nous invite à comprendre que la distance est la chance : « Ecoute,/ le secret est dans la distance./ Quand tu fais corps/ avec l’autre/ c’est toi que tu aimes encore./ Seule la distance te rend proche. »
Mais l’amour est aussi présent dans les autres sections du recueil, comme en sourdine, comme en écho aux poèmes-aphorismes qui disent le visage par exemple : « quand on ne peut plus rien pour l’autre/ être là, seulement » et où il est dit aussi qu’il faut « apprendre à s’aimer ».
Et ce qui est dit du visage dit aussi la parole qui viendra plus loin : « Et quand vous serez à l’écoute de vous-même/ Il vous faudra vous anéantir/ Pour laisser parler la voix/ Qui vient de plus loin que vous. »
J’aime particulièrement aussi cet aphorisme si juste qui débute la section sur le mal : « L’homme se voudrait parfait/ Noble aspiration./ Mais il refuse de se voir imparfait./ De là vient tout le mal. » Et celui-ci : « L’ordre du monde/ il se fait en soi/ non hors de soi »
La sagesse de Nicole se dit le plus souvent dans le paradoxe car il faut toujours aller plus loin que les évidences trompeuses, il faut « transgresser » : « Transgresser/ c’est aller vers une part de soi-même/ qui demande à vivre ». C’est ainsi que le mal lui-même est « nécessaire » : « Sans mal/ Y aurait-il une liberté ?/Y aurait-il l’amour ? ». Et la mort elle-même n’est alors que l’autre face de la vie : « Il y a pire que la mort/ c’est la mort qu’on élude./ Accepter sa mort/ c’est encore vivre »
Paradoxalement « La vie » est peut-être le plus court passage du recueil. Le plus politique aussi. On y lit plusieurs réflexions, très justes, autour de la maîtrise et du pouvoir : « Maîtriser/ c’est canaliser/ non boucher le passage ». « celui qui croit dominer/ parce qu’il se fait servir/ est en fait prisonnier/ de ceux qui le servent. ». Et la seul maîtrise, vitale, n’est en fait que « la connaissance de soi ». Comme en écho au « connais-toi toi-même » du philosophe.
J’aime encore ces deux passages où Nicole évoque la femme attachée à la terre et à sa liberté : « La femme primitive met au monde/ ses fils, accroupie./ Elle donne déjà son enfant à la terre/ Enracinés ». « Les femmes dites libérées/ s’empressent d’abdiquer/ leur liberté nouvelle/ entre les bras d’un tyran./ La femme vraiment libre/ n’a que des compagnons »
« Le passage » me semble la partie la plus fournie du recueil comme s’il était un passage justement vers les autres sections. Et il est vrai qu’il faut lire l’ensemble dans une composition elliptique permettant de multiples retours et tout un système d’échos. On revient ainsi à la connaissance de soi : « Il n’y a pas de plus grande liberté/ Que d’aller vers soi-même ».
Là encore on rencontre de ces paradoxes qui sont aussi des bonheurs d’écriture : « Si tu consens à ton désert/ tu peux devenir jardin ». « Aimez l’inquiétude/ Non pour elle-même/ Mais pour les chemins où elle nous mène ». Et le plus beau passage n’est-il pas ce chemin ? Un chemin proche de saint-Augustin et de Claude Roy : « Le chemin est plus important/ Que le lieu d’arrivée./ Le chemin ne mène qu’à lui-même »
On y lit aussi un certain éloge du désir et de la jouissance : « Et moi je vous dis : considérez vos désirs avec bienveillance/ et donnez-leur ce qu’ils demandent/ avec mesure ». « Peut-on renoncer/ à ce qu’on ne possède pas ?/ Qui peut renoncer / S’il ne s’est d’abord accompli ?/ Le renoncement passe par la jouissance. »
« Parole » clôt le recueil ou plutôt le recommence, l’engendre à nouveau quand « écrire/ c’est peut-être tout simplement/ prêter l’oreille/ à ce qui naît ». Il ne s’agit pas dans ces poèmes d’un art poétique mais d’une éthique du poème quand il faut « se laisser traverser par la parole » et être tout accueil jusqu’à l’amertume elle-même : « Quand l’amertume/ peut se cueillir sur les lèvres/ c’est que le temps/ du miel est proche. »
Et bien sûr « les autres » ne sauraient être oubliés : « Si je ne parle pas pour les autres/ qu’ai-je à dire de moi-même ? ». C’est ainsi que l’on revient à l’amour.
Nicole Laurent-Catrice écrit là un recueil authentique et d’une extrême sobriété qu’on ne se lasse pas de relire. Un recueil qui lui ressemble dans cette générosité unique qui la caractérise : une générosité sans fard et sans apprêt, toute d’humilité, de sobriété. Une vraie générosité.
Pour la vie, Nicole Laurent-Catrice, La part commune, 2020, 12€
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Les murmures de Govrache
On ne connaît pas encore assez Govrache qui écrit, chante et dit ses textes depuis pas mal d’années déjà. Il y a eu un premier Cd en solo avec sa guitare très jazz manouche parfois mais déjà avec des textes ciselés : Caricature(s). En ce temps-là il ne s’appelait pas Govrache mais David Hébert. J’avais eu la chance de connaître David tout jeune alors qu’il s’éveillait à la poésie au lycée de Carentan dans la Manche (il fut gratifié là-bas d’un 20/ 20 par une collègue lors d’un oral du bac blanc…). On ne connaît pas encore assez Govrache mais cet anagramme d’un personnage hugolien qui lui ressemble résonne de plus en plus et il s’est taillé ainsi un gros succès l’an dernier à la fête de l’huma.
Govrache se partage entre slam et chansons, souvent très engagées (on retrouve aussi cet engagement dans Cris dont je parlerai plus tard). Bon j’avoue que le slam souvent ça m’emmerde. Ca se veut poème et ce n’est pas poème. Mais là dans ce Cd uniquement slam je suis simplement bluffé et ce n’est pas parce que je connais le petit mec de 40 piges déjà qui dit ses textes avec une superbe émotion. Non il y a cette humanité. Cette profondeur si rare. Et j’oserais même évoquer le grand Jacques s’il faut lui inventer une famille.
« Ca commence parfois comme un murmure/ Un sourire qui te souffle à l’oreille », oui, ça commence comme ça et ça nous embarque jusqu’à la soupape qui a lâché en passant par l’ivresse et par son dieu à lui qui est aussi mon dieu à moi et « s’fout d’mes péchés, d’mes blasphèmes et de toutes ces foutaises ». « Mon dieu à moi, il aime que j’vive, il aime que j’rie, il aime que j’baise » n’a donc rien à voir avec « l’ grand Manitou » mais juste avec « la vie qui s’manifeste ».
En passant aussi par le bout de la table. Ah « Le bout de la table » ! Toute une vie en quelques vers et ce plein d’amour qui vous tirent les larmes quand bien même vous n’êtes pas encore tout à fait à l’autre bout de la table et que vous n’en êtes pas encore à n’entendre plus « qu’avec les yeux » « ce brouhaha d’éclats de rires ». Que vous n’en êtes pas encore à vous effacer dans un tremblement. « Le bout de la table c’est un fragment d’éternité » qui dure le temps d’un souvenir quand il s’efface.
En passant aussi par cette balade qui vous mène rue Saint-Denis avec « des visages perdus dans leurs rides » quand « l’ennui a pignon sur trottoir ».
En passant par la femme du mec dont « un seul de ses regards déclenche comme un tremblement d’ chair qui fait « péter l’échelle de Richter », quand le talent s’allie à une très touchante candeur.
En passant… Mais voilà, je suis obligé d’en passer de ces textes alors que je pourrais vous faire dix pages sur chacun d’entre eux mais Spered gouez ne peut pas accueillir tout ça et la responsable de la revue non plus. Je n’ai vraiment pas envie qu’elle ait un malaise.
Vous dire seulement pour terminer que tout cela est accompagné bellement par les musiques d’Antoine, d’Adrien, de Guillaume et de Manu qui donnent à l’ensemble un sacrée gueule d’atmosphère qui vous embarque aussi.
Oui, retenez bien ce nom : GOVRACHE ! Vous n’avez pas fini d’en entendre parler. D’entendre aussi ses murmures et ses cris. Oui écoutez Govrache ! Très loin de la soupe fade qu’on nous déverse sur les ondes, voilà une parole et un souffle, uniques, qui redonnent une sacrée vie au monde.
Guy Allix
Govrache, Des murmures, Inouies distribution, Cd