Guy Allix par Gilles Perrault
En 1984, après plusieurs années de presque silence suite à la faillite de mon premier éditeur, paraît Mouvance mes mots, avec une belle préface d'Hubert Juin (voir dans la page "Mouvance mes mots"), qui me voit entrer chez le grand Rougerie.
L'ouvrage est salué par la critique et je reçois aussi un volumineux courrier.
Mais le plus bel article qui ait paru alors est signé de Gilles Perrault qui collabore comme moi à "Normandie-Magazine".
C'est un bonheur immense d'autant qu'on ne sait pas assez que Gilles est un grand liseur de poètes. Il nourrit une grande passion pour Cendrars notamment.
L'article est exigeant et précis, rédigé dans une langue superbe.
Depuis Gilles et moi nous nous sommes croisés souvent car nous partageons des convictions et des passions communes (pour la course à pied par exemple).
C'est un grand honnête homme de ce temps.
Voir aussi mon témoignage sur lui suite à la nouvelle Le rendez-vous.
Guy Allix, poète de l'indicible
Quelle médiatique trompette doit-on emboucher pour faire savoir qu'à Carentan, au pied du Cotentin, réside un jeune poète, Guy Allixdont la critique savante et ses confrères eux-mêmes murmurent le talent depuis tantôt dix ans ?
Mais comment dire une poésie qui dit l'indicible ?
Il y a un malentendu sur la poésie. On constate qu'elle fut un art populaire et qu'elle ne l'est plus. Il est bien vrai que toute la France cueillit la rose avec Ronsard, récita Hugo, chanta' Prévert. Poésie ostensible, immédiate, que seuls les sots songeront à moquer. Images d'Eֹpinal, si l'on veut, où chacun retrouvait exaltés ses belles amours et le fracas du siècle. La poésie a désormais évacué ces territoires immenses, aussitôt occupés par d'autres moyens d'expression, souvent de petit génie. L'écriture elle-même aujourd'hui : un océan parcouru par des icebergs massifs posés sur l'eau tels des bouchons. La poésie est immergée. Elle n'a pas cherché son nouveau territoire à l'horizontale, ailleurs, mais à la verticale, au-dedans. La poésie dit à présent ce qu'elle est seule à pouvoir dire. Elle exprime l'inexprimable.
Ainsi de Guy Allix. «C'est des mots vers le dedans », écrit-il en un poème intitulé Tanière.
Mouvance mes mots, son dernier recueil, peut se lire en vingt minutes, ou en une vie. « Sobriété abondante» constate Hubert Juin, magnifique préfacier. C'est que les mots, en leur mouvance, viennent du plus profond. Pierres rares, encore brûlantes ou déjà calcinées, qu'une glaciale éruption volcanique nous jette à la face et qui nous révèlent l'universel feu central. Un aveugle nous peint ses visions. Un sourd fait écho à ses voix. Un homme nous crie son mal à vivre et son angoisse de périr. « Cela finira par de la terre, même ton cri », « Tu voles de la parole sur la mort ».
Inextricable écriture où le sec se mélange à l'humide comme la mort à la vie ; pluie, sperme, sang et salive ondoyant le prochain squelette. Et la tanière des ventres où se ressourcer toujours.
« Chaque "poétique", écrit Hubert Juin, a pour nœud une scène capitale (d'amour ou de mort, de souffrance ou de joie, d'aube ou de nuit) qui, une fois (et pour lui poète, une fois pour toutes) a éclairé le monde. » Mais scène indicible par l'auteur: « Car c'est précisément parce qu'il ne peut la dire, et parce qu'il résiste à la dire que son poème, éclat succinct, peut naître. « C'est notre lot à tous, notre scène infiniment singulière et à la fin commune, mais rares sont ceux - les poètes - qui possèdent le génie de la donner à pressentir. Ainsi la poésie essentielle de Guy Allix n'est-elle pas cette chanson douce pour égayer le désastre de la vie. Elle n’est pas parure pour le drame, mais le drame lui-même ' révélé dans une inlassable interrogation. Elle nous traque dans notre plus intime ; elle est cri primal et murmure d'agonie; les mots - chacun dans son irréfragable densité - nous frappent comme des météorites, ouvrant en nous la faille où s'engouffrent les salutaires angoisses.
Il faudrait lire Mouvance mes mots comme les croyants font de leurs textes sacrés: à petites étapes, par bribes et morceaux, dans les temps creux comme dans les temps forts, pour y apprendre selon les heures la dérision de l'existence ou son exaltation. Guy Allix, dont on commence à savoir qu'il est l'un de nos meilleurs poètes, a porté là son écriture à un rare degré d'incandescence. Ses mots nous brûlent. Terrible et bienfaisant embrasement puisqu'il détruit le cal des vaines quiétudes et cautérise la lancinante blessure d'exister.
Gilles Perrault, Normandie-Magazine, décembre-janvier 1984