Le bonheur
« Qu’il vive »
à propos d’une idée vieille qui se meurt dans la vieille Europe
ou
« un autre génocide »
à Ghislain, Jean-luc, Olivier…
à mes amis de la première heure et de la dernière aussi
« Quand je m'y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s'exposent dans la Cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. » (Pascal)
Il y a certes quelque gageure à vouloir commencer un topos sur le bonheur en évoquant tout d’abord ce que Pascal appelait le « malheur » et pourtant…. C’est que le divertissement dénoncé par l’auteur des Pensées a pris aujourd’hui une ampleur phénoménale, une ampleur de peplum : des toasts et des jeux télévisés... voilà la variante actuelle du divertissement. On connaît bien sûr la raison invoquée par Pascal… L’homme se détourne ainsi de sa « condition faible et mortelle » et même le roi est condamné à se divertir « car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense ». Il est vrai que les tragédies, propres à nous mettre face à notre humaine condition, mettent en scène du noble et non de l’ignoble.
Curieusement, le mot « bonheur » n’est pas cité par Pascal quand bien même il nous dit que « Voilà tout ce que les hommes ont inventé pour se rendre heureux », seul le mot « divertissement » apparaît dans son sens originel (« qui nous détourne de ») et le verbe « détourner » justement est bien employé par l’auteur des Pensées. Mais cette répugnance à parler de « bonheur » montre combien il ne s’agit là que d’un leurre. Le bonheur est « ailleurs » et on sait bien quel est le pari de Pascal.
Mais, après tout, dans notre « mortelle condition » ne pouvons-nous pas trouver le bonheur, ce bonheur qui fut « une idée neuve en Europe » (mais à quel prix alors ?). Loin de parier sur un hypothétique ailleurs qui rimerait avec bonheur si nous pariions sur cet ici ?…
Non, je ne conçois pas le bonheur des anges. Ils doivent s’emmerder ferme sans la mort au bout. Le divertissement nous détourne de la mort certes, mais, nous détournant ainsi de notre vérité, ne nous détourne-t-il pas finalement du bonheur même, de ce bonheur à hauteur d’homme qui ne peut se concevoir que dans l’affrontement même de notre fin. C’est que les jeux du bonheur et de la mort sont proches des jeux de l’amour et de la mort. Il n’est de bonheur que dans la lucidité (cette « blessure la plus proche du soleil » comme le disait merveilleusement Char), la lucidité partagée de l’amour. Le bonheur n’est que dans l’affrontement tragique. Nous ne pouvons être heureux que dans cet « être à soi », cet « être soi » qui est essentiellement un être mortel. Nous ne pouvons être heureux que dans l’assomption de notre singularité et de notre destin.
C’est en effet au rebours de cette « singularité » que se construit non seulement ce détournement, mais le malheur même. Qu’on lise le merveilleux petit livre publié par Bernard Stiegler récemment aux éditions Galilée : Aimer, s’aimer, nous aimer. Il montre comment la souffrance moderne, incarnée pour lui par Richard Durn (qui a assassiné huit membres d’un conseil municipal le 28 mars 2002, et qui n’avait pas le « sentiment d’exister »[1]) naît de ce détournement qui conduit à l’impossibilité d’individuation, à l’impossibilité tant d’un « je » que d’un « nous ». Exister c’est pouvoir dire « je » à l’intérieur d’un « nous ». Je ne peux être heureux que si je retrouve pleinement ce « sentiment d’exister ». La souffrance n’est que cette perte ultime, cette dilution dans le « on » de notre « société de consolation », société qui pour mieux domestiquer la jeunesse propose pour toute idéal la régression même (voir à ce sujet le livre de Robert Ebguy, La France en culottes courtes, Ed Lattès)
Et c’est une jeunesse qu’on assassine alors qu’on la valorise à l’excès (le « jeunisme » est un véritable détournement, au sens légal du terme…). Une jeunesse qu’on tue en l’émerveillant comme une simple alouette[2]. Une jeunesse qui n’a droit qu’à une joie d’emprunt, une joie empruntée.
Oui, la joie jouée (la « claque »…), la joie qui se joue de vous qui trichez. Et j’ai mal à votre douleur, à cette douleur qui hurle dans le bruit dont vous vous entourez pour l’ignorer. Et je trouve alors votre « légèreté » affreusement lourde, terriblement « grave ». Et votre peur de la peur me fait peur. Et je trouve votre bonheur d’une fadeur extrême. Un bonheur de cadavre, un bonheur blanc. Un bonheur de robot. Un bonheur préfabriqué, bien formaté. Un bonheur à vendre, un bonheur vendu ! Un bonheur de consommation, de consolation. Si peu d’entre vous osent encore inventer la vie, leur vie. La « vie », elle vous est servie au supermarché télévisuel qui vend de la réalité factice (le loft, Starac’on et compagnie…) pour mieux vous détourner de la réalité d’un monde qui, lui aussi, se joue de vous (quand on sait justement que le « jeunisme » accommode fort bien une précarisation sociale de la jeunesse sans précédent).
Non, le bonheur n’est pas dans la fuite mais bien dans cette lucidité, à hauteur d’homme. Tout au bout, il y a moyen de réconcilier Créon et Antigone (revisités par Anouilh). Cette petite chose dans la main lucide qui le tient, cette « petite chose dure et simple qu’on grignote, assis au soleil », ce petit caillou prêt à être jeté aussi pour briser simplement les « miroirs aux alouettes » qui nous entourent. Ce « petit lambeau de bonheur », arraché certes « avec les dents », mais qui devient véritablement un acte de résistance (le bonheur et la poésie qui dit, malgré tout et dans son dénuement même, un autre bonheur ont cela de commun que par essence ils résistent tous deux - la « poésie de résistance » est un pléonasme -), loin des autres leurres d’une philosophie hédoniste constituée (Onfray) ou des petites gorgées de rien qui se vendent –elles aussi- comme des petits pains. Une petit bonheur lucide et sans compromission puisqu’il veille au contraire à sauvegarder le singulier, le cri intime.
Parodiant Camus qui affirmait « qu’il fallait imaginer Sisyphe heureux », il faut imaginer « Madeleine à la veilleuse » (Georges de la Tour) heureuse dans son « sentiment d’exister » par delà « la pénitente[3] ».
Et si « être heureux » aujourd’hui, petite Antigone - toi, tu es bien d’une autre jeunesse, d’une autre trempe ! -, était la seule manière de dire « non ». Si le « pauvre mot » de Créon était tout sauf une compromission ? S’il était, porté au plus vrai de toi, l’exigence même.
Quant à moi, je ne t’accompagnerai pas dans ton désir de mort même si je tiens à regarder en face la camarde. Humblement (mais l’humilité, avouons-le encore, est parfois le pire orgueil…), « Je veux être un homme heureux ». Je ne veux pas être une Antigone ou un poète maudit. Jamais ! Je crois profondément d’ailleurs que Jean-Pierre Duprey ou même Antonin Artaud crient au bonheur de toutes leurs tripes.
Et - enfin une intime certitude !… - nulle, mieux que la « petite Antigone », ne sait évoquer le bonheur alors même qu’elle vient de commettre l’irréparable (justement !...).
« Je veux être un homme heureux »… Pourquoi faut-il que cette chanson (William Sheller) me tire des larmes ? Des larmes de bonheur…
Guy Allix
Paru dans Les Cahiers du Sens, Paris, juin 2004