Portrait
Portrait
Par Jean-Luc Maxence
Guy Allix avait un peu plus de vingt ans (il est né en 1953, à Douai) quand j'éditais à l'enseigne de L'Athanor son recueil initial joliment intitulé La tête des songes (paru en 1974, réédité l'année suivante). En fait, il était venu sur son vélomoteur, si mes souvenirs sont exacts, jusqu'à mon domicile parisien pour me rencontrer et m'apporter son manuscrit. Je sentis d'emblée un tempérament poétique exceptionnel et n'hésitais guère à le faire connaître en l'accueillant dans ma collection personnelle. En 1976, je le publiais à nouveau (L'éveil des forges), en format de poche cette fois.
Depuis lors, Guy Allix n'a jamais abandonné la poésie et c'est principalement l'intuitif et «grand/petit» éditeur René Rougerie (Mortemart, 87) qui prit le relais, permettant ainsi la lente et sûre confirmation d'une voix originale incendiée par un désespoir plus ou moins surmonté. «Pas de description, peu de mots, peu de liaisons, presqu'un cri, mais qui retentit dans l'épaisseur spatiale et en fait vibrer l'élément» note Bernard Noël.
En effet, toujours avec peu de mots, « si peu » aurait dit Jean Grosjean, Guy Allix réussit à dire beaucoup. Peut-être même l'essentiel des choses et de la vie et de la mort qui ne cesse d'être une permanente tentation d'en finir une fois pour toutes. Au fond, les titres de certains recueils en disent long sur la psychologie profonde de leur auteur. On peut parler, avec Guy Allix, de désespoir permanent et de sincérité évidente.
En 1975 déjà, dans le numéro 3 de ma toute première revue de poésie (Présence et Regards) Allix n'écrivait-il pas : « Un seul cri, la sincérité, celle d'un Rutebeuf, d'un Artaud, d'un Duprey, la sincérité toute nue, cette asepsie morale que réclamait André Breton. Cette sincérité qui débouche à grands corps sur l'esprit de religion, n'en déplaise aux putains mensongères, que le besoin de religion effraie. Et quand je parle de religion, je ne viens pas parler de ces geôles de l'âme où viennent s'entasser quelques assassins en quête de bonne conscience, mais je viens vous entretenir de cette religion que Desnos parlant de Breton qualifie de préoccupation du sens de la vie, amour de la vie exacte et de l'aventure, cette religion que Henry Miller dit être l'accord parfait entre l'être et le faire et le dire ».
Ce que j'aime chez Allix, au-delà même d'une œuvre qui « tient » grâce à une profonde unité d'écriture méticuleusement concise et à cette préoccupation (presque une obsession) de comprendre le malheur pour mieux le faire reculer au fil des années, c'est ce qui faisait écrire à Gilles Pudlowski dans feu Le Quotidien de Paris, le 15 janvier 1975: « Guy Allix ? Une poésie à odeur de soufre qui regorge de vie, où l'angoisse rejoint les gestes quotidiens ; voilà qui nous change de tant de mots accumulés sur tant de pages qui ne peuvent s'en défendre».
Et lorsque Guy Allix, en 1978, tentera de « lancer » une nouvelle revue de poésie succédant à Présence et Regards, il est significatif de remarquer qu'il choisit comme titre La Vie totale, « comme pour conjurer le sort ». Certes, ladite « Vie totale » n'eut qu'un seul numéro de vie, mais elle faisait la part belle à Jacques Bertin, Luc Bérimont, publiant même un inédit de Guillevic et un autre de Jean Follain !
De facto, Guy Allix n'a jamais voulu se rendre face à l'argent cannibale et empêcheur de rêver large et de révolutionner les regards ! Je l'ai vu pêle-mêle, en trente ans et plus d'amitié jamais trahie, y compris dans les pires traversées d'orage, animer des salons du livre même dans les stricts locaux de la Trappe de Bricquebec, en plein Cotentin profond, donner sans relâche à des enfants le goût de la poésie fraternelle dans le cadre de son métier de professeur de Lettres (qui se souvient du club de poésie du collège Lavalley ?),pourfendre les jaloux et les rétrécis du cœur, être connivent de toutes les tendresses poignardées, de tous ceux qui savent la pesanteur destructive de « la douleur qui saigne et se signe au front de l'écorché » (in Solitudes, Rougerie).
Bien sûr, je pourrais donner dans le lyrisme en blue-jeans et évoquer les années perdues de notre jeunesse (en fait magiquement triomphantes aux yeux de la poésie véritablement rebelle !). Je pourrais tenter de rendre visages et paroles à nos chers et chères disparu(e) s et à nos chers et chères « survivants » et survivantes de la belle époque de L'Athanor et de Présence et Regards quand y faisaient poèmes et articles les Ghislaine Amon (Raphaële George), Dominique Labarrière, Yves Masselot, Serge Brindeau et autres, sans oublier, qu'ils veulent ou pas aujourd'hui s'en souvenir, les Jean-Louis Giovannoni, Patrice Delbourg, Dominique Cerbelaud, Maurice Cury…
Mais je n'ai pas encore l'âge des bilans à déposer, des fleurs et des orties à recevoir, et je préfère ici retrouver Guy Allix aux approches de la soixantaine et continuer de manier avec lui l'impertinence et l'irrespect qui sauvent parfois le monde des étiquettes politiques et partisanes les plus molles ou les plus extrêmes.
En ce début de vingt-et-unième siècle, Guy Allix demeure, me semble-t-il, un créateur assez irrécupérable. Mal vu par les cénacles parisiens, mal vu par les cérébraux à la mode, davantage apprécié par ceux pour qui la poésie est farouchement indépendante d'esprit par essence, il trace son patient chemin au delà de la ligne des universitaires froids, des mathématiciens ennuyeux de la métrique, des caméléons de la simple critique journalistique érigée en carte de visite pour anthologie sur papier de luxe.
Cités pêle-mêle et volontairement sans ordre chronologique de parution, les titres de ses différents recueils en suggèrent long sur l'état d'âme qui est le sien! Ainsi: Solitudes, La Tête des Songes, L'éveil des forges, Lèvres de peu, Mouvance mes mots, Le Déraciné, Le poème est mon seul courage, Fragments des fuites, sans oublier le «petit dernier» à l'heure où j'écris ces mots, Oser l'amour Dans ce dernier, Allix résume peut-être l'ensemble de sa démarche poétique quand il avoue : «Aimer, c'est toujours manquer de mots. Aussi, le poème d'amour n'est que l'ombre de l'amour. Il est le risque même. Autant dire l'impossible».
C'est vrai, Guy Allix se précipite à mots perdus dans l'épreuve de vivre. Il sait «regarder naître un sourire/Au bout d'une douleur» (Le Déraciné, Rougerie). Il peut confesser aussi : «Tu participes à l'amour / Comme un aveugle» (Lèvres de peu, Rougerie, 1993). Il y a, certes, du libertaire inné en lui, mais il y a aussi du mystique impossible (ou « désolé » ?), Et c'est cette part de lui-même, aux rives de l'inconscient, qui lui fait m'adresser une «prière du mécréant» encore inédite à ce jour, supplique qui le relie mystérieusement à François Villon... « Je ne te donnerai presque rien / Un simple caillou dans la paume d'un enfant / Quelques mots un poème cette prière / Comme un dernier souffle jeté sur ma cendre / Mais je ne te demande pas la lune non plus / Et tu ne le sais que trop / l'éternité serait un fardeau trop lourd / Pour mes pauvres épaules d'éternel pécheur/ Non mon Dieu».
Qu'ajouter à l'esquisse de ce volontairement bref portrait ? Un couplet sur les origines du sujet ? Avec une phrase du genre: Guy Allix a vécu une enfance difficile - et c'est un euphémisme - dans le Nord de la France près des terrils et de la misère... Un nouveau coup de clairon sur la nostalgie du temps des copains ? Avec une phrase du genre : c'était à l'époque où nous éditions dans les colonnes de la revue gratuite Présence et Regards, en se moquant des partis politiques, outre Gérard Guégan et Franck Venaille, Georges Perec et Jean-Marc Roberts, des entretiens «exclusifs» avec Louis Malle, Jean-Louis Barrault, Serge Gainsbourg, et, à la Une, un dessin de Roland Topor! Un fier rappel sans appel des «prestigieux» préfaciers des recueils de Guy ? Avec des citations du genre: « Allix a créé ce lieu d'écriture où il se retranche, parce qu'en ce lieu s'érigent ces pierres d'os rongés où bat le sang de la mémoire. Et cette retraite est, également, résistance à ce qu'il y aurait de douteux dans tel ou tel emportement lyrique auquel il ne peut ni ne veut bien sûr ! consentir» (Hubert Juin, préface de Mouvance mes mots), ou encore: « A la soif Guy Allix ajoute la source, au cri la prière. Aucune demeure sans doute, ni dans la poésie ni dans l'étreinte, et les mots essentiels sont également infirmes, mais ces poèmes d'une densité limpide ont ce rythme qui ne trompe pas, qui suggère qu'une autre heure est possible, un autre regard, un autre pas miraculeux, miraculeux parce que précaire» (Pierre Dhainaut, préface de Lèvres de peu), ou même: « Remarquez la dureté des syllabes, et la manière dont elles propagent une onde de choc, au lieu de tirer sur le désastre un voile de poésie. C'est ainsi qu'agit l'autre voix. » (Bernard Noël, préface de Solitudes).
Eh bien, non, nous ne céderons pas à cette facilité des «trompettes de la renommée» comme chantait Brassens ! Ce qui nous attache à l'ensemble de l'œuvre de Guy Allix, c'est sa clarté, sa cohérence, sa « lisibilité » presque constante, une franchise absolue si rare aujourd'hui, perpétuelle tension qui ne cesse jamais de cracher le désespoir à la hâte.
Guy Allix ne nous apparaît jamais aussi grand (dans le sens de «grand poète» trouvant sa place dans le tout premier rayon de la bibliothèque contemporaine) que lorsqu'il «oublie» les influences de son entourage d'antan. Guy Allix n'a besoin de nul salon littéraire pour imposer sa voix, sa conviction.
Nous n'avons jamais cessé, quant à nous, de répéter à qui veut l'entendre: «Ce chemin d'humilité est celui des plus grands». Désormais, nous ne sommes plus seuls à le prétendre.
C'est ainsi que la roue de la vie poétique tourne souvent au vinaigre pour les intrigants, à la bonne mayonnaise pour les humbles. Ceux ou celles qui ne cessent de faire beaucoup de bruit et d'effets pour rien, avec ou sans performance, sont rarement ceux ou celles dont l'écho du chant perdure longtemps dans nos mémoires collectives.
Jean-Luc Maxence, monographie Guy Allix
Collection "Poètes trop effacés", Le Nouvel Athanor, 2008