Janladrou à l'origine
JANLADROU A L'ORIGINE
"Ecrire ou dessiner sont identiques en leur fond" Paul Klee
Il se peut finalement que les premiers signes aient été écrits presque par hasard ou plutôt sous la dictée du geste. Au début, des inscriptions frénétiques tracées religieusement. Elles ne signifient que ce mouvement même qui les trace et se délie. Quelque chose comme un geste amoureux (geste d'un autre plaisir solitaire) vers quelque autre Vénus de Lespugne ou de Brassempouy. Cela ne signifie rien que cette frénésie qui trace, fascinée par la courbe et le trait, par ces virevoltes, par ce rythme, par les formes d'un nouveau monde, d'un nouveau rêve. L'écriture comme un simple vol d'oiseau. La fascination du signe. J'aime imaginer le mouvement de Janladrou retrouvant en ses petits carnets (tel Livre élémentaire) cette frénésie de l'inscription première, cette inscription de l'origine. Il y a ainsi dans les travaux de Janladrou le mystère de la grotte aux mains, celui aussi de tous ces signes énigmatiques que l'on retrouve à Lascaux, ces signes où baigne la peinture. Il ne s'agit pas là de signifier mais d'inscrire, de s'inscrire dans le silence des formes. De remplir amoureusement cette grotte, ce refuge féminin. Le sens viendra plus tard ôter le mystère, détruire toute une part de la beauté des courbes et du trait en recouvrant l'élan et le geste de paroles et de sens. Le signe perdra alors peut-être de sa superbe. Cependant, si nous sommes moins sensibles sans doute à la beauté des hiéroglyphes dès lors qu'ils sont déchiffrables qu'à ces écritures qui restent encore méconnues (le linéaire A Crétois, l'écriture Maya, les signes des mégalithes de l'île de Pâques...), les pleins et les déliés de tel abécédaire des planches de l'Encyclopédie (Art d'écrire) n'en continuent pas moins de nous faire rêver.
Nous pourrions dire que Janladrou applique l'art d'écrire "à la lettre" à ce point qu'il utilise les signes écrits comme de pures formes qui ne seraient pas encore dénaturées par la dichotomie signifiant/signifié, des lettres qui ne seraient pas pénétrées par l'esprit. Il leur rend ainsi leur virginité : il retrouve la beauté, la splendeur, de la forme et du rythme. Pourtant, dans cette diversité qui évoque une véritable Babel de l'écriture (hiéroglyphes, langue liturgique éthiopienne, alphabet grec, alphabet cyrillique, graffiti, Codex Mendoza, écriture arabe...), ces signes viennent tous justement fouiller nos profondeurs, notre esprit, comme s'ils donnaient à voir, dans le mystère de leur origine, notre propre origine. L'écriture est d'abord écriture sacrée ainsi que le souligne l'étymologie du mot "hiéroglyphe". Et le sacré s'imprime fortement dans ce travail, il le structure, lui donne centre et orientation comme en un geste fondateur - qui est avant tout celui du peintre -. Tout travail de Janladrou est à la fois domus et templum, recréation de l'espace et du monde. La croix, particulièrement récurrente, et ce quadrillement de l'espace en témoignent assez, ainsi que des inscriptions à connotations religieuses - pouvant du reste servir de titres aux oeuvres (In nomine...) - ouencore des reports de motifs sacrés. Cependant, là encore, il ne s'agit pas de retrouver le Sens, de s'inclure dans quelque fixité définitive et rassurante, mais bien plutôt de retrouver le geste d'origine qui, devant cette inquiétude - particulièrement bien évoquée par les reports de ces personnages de Louis Soutter dans ce travail intitulé Le jour s'est fait -, partage le monde pour se l'approprier, soit pour le nommer et l'inscrire. C'est qu'à une écriture sans Sens correspond un Sacré sans Dieu pour Janladrou. Pour celui qui se perd en effet dans les méandres de l'écriture - de la mémoire - la fixité n'est pas de mise - "tout est errement", déchiffre-t-on dans une des stèles de Janladrou. C'est ainsi que ce dernier ne cesse, depuis ses premiers travaux, de se remettre en cause, en route. Cette remise en cause prend même pour lui un caractère d'obligation et pourrait par exemple bien expliquer tel sacrifice rituel de travaux antérieurs. Il ne s'agit pas de fixer mais de fouiller dans la mémoire - In mémoriam -. Nous pourrions même dire, "relisant" cette série intitulée Le champ du signe, qu'il s'agit de fouir, de creuser un sillon, de travailler les signes comme on travaille la terre.
Dans cette errance, le peintre, l'artiste, cède avant tout la voix à son matériau. Se remettre en cause c'est aussi changer de matière et de technique. Le plâtre, le carton, le kraft, les vieux journaux, les revues d'art sont autant d'occasions pour repartir à la source de ces signes, de ces formes, de ces couleurs que la matière et les outils semblent recéler ainsi qu'un langage. C'est en effet en artisan que Janladrou aborde son travail, c'est-à-dire qu'il donne la prééminence à la matière et à la technique sur une quelconque inspiration ou un concept pré-établi. Ainsi encore la technique du report à l'aide de trichloréthylène, l'usage de la photocopie, le marouflage d'un second support sur le premier, l'utilisation de la cire ou des lettres-types pourront-ils prendre le relais d'une technique plus traditionnelle liée au geste.
La technique du report est intéressante à plus d'un titre. Ici il ne s'agit pas de retrouver des formes qui s'impriment d'elles-mêmes mais bien plutôt de les relier - entre elles et à la couleur - de les mettre en relation. Et relier - relier, rassembler, gestes religieux eux aussi… - selon l’étymologie et le jeu de la lettre, n'est-ce pas aussi d'une certaine façon relire ? Relire par exemple tous ces textes qui servent de support ainsi que des palimpsestes quand la forme et la couleur couvrent le sens au point de partiellement l'effacer. Le travail de Janladrou - qui tient souvent du bricolage génial évoqué par Gérard Genette à propos justement des palimpsestes - se donne en effet à la fois comme voile et transparence : couvrant les signes il les donne encore à voir et à reconnaître dans le vertige du miroir. Dans cette superposition il en accuse l'épaisseur. Quand on regarde les signes énigmatiques de Lascaux on se prend à rêver que l'art et l'écriture ont une origine commune, on se prend à penser que les premiers signes écrits et organisés ne sauraient être simplement ces petits comptes agricoles des calculi ou des tablettes sumériennes. Le peintre et le poète se donnaient-ils la main dès l'abord où étaient-ils tout simplement réunis dans cette figure du prêtre-magicien ? C'est à cette origine commune que nous convie Janladrou qui sait si bien nous rappeler que l'écriture est loin d'être un matériau récent de la peinture. Ainsi dans Le jour s'est fait, le peintre nous entraîne à Lascaux afin d'assister à ce fiat lux de l'écriture, à ce partage de l'ombre et de la lumière, de la peinture et des signes.
Cependant, alors qu'elle semble, à son paroxysme, s'être ainsi vidée de son sens pour n'être plus qu'un rêve de forme, de rythme et de couleurs - donnant ainsi "corps à la peinture, à son geste comme à ses désirs" selon la belle formule de Janladrou -, l'écriture revient cependant signifier dans un coin, dans une marge, du tableau. Elle se donne alors comme une bribe, comme un extrait du temps, une trace tout à la fois inaltérable et fragile au regard de tous ces signes qui l'assiègent, nous échappent et défient notre intelligence. Le texte, très beau et très dense, prend alors une autre dimension, une autre gravité. Souvent ramené à une simple formule lapidaire, il est comme inscrit justement dans la pierre et il devient poème. Il nous convie alors à l'attention féconde qui nous fait reconnaître le poids des lettres et la couleur des mots. Un verbe originel dont rêvait Mallarmé.
Mais il ne faut pas, baigné dans cette lumière retrouvée, tenter de traduire-trahir cette parole redonnée et d'imposer ainsi l'esprit à la lettre. Il convient de se laisser porter par elle ainsi que par un vol d'oiseau, de se laisser transporter par elle ainsi que par les volutes et les couleurs de l'errance essentielle.
Comme un vrai poème, la peinture de Janladrou, ainsi que cette écriture béante qui l'avitaille, ne signifie finalement qu'elle-même, dans la beauté de ses formes, de ses rythmes, de ses tensions, de son questionnement. C'est là justement ce qui fait sa force et "ce qu'il en reste suffit au rêve" (Livre élémentaire).
Guy Allix, Août 1993, Catalogue de l'exposition Janladrou, Musée des Beaux-Arts de Saint-Lô
Coordonnées : Janladrou, 1, rue des Hauts Vents, Gavray 50450