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Guy Allix, poète
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Conférence sur Christian Rivot

Conférence prononcée à l'Université de Caen lors du colloque "Poésie moderne : paradoxes et conflits" que nous avions organisé Jean-Louis Backès, Hughes Labrusse et moi en 1985.

Peu de temps après, le poète interrogé ici a cessé de publier.

Je continue de croire (contre lui-même ?) que l'oeuvre interrompue de Christian Rivot (que l'on retrouve aussi dans l'anthologie) est importante et qu'il conviendra de la publier à nouveau.

Que le poète qui s'efface vaut en tout cas bien plus que le poète qui occupe toute la place.

On excusera les erreurs de saisie qui pourraient rester encore (double graphie des guillemets notamment...).  

 

C H R I S T I A N  R I V O T

Une parole à bout de mots.

 

 

à Clément ROSSET

 

 

 

 

Argument :

Christian RIVOT est encore l'autre. Rivot est là et n'est pas là. Comme le monde, i1 n'est pas pour nous. Il oscille sur la "brèche de l'espace poétique", sur la rive, dans la dérive et l'étendue dérisoire de son nom. Dans ses traces qui 1a déchirent jusqu'à la lettre. Dans l'absence du présent. "Une main qui coule" :   un savoir qui se tait.

 

 

... Comment alors le lire sans se délire, sans délier ses propres mots ? Les mots parlant de ce tissu de lettres seront défaits dès l'impossible commencement, Mais ainsi, peut-être, en s'abîmant, tendront-ils le miroir de cette dépossession qui, nous coupant le souffle, inscrit cet autre nom de la modernité.

 

 

 

 

"Oh ! Le cours de la vie

Entêté vers le bas"

Philippe JACCOTTET

 

 

"Le poème existe-t-il pour perdre ou pour retenir, pour capter le météore ou pour s'abandonner à son érosion ?"

Jean-Luc STEINMETZ

 

 

"J'ignore.

Et ce seul vol dans la tourmente"

Christian RIVOT, Insulaires

 

 

RETROUVER L'INITIALE ?

 

 

Le texte dont je viens parler est encore "inconnu". A peine quelques traces dans la fièvre, quelques traces qui n'ont pas circulé, qui semblent même ne pas vouloir manifester de présence... Quelques traces qui, justement, travaillent plutôt à leur propre érosion.

 

 C'est dire qu'il y a là comme un impossible pari à vouloir ainsi interroger ces traces dans cet endroit. C'est que l'Université travaille le plus souvent sur le texte déjà ouvert, pénétré, le texte qui, circulant, a déjà formé un autre tissu de pratiques, de lectures, d'interrogations. Le texte doit être déjà balisé, je dirais même domestiqué - RIVOT dirait "apaisé", "navigable" -, Des mots dans la foule qu'il s'agit de relire avec/contre les autres lectures. Je ne parlerai pas de cet autre piège qui m'est tendu, de cette tentation - à laquelle, bien sûr je n'échapperai pas -, de ce curieux désir de s'abîmer dans l'écriture de l'autre pour l'éconduire et ainsi renaître à ce qui serait sa propre voix, quand la proximité n'estpas le moindre écart.

 

 Le problème du commencement se pose ici quand il s'agit de lire le texte d'un "jeune poète" (les poètes ont cette insigne faveur de rester jeunes jusqu'aux environs de 70 ans... ensuite, ils sont "immortels") -  : "jeune poète je me regarde dans le miroir et je pense "vieux con" (Correspondance)-, quand il s'agit de lire le texte d'un auteur qui n'a pas encore été véritablement lu. Et qui reste donc étranger. Et qui reste donc clos, comme un pur "dehors",

 

 Par où commencer quand tout commencement sera fracture, effraction ? Comment découvrir l'espace où se déploie cette écriture ? Quel point de vue adopter ? Quel hasard (jamais aboli) ?

 

 Cette question recouvre-t-elle simplement ce désir "de n'a­voir pas à commencer", ce "désir de se retrouver d'entrée de jeu de l'autre côté du discours sans avoir eu à considérer de l'extérieur ce qu'il pouvait avoir de singulier, de redoutable, de maléfique peut-être" ? (Michel FOUCAULT, L'ordre du discours). Cette question recouvre-t-elle simplement ce désir nommé par Michel FOUCAULT ? Peut-être, mais il reste qu'une fois posée, elle est incontournable - désignant comme un écart qui ne saurait être franchi-; il reste aussi qu'elle s'impose paradoxalement comme un autre commencement - où serait non plus le verbe mais sa question -. Il reste surtout qu'elle touche du doigt l'étrangeté, je dirais même l'extranéité du texte de RIVOT en cet endroit. Et, qu'ainsi, par cette étrangeté, le livre s'ouvre incessant, infini comme l'écrirait Christian RIVOT, "L'effort s'épuise en circularité", J'éconduirai donc ce texte ici et quand je ne voulais être que "réceptacle", je ne serai sans doute qu'un "funèbre dégueuloir". A moins que je ne vienne tout simplement gonfler de mon sang, de mon texte, ce nouveau vampire qui n'a pas encore pris son vol (cf TOURNIER).

 

 SUR LA BRECHE

 

 Peut-il en être autrement ? Le texte interrogé affronte justement la question sans éluder cette torture : c'est qu'il "faudrait ouvrir! ne plus être/ que source en la langue/ ne pas prendre la parole". Le texte reste "ouvert sur le supplice"… et moi aussi. Sitôt que nous ouvrons le texte, 11 nous met àbout de mots. Est-ce à dire que nous sommes "déjà volés/ avant le commencement" ? Nous sommes au bord, mais toujours dans la question, Mission impossible ?

Je rapporte ici deux réactions de Christian RIVOT après des "lectures".

"Etre en quelque sorte objectivé par le texte de l'autre n'est pas sans porter quelques atteintes à la complexité du "je" qui là devient « il ». »

"Je voudrais bien y croire à ce RIVOT dont tu parles, il a l'air de tenir debout, de savoir ce qu'il veut, où il va, Mol, j'en doute."

 

 Si RIVOT fait ainsi partie de cette modernité qui, comme le dit Jean ROUDAUT (préface des œuvres complètes de René CHAR), "se caractérise par la résistance à la vision unificatrice", il semble aussi revendiquer cette extranéité dont je parlais plus haut. Nous voilà donc bien embarrassés puisque l'auteur déjà supporte mal ce passage du dedans au dehors (il dirait de ses mots-hors), ce passage libérateur du "je" au "il". Le "je" dont le critique parle est un autre, Notons qu'il est ici question avant tout du sujet. Comme si le texte devenait sujet. Christian dit "je" et semble vouloir continuer ce jeu qui consiste à cacher les cartes, - En fait, le jeu serait "à l'envers" -. Ce faisant, il rencontre ce moment désigné par BLANCHOT "où il est rejeté et comme exclu par l'œuvre en cours (Maurice BLANCHOT, L’Espace littéraire). Rencontre qui n'est sûrement pas facile. J'en veux pour preuve la réaction de Christian au texte de cette communication "J'avoue que le RIVOT, ces temps-ci, j'en ai par-dessus la tête. Il commence à me courir sur le citron".

 

 Cet écart entre le critique et l'auteur, entre l'auteur et son double, n'est pas sans rappeler la brèche de l'espace poétique selon RIVOT

"Entre ton point de vue de sujet et le monde qui est sans point de vue, qui est la totalité... la brèche insupportable... cette brèche est l'espace poétique".

Profitons donc de la faille', de la brèche. Admettons donc cette équivalence texte de Christian RIVOT/Monde - ce qui, bien sûr, suppose que le texte est sans point de vue, soit sans sujet ; ou encore "que la totalité appartient à l'autre", Ou encore que le texte accomplit véritablement ce qui serait comme son "idéal tendanciel", sa folio, ce "je sans la conscience lucide du je". Nous serions alors au bord de la brèche, sur sa rive - non, nous n'écrirons pas le nom de l'auteur comme matrice de l'œuvre ainsi que le fait Jean ROUDAUT pour CHAR-. "La poésie, dit Christian RIVOT, n'est-elle pas ce qui résiste, ce qui insiste, ce qui montre le bord et jusqu'à l'absence de bord, l'ouverture sur le vertige",

Ne resterait-il qu'à plonger? ... "L'écriture, dit RIVOT, est impossible et quand le désir d'écriture est trop fort, c'est comme aimer une morte. Elle est morte mais on l'aime. Alors on va y voir, on plonge, c'est dans l'inarticulé. Mais nous n'avons pas, dans ce lieu, les solutions offertes à l'espace poétique. Nous devons rester dans le "prononçable" "L'espace poétique que tout homme transporte en lui en tant qu'il est sujet donc écarté, arraché au dehors (puisqu'on a un point de vue sur ce dehors) l'oblige à trouver des solutions pour combler cet écart. L'espace poétique s'étend de 1' articulé jusqu'au labile, au déliquescent, à l'imprononçable".

 

 S'il y a écart donc ici ce n'est pas tant au sens où l'entendait Jean COHEN qu'en ce lieu où les mots ne sauraient coïncider, où les mots sont hors comme autant de points de vue qui témoignent de notre arrachement.

 

 PAROLES DE MORT, PAROLE D'ERRE

Il reste donc que la question posée retrouve le texte comme en son miroir, que l'effraction a eu lieu, que le texte s'ouvre et penche dangereusement. Il s'ouvre, il commence, sur cette question même, sur l'impossible, Son impossible. "I1 faudrait pouvoir vivre mort, dit RIVOT, et c'est sans doute la recherche la plus fébrile que L'homme ait jamais tentée", Ce qui reprend, comme en écho, Maurice BLANCHOT "Voir comme il faut, c'est essentiellement mourir, c'est introduire dans la vie ce retournement qu'est l'extase et qu'est la mort" (Maurice Blanchot, L’espace littéraire).

"Il faudrait pouvoir vivre mort"... Il faudrait le texte s'inscrit au conditionnel et le conditionnel désigne et le désir et l'échec 0même si la mort - autrement dit "la non-celle, la traque, la déconne, la traverseuse, la close, la renacle", "la grande absente de ce monde" bien qu'elle soit aussi "insolente", "tapageuse" et "criarde" - est moins "au bout du compte que dans la manière de compter", même si la mort est "enceinte de tout le vivant". Par le conditionnel se font jour le désir et l'échec, le dérisoire et l'approximatif.

La mort reste la close. Le texte est déjà "volé avant le commencement", déjà volé à l'instant même de son inscription, puisqu'ici encore, comme le dirait Jean PARIS, le "commencement ne s'avère que commencé" (Jean PARIS, "La machine à écrire" in Lisible Visible). Et la mort reste au bout, à bout de mots, au bout de cette prière à une "divinité vide" (l'expression est de Hugo FRIEDRICH, Structures de la poésie moderne) qui dit la traque absente, mais la nomme :

« Et que la mort

me soit acquise"

 

 

de cette prière qui n'est pas sans rappeler celle d'un RILKE

"O Seigneur donne à chacun sa propre mort

Le mourir qui soit vraiment issu de cette vie

Où il trouva amour, sens et détresse".

La mort se conjugue, certes, mais ainsi que le rappelait Jean CASSOU "jamais au présent à la première personne du singulier" (Jean CASSOU cité dans l'Ortie n'12). La phrase "je meurs" est aussi la grande absente de ce monde, - Cependant Christian RIVOT me rappelle que cette phrase aurait été prononcée par TCHEKOV sur son lit de mort, ceci d'après Nathalie SARRAUTE -. La mort est au bout et au bout 1e texte. Ce texte au conditionnel ou au subjonctif, cette forme optative, infinitive de l'écriture n'est que l'ombre du texte présent à venir. Le verbe falloir n'est que le signe de faillite ;

"I1 faudrait ouvrir

pour ne plus craindre ouvrir

et regarder ... »

 

 

Il faudrait être fou, être mort, être hors :

"Etre une puissance se dissolvant dans l'ordre du dehors sans en perdre 1e sens. Etre enfin dehors dans la vérité du monde, dans l'effondrement de l'Instant."

Esclaves du dedans - soit hors de la totalité - condamnés au lieu, seule la mort nous rend l'ubiquité, le nulle-part et le partout. Esclaves de l'un seule la mort peut nous multiplier. Mais quand le présent ne nous est jamais donné, on ne peut qu'"écrire encore/comme pour/humer 1e désastre/s'enfoncer davantage/'inventer mort"

Mais quand le présent est absent, quand on ne fait "qu'occuper la place quand la place nous préoccupe", il reste cette poésie qui, comme l'écrit CHAR, "me volera ma mort", Le texte s'inscrit en faux contre lui-même. "L'impossible nous met au mensonge" et l'écrit né du mensonge ne désigne que cette origine, n'en reprend que sur cette origine.

Rien pour combler l'écart que ce pieux mensonge de l'écriture, Mais ce mensonge ne fait aussi qu'accuser plus encore le bord, la brèche. Ce mensonge qui permet l'écriture mine l'écriture. Est-ce là que selon Jean COHEN "la parole poétique est tout à la fois mort et résurrection du langage" (Jean COHEN, Structures du langage poétique) Il y faut alors peu de mots "Trop dire serait refermer, trop dire comblerait la béance nécessaire".

ECRIRE A PERTE, SANS FIN LE NOM.

Alors, il semble que "l'effort s'épuise en circularité" et, on le sait, "chaque fois que la pensée se heurte a un cercle, c'est qu'elle touche à quelque chose d'originel, qu'elle ne peut dépasser que pour y revenir" (Maurice BLANCHOT, L’Espace Littéraire). Nous voici donc renvoyés à l'origine, soit au commencement.

C'est dire qu'on ne fait "qu'écrire à perte" dans les "derniers retranchements". Si écrire c'est mentir, c'est "inventer l'étrave du mort", c'est aussi justement perdre et perdre c'est mourir. Ici s'opère comme un renversement "Le mort/ il en parle/ la parole/ il en meurt/ mais elle?", "J'inventerai le creux / où je mettrai mon corps/ et corps et creux/ inventeront la mort". Renversement qui ne peut que retrouver la question. On ne va pas de l'avant comme les poètes "mirlitons, branleurs de musette, endigueurs de bords", "poètes de vitrine", on ne va pas de l'avant car c'est après et c'est avant. On n'endigue pas les bords mais on reste là, "ouvert sur le supplice/ à répéter/ le creux du mot". A répéter l'impossible présent. Le mot est dans la mort, s'inscrit dans la mort même s'il y manque l'erre - ce manque imprime le creux, colt la place du mort -. Le mot est béant, ouvert, prêt à l'échappée de la lettre. Et le texte hésite "retenir sa langue/ qui menace ruine" ou "prononcer le terrassement de ma langue"? Le texte hésite entre le silence et l'imprononçable, le déliquescent. Il hésite dans le tremblement charnel des textures. Il hésite et s'affole et coule et perd. C'est comme "une main qui coule/ un savoir qui se tait". Les textures de RIVOT ne sont pas des textes décomposés, des textes qui se décomposent jusqu'à taire, terrassés. Les tissus craquent, la traque est au bout des mots, le texte à bout de souffle. Les textures sont images de mort autant qu'images de langage.

Là, RIVOT a plutôt "l'impression d'être au bout, de ne plus rien faire"; c'est qu'il trouve en fait cette "profondeur vide du désœuvrement où de l'être il n'est jamais rien fait" (Maurice Blanchot, L’Espace littéraire). Mais l’impression de ne plus rien faire, n'est-ce pas aussi l'impression de se défaire sans cesse, de se délire, de se dédire dans l'erre de la lettre ?

Enfin un poète qui sait aller jusqu'au bout dirait CENDRARS, ... mais être au bout ne signifie pas l'arrêt mais ce bord infini, mais l'infinie décomposition du langage, des mots. Etre au bout ce n'est que remettre la partie. On est au bout et pourtant il faut :

"Non seulement le poème (par structure pour fonctionner comme poème) doit défaire la syntaxe (il le fait depuis longtemps) mais aussi défaire le mot… il faut aller jusqu'à défaire la lettre, lui restituer son tremblement charnel, écrire jusqu'à taire".

Et là, cette trituration jusqu'à l'illisible, cette éternelle, cette infinie mort des mots - dans la permanence d'un falloir -, cette mort des mots, "mots déments, démolis" n'est pas sans atteindre le nom même de celui qui la risque. Il s'agit bien à terme de "disperser/ les lettres de ton nom" et de "disperser/ cette densité/ qui noie les rythmes/ de ton corps". Il s'agit bien d'inscrire par ces "lettres tombales" (ainsi que le dirait Jude STÉFAN) "mon nom/ en-miroir de dépossession". Ce nom qui s'imprime, qui se trace en regard de "mon", du lien, c'est l'autre, c'est ce nom qui me dépossède. Et "la faim du mot" que Roland BARTHES apercevait dans la poésie moderne devient ici FIN du mot dans l'effacement de ces textures quine sont peut-être pas sans rappeler à Pierre BARBERIS les hiéroglyphes et cryptogrammes du cabinet de Dominique : "Avatar suprême du prince contre le marchand"

 

A BOUT DE MOTS : UNE AUTRE MODERNITÉ ?

Il reste qu'avec ce "nom en miroir de dépossession" la boucle ne saurait être bouclée elle ne saurait l'être que pour défaire et pour dédire. Le dernier mot ne se prononce pas mieux que le premier. La fin est aussi paradoxale que le commencement puisqu'elle est commencement (cf Geneviève MOUILLAUD "Artaud et le paradoxe du commencement" in Elseneur n° 3).Le dernier mot ne se prononce pas, ne s'écrit pas, mais se dénonce, se décompose dans l'erre de la lettre et de la modernité. Le dernier mot erre comme le nom de RIVOT, mort et remort,

Il resterait le corps ou plutôt il resterait ses restes. C'est qu'il a lui aussi ses nombres et ses figures, c'est qu'il a lui aussi partie liée avec les signes. Les "lettres de ton nom" valent pour "les rythmes de ton corps". Ce corps dont il faut changer les représentations :

"C'est bien la représentation du corps qu'il faut changer, écrit RIVOT, pas les idées (on traîne les mêmes depuis 100 000 ans), pas le monde (il nous attend, il est au dessus de nous, infiniment au dessus), quant au corps, il est tellement présent pour chacun de nous, il est tellement nous-mêmes, qu'on résiste de toutes nos forces pour qu'il reste ce qu'il est... On résiste de toutes nos forces pour conserver sans mutilation l'image qu'on a de notre corps, de nous, et par là, on bloque sa modernité. »

Le corps ici s'offre dans sa béance comme les corps de RABELAIS lus par BACKTINE, Le corps est la blessure, la plaie, la bouche et le sexe. Le corps est tout entier faille. Le corps est l'énorme bouche de la perte,

"La femme à la chevelure de feu de bois" chère à André BRETON n'est plus qu'une femme en cul et en cheveux aussi désarticulée et mutilée que les mots des textures dans cet urinoir (couvert sans doute de graffitis) où « l'homme hésite/ à refermer sa braguette" avant de tirer finalement l'offrande. Dans cette "mise au sale de la littérature" (l'expression est de Mathieu BENEZET dans Le Roman de la langue), dans ce signe descendant, on y perd ? Peut-être. Maisil s'agit justement de perdre, de s'éperdre. Il s'agit de cette "forme/ qui s'exténue". De cette seule offrande à la beauté du "monde entier des choses" (SAINT JOHN PERSE). Le signe ascendant s'alimente de la perte et de la chute comme l'arbre naît du fruit tombé, comme l'oiseau s'avitaille de la graine - et cette chute de RIVOT s'écrit bien « comme ensemant » - La chute parle encore de l'envol, elle est le plus pur regard de l'envol : "Oiseaux tournants nu fléchoyants, nul ne vous voit sinon qui meurt, qui s'use, qui tombe lentement en poudre"(Philigpe JACCOTTET, La semaison).

On se saurait cependant constituer à partir de là ce qui serait comme un manifeste de l'écriture déliquescente. Le manifeste est étranger à cette écriture. Le manifeste affirme sa loi quand "l'écriture transgresse sa propre loi" (Maurice BLANCHOT, L’entretien infini). Ce serait 1à, comme dirait RIVOT, "tenir debout", "savoir où l'on va", ce serait là une nouvelle littérature de certitude. Ce serait là une fois de plus "la prolifération d'un sens univoque", Ce serait là savoir quand il n'y a que "ton cri d'oiseau/ projetant dans la nuit/ comme une main qui coule/ un savoir qui se tait".

"Nous vivons dans le mythe, écrit RIVOT, toujours dans 1a représentation - le dehors et l'inaccessible - la totalité appartient à l'autre mais l'autre appartient au monde et le monde n'est pas pour nous", Un « autre » avait bien dit que "nous ne sommes pas au monde" mais c'était pour y être enfin, pour naître, voler le feu. Mais celui qui vole le feu, on lui dévore le foie. Il n'est pas tant chaque fois re-né quere-mort. Celui qui vole le feu meurt sans cesse au monde et, dans la fascination de son image, de l'histoire, Prométhée coule lui aussi…, et nous embarque bien souvent. "Le monde n'est pas pour nous", nous pouvons tout au mieux être sur 1e bord, sur la rive, au bord de ce vertige du monde et de "demain le multiple" (CHAR), dans l'incessant. Quand il faudrait - mais voilà que le conditionnel et la faillite m'engloutissent à mon tour - revenir au monde comme un animal "dans le monde, comme de l'eau à l'intérieur de l'eau" (Georges BATAILLE, Théorie de la religion).

RIVOT ne tient pas debout, ne sait pas où il va, C'est couché sur le papier dans le commencement infini de son initiale, dans la preuve dérisoire de son nom qu'il retrouve l'image de son corps et son mal et ses mots. C'est couché sur le papier qu'il retrouve la violence la plus grande car "elle transgresse la loi, toute la loi et sa propre loi" (Maurice BLANCHOT). C'est dire qu'une fois de plus la lecture n'est qu'une "pratique désespérée pour qui n'attend que le moment d'engranger le résultat" (Jean-Louis BACKES, Poésies de Mallarmé). Elle ne peut être cumulative, frileusement cumulative; elle ne peut être que l'épreuve sans cesse renouvelée, le péril même et la seule affirmation de sa précarité. Elle doit s'alimenter, ainsi que la pensée pour Edgard MORIN de ce "risque en même temps de la détruire" (Pour sortir du XXè siècle). Elle s'abîme, elle se dénonce.

Alors, RIVOT ? une modernité ? Peut-être mais, comme la dit Mathieu BENEZET "celle même qui est sans illusion quand elle dissipe 1'illusion" (Le roman de la langue), celle qui "donne à lire dans la pluralité de ses écritures l'impasse de sa propre histoire » (Roland BARTHES, Le degré zéro de l’écriture). Une modernité qui pourrait se payer le luxe du doute et qui oserait le droit à l'errance, au questionnement, à l'incertitude,

Une modernité qui n'aurait rien de cette bavarde prétentieuse et tyrannique qui a toujours le dernier mot et tendrait à nous imposer « notre » dernier mot. Une modernité qui n'aurait rien à voir avec cette censure, avec cette téléologique modernité qui serait censée posséder, toujours, la dernière fin de l'histoire.

Le poème, lui, est toujours en retard, en retour. Il est celui qui retourne et qui se retourne et se détourne des illusions de l'heure. Il est le risque et le péril, ce chemin qui ne mène nulle part. Il est cette fureur qui s'attache "à ce visage en fuite/ sur les chemins effacés" (Jean-Louis BACKES, Fragment pour un Perceval). I1 est la dissidence.

Mais ayant surtout prêté le flanc, je vous vois déjà me lire, je vous vois déjà m'objectiver et croire "que je tiens debout" et que je tiens debout l'affolement de RIVOT, et que je sais ce que je veux, où je vais... moi j'en doute et je m'éconduis dans mon déclin.

Et, puisqu'à défaut de savoir commencer, il faut faire semblant d'en finir, je ne saurai terminer que sur ce que je considère comme le plus beau vers d'André BRETON, ultime parade de qui n'a que trop parlé et commis ou retour au dernier mot de la prétérition

"La bête se lèche le sexe je n'ai rien dit" (André BRETON, Guerre)

Guy ALLIX

Conférence prononcée au colloque "Poésie Moderne" Université de Caen mars 1985

 

 

 

 

PS. On peut bien sûr s'interroger sur le jeu ou encore la "stratégie" de la citation dans ce texte. CHAR, BLANCHOT, BÉNEZET, TOURNIER, ROUDAUT, FRIEDRICH, PERSE, STEINMETZ, JACCOTTET, BRETON, BACKES, BATAILLE... cette hétérogénéité pourra déconcerter ceux qui désirent s'accrocher à un lieu, à un centre, quand il s'agit avec un RIVOT de s'éperdre. On pourra, c'est entendu, concevoir 1'hétérogénéité des citations comme une volonté d'éluder les conflits qui se font jour ici ou ailleurs (et qui étaient aussi à l'ordre du jour dans ce colloque). Je n'empêcherai personne de le penser... Mais oublierait-t-on que les paradoxes étaient aussi à l'ordre du jour ?

Le jeu de la citation n'est pas plus qu'un autre innocent là où l'on détourne le dire des autres, là où les autres s'affrontent sur la feuille - car qui pourrait naïvement croire que tous ces auteurs ici appelés sont là en "alliés" ? - aussi ne me restera-t-il, pour qui sait lire, de ce montage de citations –j eu qui m'amuse beaucoup... mais est-ce là une réponse ? - qu'un carnage de ratures, immense graffiti qui n'est pas sans évoquer les textures de RIVOT, personne ne saurait partir indemne de ce jeu de massacre mais il me semble que tous en reviennent plus modestes - et ce contrairement à l'attente -, N'ont-ils pas eux aussi travaillé à la perte ?

Pour finir nous ne saurions alors clore (temporairement) ce problème qu'en ayant recours à une nouvelle citation (finale ?) : "Je suis pour 1'hétérogénéité la plus étendue," (René CHAR)

Guy Allix, poète
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