Camus et Char
Albert Camus René Char
Correspondance
1946-1959
La fraternité de deux fils du soleil
Du soleil, la poésie de Char a l’obscurité fugitive.
Albert Camus
Pour Albert Camus, un des très rares hommes que j’admire et dont l’œuvre est l’honneur de ce temps.
René Char
Pendant presque 14 ans, Char et Camus ont échangé une importante correspondance qui témoigne tout d’abord d’une noble amitié. On pourrait, à entendre certaines inflexions présentes dans ce volume, penser à celle qui unit Montaigne et La Boétie (là encore un poète et un philosophe…). Mais il n’est pas besoin de chercher à cet attachement, ainsi que le faisait l’auteur des Essais (parce que c’était lui, parce que c’était moi…), une raison autre que l’évidente complicité solaire de deux hommes à jamais libres, dans la franchise d’une parole retrouvée et souveraine. Pour parodier un autre philosophe, bien sûr évoqué dans ces pages, il s’agit bien d’une amitié nécessaire, non contingente.
Entre le Cher monsieur de la lettre adressée le 1er mars 1946 à Camus et ce fraternellement qui clôt la lettre 184, s’élève irrésistiblement cette chaleur qui ne saurait être l’expression d’une amitié purement littéraire (même si le vouvoiement continué jusqu'au bout pourrait laisser maladroitement le supposer). Ces deux-là se sont reconnus simplement très vite. Et la mort accidentelle de Camus ne saurait mettre un terme à l’histoire. La dernière lettre de Char à son ami porte encore cette formule, lourde de sens : De tout cœur à vous toujours…
Mais cette correspondance constitue aussi une chance unique de revivre cette époque. En ce sens, et grâce au travail précis, et donc précieux, de l’éditeur, c’est un document littéraire de première importance. Nous revisitons grâce à lui deux œuvres majeures du XXe siècle, deux œuvres qui s’éclairent magistralement l’une l’autre. Char est un lecteur attentif et fidèle de son ami et ce dernier porte un regard d’une extrême lucidité sur le poète de l’Isle sur Sorgue. Nul n’a peut-être mieux que Camus en effet approché le paradoxe brûlant de Char. Cela se lit dans de nombreuses lettres mais il est heureux aussi que cette correspondance, établie par Franck Planeille, nous permette de relire les écrits de Camus sur Char, sa préface à l’édition allemande des Poésies de Char notamment (1959). Et il fallait sans doute un fils du soleil pour évoquer aussi justement la troublante lumière de l’écriture de Char. On cite à plaisir :
Ancienne et nouvelle, cette poésie confine le raffinement et la simplicité. Elle porte d’un même élan les jours et la nuit. Dans la grande lumière où Char est né, on sait que le soleil est parfois obscur […] chaque fois que la poésie de Char semble obscure, c’est par une condensation furieuse de l’image, un épaississement de la lumière. C’est ainsi, pour Camus, que Ce poète de tous les temps parle exactement pour le nôtre. Voilà qui aurait suffi à tordre le cou définitivement à ce vieux poncif pour lecteurs pressés et paresseux, pour lecteurs « fermés », selon lequel Char serait un « poète hermétique ». Poncif qui se lisait encore dans le malheureux titre de la recension donnée par Bertrand Poirot-Delpech pour le journal « Le Monde » lors de la parution du volume de la Pléiade consacré au poète : Eloge de l’illisible. On ne peut s’empêcher ici d’évoquer un propos très semblable à celui de Camus – mais concernant cette fois la poésie dans son ensemble - dans le discours Nobel de Saint John Perse : L'obscurité qu'on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d'éclairer, mais à la nuit même qu'elle explore, et qu'elle se doit d'explorer : celle de l'âme elle-même et du mystère où baigne l'être humain.
De son côté, René Char, pressé par les circonstances de son combat de résistant, avoue être passé d’abord à côté de L’Etranger : Un passant m’avait apporté L’Etranger mais j’avais eu peu de loisir pour le lire […] j’avais parcouru le livre. Je ne peux pas dire qu’il m’avait causé une profonde impression (postface de la prospérité du soleil).
Cependant il saura lui aussi instruire, avec les mots les plus justes, l’œuvre de son frère solaire :
De l’œuvre de Camus je crois pouvoir dire : « Ici, sur les champs malheureux, une charrue fervente ouvre la terre, malgré les défenses et malgré la terre. » Qu’on me passe ce coup d’aile ; je veux parler d’un ami […] La qualité qui satisfait le plus chez lui, quelle que soit la densité du rayon de soleil qui l’éclaire, est qu’il ne s’accointe pas avec lui-même ; cela renforce son attention, rend plus féconde sa passion. (Je veux parler d’un ami, « Le Figaro littéraire », 26 octobre 1957). C’est là l’exigence enfin mesurée, reconnue, élucidée, de l’auteur de La Peste, libre envers et contre tous, y compris contre lui-même. Cette courageuse, cette inconfortable exigence déconcertant les esprits par trop étroits, l’exposera le plus souvent aux coups bas : J’ai admiré à quelle hauteur familière (qui ne vous met pas hors d’atteinte, et en vous faisant solidaire, vous expose à tous les coups) vous vous êtes placé pour dévider votre fil de foudre et de bon sens. (Char, lettre 67).
Le poète sera toujours aux côtés de Camus contre les collégiens qui assaillent celui-ci lors de la publication de L’Homme révolté. Prenant ce parti, il prône simplement la responsabilité de l’écrivain quand nous risquons de provoquer, à chaque mot, la création d’un nouveau péché originel (Char, lettre 71). Et ce juste combat mené sans compromission et avec toute la lucidité requise, c’est là l’honneur même de la littérature. Un homme libre se reconnaît souvent à sa solitude, et de fait Camus et Char seront souvent seuls, sur la corde raide : Une fois de plus, les gens comme nous sont sur la corde raide, glissent sur la lame de l’épée. (Camus, lettre 117). Mais ils seront seul(s) sans être à l’écart (Camus). Ils seront solitaires et solidaires quand leur force est ailleurs : dans la fidélité. (Camus, lettre 70).
A l’heure où nos sombres intellocrates de bazar, nos plumitifs encagés, émerveillés ainsi que des alouettes mais en rien fascinants, se tournent davantage vers le strass et les paillettes médiatiques que vers le soleil et la liberté, à l’heure de la démission et de la déliquescence programmées, il est heureux, sain et tout simplement urgent de découvrir cette correspondance entre deux êtres intègres – qui surent n’être jamais intégristes -, entre deux œuvres immensément résistantes. De même qu’il serait urgent de relire La Littérature à l’estomac du grand Julien Gracq, quand ce dernier vient de nous quitter au bout de ce combat sans concession contre nos plus impitoyables sirènes.
Oui, le combat de Char et Camus continue - ne peut que continuer - qui vient gêner la frivolité des exploiteurs, des fins diseurs de tous bords de notre époque. (Char, lettre 71). C’est aussi notre « raison d’exister » à nous autres, poètes et veilleurs, dans cette Postérité du soleil qui rassemble à jamais ces deux frères.
Nos semelles ont écrasé nombre de mots inutiles (Char, lettre 77).
Guy Allix, "Le Journal des poètes", 2008, n° 1