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Guy Allix, poète
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Articles sur Jean Follain

Articles sur Jean Follain

 Je change ma hiérarchie des Pages (car ce blog ne peut présenter que cent pages au plus, d'où aussi ma création du deux autres blog sur Canalblog après la disparition de mon site sur Officelive). Je regroupe donc ici quatre articles sur Follain : 

Aspects du singulier dans l'oeuvre de Jean Follain

Jean follain : la mort à l'oeuvre

Char et Follain

Jean Follain, poète normand

ASPECTS DU SINGULIER DANS L'ŒUVRE DE JEAN FOLLAIN

Cette conférence a été prononcée lors du colloque qui s'est tenu à Agen en 1991 pour le 50ème anniversaire de l'Ecole de Rochefort.

 

 

ARGUMENT

 

« Tout sauver par le verbe le plus exactement pur" Cette volonté que le poète a fait sienne ne vient simplement affirmer une quelconque foi passéiste. Tout au contraire, elle vient témoigner pour un monde ouvert, un monde touffu qui ne se fonde que dans l'instant et le singulier. Un monde que les illusions de connaissance ne sauraient domestiquer : le monde même de la poésie. Et si Follain ne cesse de nous interpeller, alors qu'il reste inclassable, tant à Rochefort qu'ailleurs, c'est peut-être d'abord parce que le poème singulier de Follain vient nous donner à vivre la singularité, le singulier. Par le jeu des simultanéités étranges et des rencontres insolites, par le refus des métaphores et par un emploi très caractéristique de la description définie, le poème de Follain convoque ou plutôt même provoque le singulier. Cette poétique de Jean Follain est rendue possible par toute une vision du monde que l'on peut retrouver au hasard de ses quelques textes théoriques. Elle vient nous replacer sur le lieu d'une expérience originelle, nous redonnant chaque être et chaque objet dans la grâce d'un premier nom, dans l'innocence et la force du nom propre. »

 

 « Son omniscience, son savoir si sûr de toute réalité, qu'il semble parfois figurer une sorte de voyance prophétique et fatale, se résume en somme à la connaissance du verbe "exister": de ce qu'il y a à la fois de violent, de singulier, et d'irréfutable dans toute existence. »

Clément Rosset, L'objet singulier

« Il est plus de choses sur la terre et dans le ciel que n'en dénombre ta philosophie. »

Shakespeare, Hamlet

 

 

« Où gis-tu

secret du monde

à l'odeur si puissante ? »

Jean Follain, Exister

 

          L'œuvre de Jean Follain, par l'humilité de son regard, par l'infinie précaution de son geste pour appréhender le monde, peut d'abord passer inaperçue. Ici, la discrétion et l'application à l'instar des patientes fouilles archéologiques: méticuleusement, avec les instruments qui peuvent sembler les plus rudimentaires, le poème vient mettre à jour les signes de notre mémoire, de nos profondeurs, de notre Histoire. Nous sommes habitués à des textes plus fracassants: Artaud, Rimbaud, Lautréamont ; nous sommes aussi habitués à des voix plus brillantes : René Char, Saint John Perse : à des voix sophistiquées : Mallarmé ; à de grandes théories poétiques : André Breton. Devant cela je dirais que l'œuvre de Jean Follain ne nous arrête pas, ne nous séduit pas dès l'abord. Elle s'installe auprès de nous discrètement, sans bruits inutiles. On n'y a pas pris garde et un jour on s'aperçoit qu'elle est là, que ses signes nous interrogent et qu'ils nous ont bouleversés. Un jour on s'aperçoit que l'on parle depuis cette œuvre. Cette poésie nous bouleverse d'autant plus profondément qu'elle n'a pas provoqué en nous cette résistance - je dirais même cette censure - que le lecteur oppose si souvent au poète. Nous sommes ici, nous nous croyons, en pays reconnu, autorisé. Nulle censure donc et le mystérieux réel s'infiltre.

 

 Mais on peut aussi passer à côté de cette œuvre sans la voir, sans la lire, trompé par cette subtile discrétion, par ce manque évident de fard, par cette trompeuse indigence. On se trouve devant un poème de Follain comme devant un de ces objets singuliers que l'auteur aime justement retrouver. C'est que, trop souvent, nous n'avons pas encore appris à voir, ainsi que nous l'enseignait un Rainer Maria Rilke, ou plutôt nous n'avons pas appris à lire les signes les plus humbles, les plus quotidiens, et qui n'en sont pas pour cela les plus insignifiants. Nous ne sommes pas assez "sensibles" pour marquer, remarquer, ces signes que nous laissons dans l'ombre. Ils ne nous interrogent pas car nous ne voyons pas comment l'objet écrit est construit, redonné, dans le réseau de relations qu'est le texte.

 

Lire Follain aujourd'hui, c'est tout d'abord retrouver cette singularité d'une œuvre qui, dans un même geste, donne et se dérobe. L'œuvre de Follain est singulière tout d'abord parce que, comme le singulier, elle semble nous échapper sans cesse. Elle refuse tout classement : elle refuserait bien même d'être enfermée dans l’Ecole de Rochefort - ou même dans sa cour de récréation -. L'œuvre de Follain est singulière au sens originel du terme : elle est profondément seule. Et la lire c'est affronter cette troublante solitude qui nous laisse démunis, sans armes. C'est, en quelque sorte, affronter cette "mort sans phrases" que Follain nous désigne parfois. Et l'on est en effet sans voix, sans mots, comme avant l'apparition d'un. L'œuvre de Follain est aussi singulière en ce sens qu'elle nous donne à retrouver l'objet singulier. Ce que nous tenterons de montrer ici.

 

On le sait, Jean Follain, qui voulait écrire "le grand catalogue armorié de la terre" (L'épicerie d'enfance) rêvait de totalité. Il ne pouvait souffrir l'exclusion, la réduction : « O monde je ne puis te construire/ sans ce peintre/ et sans ces deux femmes » nous dit-il dans un de ses plus beaux poèmes (Exister). Il affirme ainsi - dans cet ordre dont nous pourrions dire, en le parodiant, qu'il est férocement voulu par la poésie - la nécessité de chaque chose, de chaque instant: « Chaque chose différenciée pour la beauté même du monde trouve place dans l'univers. » (Les raisons de vivre du poète, in. Le magasin pittoresque). Il affirme, en même temps, l'irréductibilité de chaque mot : c'est ainsi que, chez Follain, le poème peut naître « d'un vocable usuel subitement aperçu, gorgé de tous ses sens, apparaissant sous tous ses aspects, entouré d'une aura d'ordre magnétique » (Sens de la Poésie, in Création n° 1). Comme la chose le mot est à ce point irréductible qu'il en devient intraduisible : « Le pain s'appelle le pain et ne peut s'appeler autrement. Si ça ne s'appelle pas du pain ce n'est pas du pain. » (Jean Follain cité par Guillevic in Lire Follain). Le poète construirait ainsi une universalité nouvelle qui serait née non pas de la réduction des particularités mais de leur intégration, de leur entière participation. « La beauté des choses, dit-il, s'épanouit et travaille hors de cet ordre férocement voulu par les dictatures. » (L'épicerie d'enfance).

 

« Tout fait événement pour qui sais frémir » : ici l'émotion devient un art de vivre et un mode d'être au monde. « Le poète est expert en attention » selon la belle formule de Jean Cassou et être expert en attention c'est réveiller chaque objet, chaque instant. C'est nommer l'innommé. L'évé­nement, chez Jean Follain, n'a que peu de choses à voir avec ce que l'on considère habituellement comme un… événement. Il en serait bien plutôt comme l'antonyme. Follain place le fait quelconque au même rang que le fait notable et il n'est pas rare de voir, dans ces poèmes, l'événement historique reconnu côtoyer le fait apparemment le plus anodin. D'un autre côté, rien, dans le poème justement intitulé Evénements, ne semble devoir être reconnu par la grande histoire :

 

« II est un temps où l'eau s'agite

puis elle stagne

et la guerre vient

sont exempts de tout murmure les lichens sur les pierres

mais point la prêle et la ciguë bercées par un vent tempéré

couper une tige

au fond d'un pré lisse au soir devient alors

une réussite de la vie

un homme embrassant une fille survit dans un jardin transfiguré. »

(Territoires)

 

Tout se passe comme si le mot « événement » hésitait entre la charge que porte le titre du poème (le fait notable et noté : la guerre par exemple,  et ce sens plus large vers lequel l'entraîne le poème tout entier : événement = ce qui advient. Alors que le mot hésite le poète, lui, frémit. Loin de celui qui sait (en ne considérant qu' "un champ très limité et dont les prises sur le monde demeurent infiniment réduites », Les raisons de vivre du poète) il est celui qui sait frémir, attentif simplement à ce qui devient pour lui une réussite de la vie : « couper une tige/ au fond d'un pré lisse au soir ». Notons, dès maintenant, que l'on est bien loin de cette vision prométhéenne chère à un Rimbaud et plus tard aux surréalistes : la seule connaissance que nous apporte le poème est « cette connaissance d'une impossibilité de connaissance. » (Les raisons de vivre du poète). Il s'agirait plutôt, à l'envers des « voies logiques et raisonnantes » et du recours habituel à l'intelligence de trouver une autre intelligence qui puisse permettre de comprendre vraiment le monde. C'est-à-dire de le comprendre tout entier et non de le réduire à des idées claires. Nous retrouverions là comme le « savoir affectif » analysé par Ferdinand Alquié (La conscience affective). Un savoir qui se conjugue avec l'assentiment du monde.

 

L'enjeu serait ici l'émergence du singulier et le réel serait pour Follain comme pour un Clément Rosset un « ensemble non clos d'objets non identifiables » (Clément Rosset, L'objet singulier). On comprend mieux alors tout ce qui peut déconcerter, au premier abord, le lecteur de Follain. Ainsi toutes ces rencontres insolites que l'on trouve dans ces poèmes viendraient en quelque sorte accuser plus fortement la singularité de chaque élément et ce, à l'envers de la métaphore surréaliste qui gommait les particularités. En bon juriste, Follain préférera toujours la comparution à la comparaison. A la confusion de l'image il préfère une certaine profusion amenant chaque élément au monde comme dans la pureté d'un chaos originel :

 

« Est-ce parce que la métaphore étant comparaison, je ne peux comparer rien à rien dans cet univers multiple où toutes choses pourtant ont entre elles des affinités mystérieuses. »

(Sens de la Poésie, in Création n°1)

 

Ce refus de la métaphore est, on le voit, lourd de significations. Toute rhétorique engage bien une vision du monde quand les jeux de l'analogie et de la contiguïté tout à la fois construisent et divisent le monde.

 

La comparaison, en effet, ne propose rien d'autre que l'effacement partiel de caractères distinctifs de ses constituants pour ne laisser entrevoir que l'intersection sémique de ceux-ci (cf. Michel Le Guern, Sémantique de la métaphore et de la métonymie). Elle élude ainsi le caractère irréductible du signifié. Dire avec Paul Eluard que « la terre est bleue comme une orange » c'est bien proposer une substitution possible de la terre par l'orange. On entre ici dans le jeu du double. On oublie ce qui oppose ces éléments (terre et orange) pour ne voir que ce qu'ils ont en commun (la rotondité, la rugosité) fondant ainsi comme une nouvelle mise en série des signifiés eux-mêmes : ce serait peut-être là, comme le dirait Pierre Alféri citant Guillaume d'Ockham, « un mauvais usage des signes » puisqu'en effet les signes alors en viennent à effacer complètement le singulier. Nous pourrions encore citer en exemple l'apologue zen rapporté par Breton dans Signe ascendant :

 

« Une libellule rouge/ Arrachez-lui les ailes/ Un piment. »

 

Ici, l'effacement des caractères distinctifs est particulièrement mis en évidence dans le deuxième vers et l'opération de substitution pleinement accomplie. Et, comme on le sait, Basho propose même un renversement du poème initial- renversement approuvé par Breton pour qui l'image, et donc la substitution, doit avoir un sens "ascendant"­. Cette opération de substitution sera du reste généralisée par les surréalistes dans les "cadavres exquis."

 

Il en va tout autrement chez Follain où nous retrouverions plutôt le scandale de cette rencontre fortuite chère à Lautréamont :

 

« … beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'un parapluie et d'une machine à coudre. »

 

Ce que proposait, et louait, Lautréamont, en effet, c'était la rencontre insolite de trois éléments qui n'apparaissaient ainsi que plus singuliers et seuls. Ce parapluie, cette machine à coudre et cette table de dissection se rencontrent mais ne se confondent pas, ne sont pas interchangeables. Nous sommes ici à l'envers de l'image surréaliste : la rencontre insolite ne fait qu'accuser plus fortement la singularité de chaque élément.

La conception de l'image d'un Pierre Reverdy n'est pas loin :

 

« L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. »

Pierre Reverdy (Nord-Sud n° 13, mars 1918)

 

Nous sommes, avec Reverdy et Lautréamont, tout près de la scène follainienne et de son insolite.

 

Prenons pour exemple le poème Angoisse :

 

«  Une peau lumineuse bouge

sur le fin squelette

d'une femme élancée

qui regarde la barque pleine de poissons

pas morts encore

l'escargot dort

mais le boulanger laissera brûler le pain.

Un messager au beau profil peu avant l'aube

se blessera sur la pierre angulaire. »

 

 

Jean Follain, Des heures

 

Relevons ici l'hétérogénéité des éléments et des situations qui concourent à/dans ce poème. Il est bien difficile d'établir un lien entre les différentes isotopies ou entre les différents champs séman­tiques qui s'affrontent en l'espace de quelques vers. Et ceci bien que nous trouvions l'emploi de la conjonction "mais" quatre vers avant la fin : emploi bien singulier lui-même auquel le lecteur de Follain est souvent confronté. Tout ce jeu de rencontres insolites (si ce n'est explosives) et de simultanéités étranges a de quoi dérouter.

 

Nous pourrions citer de nombreux autres exemples. La singularité du poème de Follain se construit avant tout de ces rencontres où l'autre éclaire l'autre de son irréductibilité et de sa solitude. C'est l'instant même de cette rencontre que souligne le poème quand, ainsi que le dit Follain lui-même, « tout est confondu dans l'exquise minute ». Mais cette confusion de l'instant - que nous préférerons appeler conjonction - ne peut que rendre plus sensible l'éloignement, la distance, l'irréductibilité : l'espace et le temps. Jean-Yves Debreuille analyse fort bien cet acte poétique selon Follain :

 

« Le poème de Follain ne se présente-t-il pas comme la mise en contiguïté d'éléments hétérogènes, l'établissement d'un lien entre eux constituant l'acte poétique. »

Jean-Yves Debreuille, in Lire Follain

 

Il s'agit bien en effet ici de « faire ressortir les effets d'opposition » et ainsi de manifester le "tragique de l'existence" (Jean-Yves Debreuille)

 

Et cette conjonction de l'instant, bien loin de nous replacer dans le « quotidien » nous mènerait plutôt sur le lieu de l'étrange, de l'imprévu : soit du réel lui-même. C'est que le sentiment du réel est tout autre que quotidien : « Il implique au contraire, nous dit Clément Rosset, une dissipation de toutes les représentations quotidiennes et une irruption en leur lieu et place de l'improviste, de l'imprévu. » (Clément Rosset, L'objet singulier). « Inquiétante familiarité » peut-être pour reprendre l'expression de Serge Gaubert (Ecrits d'être et écrits d'exister : à propos de Follain et Guillevic, in L'Ecole de Rochefort) quand c'est l'insolite et l'écart qui donnent à voir. Ainsi que le suggérait André Dhôtel « le hasard des coïncidences se révèle avec le plus étrange arbitraire. Rien que des fragments épars, on croirait même des débris de la réalité. » (Jean Follain par André Dhôtel, collection « Poètes d'aujourd'hui »).

 

C'est là sans doute tout le charme de l'épicerie (qui entretient, pour Follain, des relations secrètes avec la poésie) voire de cette « quincaillerie de détail en Province ». « Le poids du monde inéluctable » c'est le poids même du singulier qui fulgure. Chaque chose prenant sa place pour la beauté du monde.

 

Et, paradoxalement, ce que la rencontre fortuite vient mettre en relief, c'est l'irréductible solitude de chacun de ses éléments. C'est dans la solitude révélée que le sentiment du réel affleure ainsi qu'en cet extrait :

 

« Le sentiment d'une solitude déchirante et d'une certaine incommunicabilité du monde était parfois donné par la vue d'une brouette vide, encore chaude de la fumure transportée. »

(Canisy)

 

La solitude : le poids, la marque de singulier.

 

 Mais il est une autre façon d'accuser plus fortement les traits du singulier: c'est de la nommer simplement par le jeu du nom propre et de la description définie. D'autres ont déjà amplement signalé chez Follain cette profusion de l'article, l'article défini. Ainsi, René Plantier, qui en relève un grand nombre dans les titres mêmes d'un recueil comme Espaces d'instants, note à ce sujet qu'il y a ici "une provocation de l'article défini, nous jetant cette notoriété qui n'est qu'incertitude (Espaces d'instants : notes de lecture, in Lire Follain). Le mot « notoriété » particulièrement significatif n'est pas sans nous rappeler l'usage que fait Follain du mot « événement ». De même. Jean-Yves Debreuille note : « L'emploi de l'article défini semble indiquer qu'il s'agit là d'éléments connus, voire uniques... ». On voit comment, par cette dernière citation, nous sommes loin de quitter ici notre propos. Jean-­Yves Debreuille touche une fois de plus l'essentiel : à savoir la question de l'unique. Il ne suffit pas, en effet, de constater cette profusion de l'article défini, il faut en analyser le fonctionnement et l'emploi, tenter d'en approcher les enjeux. Rien de moins générique que cet emploi de l'article défini chez Follain. Le déterminant est loin d'avoir cette valeur généralisante qu'on lui confère habituellement. Ainsi très souvent le: expansions permettent d'identifier le référent et repoussent l'espèce. Le défini n'a pas non plus cette valeur anaphorique qui peut lui être donnée à l'intérieur d'un récit.

 

Analysons ainsi le poème Modèle :

"Le peintre installé

dans l'ancienne forge

enfle les courbes de ses figurations

la femme chante alors

la chanson des navires

et son corps

prétexte à grands flots de couleurs

se tient mains aux hanches

dans la pièce de suie

où sa gorge rayonne".

(in Sud, n°spécial Jean Follain)

 

Si le défini apparaît dès le début du texte (ne pouvant prendre ainsi de valeur anaphorique) sa valeur généralisante est aussitôt contestée par tout un contexte particulier défini en expansion du mot « peintre ». As­surément ce peintre ne saurait valoir pour d'autres peintres ; Il ne saurait être lui-même comme le modèle, la représentation d'un peintre universel. C'est bien plutôt, pour reprendre un autre poème, « l'unique peintre de ce bourg ». Il est irréductible, non reproductible, de même que l'ancienne forge et la femme que viennent singulariser la chanson, l'attitude, la gorge, et finalement cette pièce où elle se trouve : "la pièce de suie". Il y a bien ici une « présomption d'identification » et comme une « fausse noto­riété » comme si vraiment le problème de la reconnaissance n'allait pas se poser au lecteur. Nous avons ici un bel exemple de ce que Russel appelle les descriptions définies. On pourrait aussi parler en reprenant Guillaume d'Ockham de « termes discrets » : « ces termes propres à un seul, les noms propres - la déixis - permettent de reconduire l'usage des signes à la singularité et à son intuition, ce sont des instruments d'une re-­singularisation à partir d'une mise en série déjà accomplie par des signes. » (Pierre Alféri, Guillaume d'Ockham le singulier). Mais il ne saurait être question ici de simplement affirmer que par cet emploi « l'existence de l'objet est présupposée » (cf. Dictionnaire encvclopédique des sciences du langage). Ce qui est, semble-t-il, présupposé par la lucide fascination du poète c'est la reconnaissance, soit l'identification, de cet objet par le lecteur. Comme si cet objet était unique. En fait cet emploi s'apparenterait à l'emploi du défini devant des entités dites uniques : le soleil, l'univers...

 

Nous pourrions mener une analyse semblable de La guenille (Des heures) :

« sans pouvoir

imiter l'oiseau

la guenille pend sur la branche

rouge près de la pomme douce

l'oiseau envolé et la pomme tombée elle reste

manifestant le froid des âges

et la couleur dans le silence ;

des hommes raisonnent

dans une époque sombre

non loin de ce lambeau marquant seul l'espace. »

(Des heures)

 

Nous retrouvons là, dès les trois premiers vers, une nouvelle rencontre insolite et, avec elle, ce que nous pourrions considérer comme le rejet explicite de la métaphore : « sans pouvoir imiter l'oiseau ». Une fois encore les groupes nominaux déterminés par des articles définis n'ont ni valeur anaphorique ni valeur générique. Si l'oiseau, au début du poème, peut être lu, dans un premier temps, selon une valeur générique, le fait que nous le retrouvions « envolé » au vers 5 - et donc ainsi intégré à la scène - interdit une telle lecture. Comme c'est souvent le cas chez Follain un élargissement est ensuite proposé : nous passons de notations très concrètes à une certaine abstraction qui tolère plus aisément une détermi­nation définie. Un décrochement s'opère trois vers avant la fin dans ce système de détermination: « des hommes », « une époque ». Ce décrochement correspond à la venue dans le poème d'une nouvelle isotopie. Mais il semble, au vu du dernier vers –« non loin de ce lambeau marquant seul l'espace »- que l'indéfini n'est là que pour accuser plus nettement la description définie employée précédemment et ceci par contraste. En effet, les deux vers où nous trouvons l'article indéfini laissent entrevoir un univers marqué négativement par le syntagme "une époque sombre". Par ailleurs, on sait que, chez Follain, le verbe « raisonner » peut être marqué, lui aussi, négativement :  « la raison et les raisons ne vont guère avec la poésie. » (Les raisons de vivre du poète). Ainsi cet univers déterminé par l'article indéfini est en opposition avec le reste du poème et c'est cette opposition même qui vient accuser plus fortement la couleur la singularité. Enfin le dernier vers retrouve non seulement le défini mais le démonstratif.

 

Bien qu'il soit dans ce dernier cas employé avec une valeur anaphorique on ne peut s'empêcher de considérer ce démonstratif comme l'idéal tendanciel de la détermination chez Follain. Il est comme l'horizon du défini - de même qu'il en est la valeur d'origine latine - quand il s'agit bien de montrer de donner à voir. Et le défini lui-même ne garde-t-il pas en profondeur une valeur démonstrative ? Ce serait le geste même. Toute la poésie de Follain qui appelle à l'attention la plus rigoureuse ne fait-elle pas que montrer du doigt ?

 

Par ailleurs, ce lambeau, « marquant seul l'espace », pourrait bien être considéré comme emblématique dans une œuvre où domine comme chez un Reverdy, l'éclat de réel arraché au monde, véritable conjonction du temps et de l'espace.

 

La détermination, chez Follain, est donc bien cet instrument de re-­singularisation dont parle Pierre Alféri. Nous en trouvons encore un autre exemple avec l'emploi du degré zéro de l'article dans un poème comme Vêtement vide :

 

"Vêtement vide au fond d'une cave

résiste mal à l'usure solitaire

enveloppe d'humidité

proie d'animalcule aveugle

il perd d'un jour à l'autre ses couleurs

D'aucuns pensent que Dieu le voit

dans l'univers atroce et doux

il a sa place inéluctable."

Présent jour

 

Ici, l'absence de détermination - que nous avions du reste déjà rencontrée dans le titre Modèle - donne valeur de nom propre au nom commun - ce qui est renforcé, à l'écrit, par le fait qu'étant à l'initiale le nom comporte une majuscule -. Or, on le sait, on appelle noms propres « les noms qui n'appartiennent qu'à un seul être » (Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage). De ce fait le référent d'un nom propre est unique - sauf cas d'homonymie ou d'ambiguïté -. L'absence de détermination est donc bien un autre moyen de re-singularisation. Elle aurait donc la même fonction que la description définie et nous retrouverions en cela l'hypothèse de Frège - citée dans Le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage - selon laquelle il n'y aurait aucune différence entre les noms propres grammaticaux et les descriptions définies. Du reste, Russel considère lui-même les démonstratifs comme des noms propres. Nous aurions ainsi, dans l'un et l'autre cas, des noms propres logiques.

 

Concernant ces problèmes de langage que nous avons pu évoquer, il peut être utile ici de rappeler certaines positions de Jean Follain. On se souvient ainsi de sa réaction aux langues étrangères - son voyage à Leeds à l'âge de seize ans est une véritable prise de conscience -. Aussi pour lui, traduire sera toujours un peu trahir (et c'est ainsi que l'on parlera plutôt d’« adaptation » des poèmes de Malcom Lowry que de traduction). Refuser la traduction reviendrait encore une fois à refuser le double pour ne considérer que l'unique qui serait comme "ce verbe exactement pur" qui épouserait les contours de chaque étant. Et Follain de proférer pour l'occasion les lapalissades et tautologies chères à Clément Rosset : « Le pain s'appelle le pain et ne peut s'appeler autrement. » (Jean Follain cité par Guillevic, Un poète majeur, in Lire Follain). En fait il s'agit bien d'affirmer « la nature tautologique du réel » (Clément Rosset, L'objet singulier)

 

Il s'agit aussi d'une attention extrême portée au langage et à la valeur de chaque mot. Le mot est un singulier lui aussi d'où peut naître le poème (cf Sens de la poésie). Tout est intraduisible, irréductible, et il en est des mots comme des choses. Et c'est pourquoi Follain ne s'attache pas moins aux mots qu'aux choses : en attestant par exemple son Petit glossaire de l'argot ecclésiastique et son intérêt pour l'argot en général (cf. A propos d'argot, in Le magasin pittoresque). On peut parier qu'il s'attachait aux rites –« rites sans significations », écrit Dhôtel - pour une raison analogue : le rite n'est-il pas lui-même un singulier ? Et il pouvait bien, tout enfant, déclamer du Bossuet pour tout autre chose assurément que de la signification.

 

Si voir n'est d'abord que l'expérience malheureuse de la séparation, l’expérience poétique doit rencontrer l'épreuve du langage. Ce mur opaque que le langage dresse entre le monde et nous. Si le langage, en effet, nous donne prise sur les choses, c'est au prix d'une réduction sans cesse renouvelée. Ainsi le nom commun tue, au moment même où il est prononcé et écrit, parce qu'il est autre, parce que la chose n'apparaît que pour se défaire dans une mise en série, dans l'ordre du genre ou de l'espèce.

 

Nous rappelions les positions de Follain telles qu'elles nous sont rapportées par Guillevic. Ces positions concordent entièrement avec ce qui en est dit par André Dhôtel lorsque celui-ci aborde justement la réticence du poète devant les langues étrangères : « Il n'admet pas qu'il puisse exister au monde plus d'un mot pour désigner une seule chose. » (Monographie Jean Follain, Editions Seghers). Cette position semble, au premier abord, participer d'une certaine forme de cratylisme. Mais ce cratylisme est-il de l'ordre de l'ambition ou du fait ? Il semble que, si Follain s'insurge, c'est en constatant la réalité du fait même qu'il dénonce. Par ailleurs certaines précautions de langage employées par Follain nous montrent bien que ce cratylisme n'est d'abord qu'un horizon du poème : « On pourrait répondre, fût-ce approximativement : tout sauver par le verbe le plus exactement pur » Les raisons de vivre du poète). Il faudrait sans doute reprendre au plus près la citation de Dhôtel. L'adjectif « seule », qui qualifie le mot « chose », peut en effet nous mener à une autre lecture : une « seule chose » ce n'est peut-être pas seulement une chose telle qu'elle appartiendrait à une série - et pourrait alors être désignée par un nom commun qui désigne plusieurs choses - mais cette chose seule qui est désignée par le regard ou le geste du poète : le singulier. Alors donner un seul mot à une seule chose reviendrait à la désigner du nom propre, ce « verbe ­le plus exactement pur ». Et c'est ainsi que l'on peut écrire « avec des choses­ et non plus avec des mots » (Lettre de Max Jacob à Follain).

 

Nous retrouvons là le problème posé par la métaphore. Le nom assemble ce qui se ressemble, « ce qui se convient » dirait Guillaume d'Ockham et ce, au prix du singulier. La grammaire le dit assez : nom commun. Le nom que cherche le poète c'est d'abord ce nom singulier, ce verbe plus pur, unique. Pierre Alféri rappelle justement la position d'un autre poète : Gérard Manley Hopkins qui « pensait la poésie précisément comme une torsion imposée au langage pour le rapprocher de l'usage des noms propres ou d'un idiome absolu fidèle à la signature des choses, à son essence sensible-intelligible qu'il appelait l'inscape. » (Pierre Alféri. Guillaume d'Ockham le singulier). Ce pourrait être là une autre approche de la célèbre phrase de Mallarmé :

 

« Je dis une fleur ! Et hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tout bouquet. »

 

C'est bien, en effet, « quelque chose d'autre » qui se lève et qui déserte le bouquet du nom commun. Cette fleur est autre comme cet objet que découvre Follain est autre. Et ce n'est pas tant une « idée » que la conscience même du singulier que nous rencontrons ici. Là où le nom commun ne désigne que ce qui s'apparente, le poème, lui, vient évoquer ce qui se distingue.

 

Dans l'œuvre de Jean Follain, comme le signale Serge Gaubert, « la dimension de l'identité est la dimension mystérieuse » (Ecrits d’être, écrits d’exister : à propos de Follain et Guillevic, in L’Ecole de Rochefort, Presses Universitaires d’Angers) ; la dimension de l’identité est aussi capitale et tragique. Puisque ce sera dans la mort qu'elle pourra le mieux se lire. Ainsi, c'est quand l'objet bascule hors de l'usage, soit dans l'innommé, qu'il est mis à jour dans cet effarement qui est aussi bien notre effarement. C'est l'objet perdu, rouillé, qui peut le mieux être évoqué, prendre voix. La mort révèle et délivre : « la mort, dira encore Serge Gaubert, apparaît comme origine et fin de toute perception. ». La mort recèle l'identité même. C'est ainsi que la guerre a pu mettre à jour toute la singularité d'un monde qui basculait aux yeux de Follain. Le singulier, chez Follain, se découvre dans cette intuition du passé, intuition imparfaite selon Guillaume d'Ockham mais qui sera pourtant essentielle pour le poète. L'objet singulier, im­pénétrable dans le « cela est », parce qu'englué par l'usage et la mise en série, ne se découvre que dans le « cela fut ». C'est ainsi que l'écriture, de même qu'un ci-git, délivre d'une parole mensongère en redonnant « un sens plus pur aux mots de la tribu ». En évoquant le réel lui-même ainsi que le voudrait Clément Rosset :

 

« Evoquer certains aspects du singulier revient donc à évoquer le réel
ou plus exactement les multiples expériences à la faveur desquelles il
est possible de percevoir le réel en tant qu'inidentifiable et singulier".

Clément Rosset (L'objet singulier)

 

C'est ainsi que le mot détient « un pouvoir dépassant l'idée ou l'image qu'il propose. » C'est ainsi qu'il peut découvrir « le plus profond réel, seul caché, irréductible à la pensée. » (Jean Follain, Formes de la poésie). Et Follain de rappeler ce que Mallarmé airait suggéré à Degas : « un poème ne se fait pas avec des idées mais avec des mots. » Mais avec des mots qui ont une toute autre charge.

 

Le monde réel, n'est-ce pas celui que vient justement reconstruire Follain dans L'anecdote ?

 

"L'unique peintre de ce bourg

repeignait la boutique austère

et fredonnait

quand de la gare s'en revenaient

les deux uniques voyageuses

indifférentes à cet amour

que mettait partout le printemps

mais il est des chants qui poursuivent

et que nous ramène une brise.

O monde je ne puis te construire

sans ce peintre et sans ces deux femmes ".

(Exister)

 

Dans ce monde où « tout fait événement pour qui sait frémir », si Follain a choisi l'émotion et la poésie c'est qu'il a choisi d'attester l'ambiguïté du monde contre les prétentions à la connaissance. Vouloir expliquer le monde, le rationaliser, cela aussi relève du mythe pour le poète. La connaissance que l'on doit alors délivrer c'est « cette connaissance d'une impossibilité de connaissance », c'est cette connaissance d' »une impossibilité de savoir / dans l'éclatement du temps ». C'est, nous dira aussi Clément Rosset, cette connaissance de la « fondamentale inaptitude de l'homme au savoir. ». (L'objet singulier)

 

Si alors « la vérité première est innocente » c'est « que le poète n'a pas brisé l'unité du monde » (Sens de la poésie). Aussi dans cet « univers multiple où toutes choses ont entre elles des affinités mystérieuses » (Sens de la poésie), il sait que chaque objet, chaque fait, chaque instant, a sa place, sa nécessité, sa vérité et il répugne alors « à simplifier une existence universelle et diversifiée qui reste... sujet d'inlassable étonnement. » (Les raisons de vivre du poète). Le monde auquel nous avons affaire ici est un monde ouvert dans son atomisation. Un monde qui rappelle beaucoup celui de Guillaume d'Ockham :

 

« Qu'est-ce donc que le monde ? C'est une entité collective, c'est à dire quelque chose qui, à proprement parler, n'est ni unité, ni d'être, c'est une collection de singuliers, une collection de substances ou si l'on veut les prendre ne compte, d'accidents et de substances... N'y cherchons pas une unité quelconque, n'essayons pas d'asseoir sa connexion de fait sur des relations réelles qui enchaîneraient les singuliers les uns aux autres. »

(Pierre Alféri, Guillaume d'Ockham le singulier)

 

C'est l'épicerie d'enfance mais une épicerie d'enfance qui serait comme un immense château de cartes que l'expert en attention reconstruirait tout à la fois patiemment et humblement. Enlevez une seule carte à ce château, enlevez un seul mot au poème, et tout s'effondre comme ces mythes qui « voient leurs constructions s'écrouler dans un beau chaos. » (les raisons de vivre du poète).

 

Ici, l'émotion du poète rejoint la rigueur du magistrat. Il y a en effet une procédure qui ressemble beaucoup aux inventaires de Jean Follain : l'instruction. Pour une instruction rigoureuse aussi il n'y a pas de fait quelconque : tout fait indice. Le moindre détail peut avoir de multiples incidences sur la découverte ou non de la vérité. Le fait en apparence banal peut se révéler d'une importance décisive. Une instruction mal menée et le magistrat peut voir, lui aussi, « sa construction s'écrouler dans un beau chaos ». Une bonne instruction consistera ainsi à accumuler tous les témoignages, tous les indices, à faire l'inventaire complet de l'affaire et cela "sans idée préconçue". Faute de quoi « la justice des hommes est un jeu de hasard » (Gilles Perrault). Il faut bien alors tout consigner, ainsi que le fait Follain, « tout sauver par le verbe le plus exactement pur », nous pourrions dire le plus rigoureusement pur. Il s'agit bien, en effet, d'une affaire. André Dhôtel approche un instant la question :

 

« Une grande affaire est en jeu qu'il s'agira de débrouiller mais qui se termine comme les grands procès par des indices et des témoignages d'abord cachés parce qu'ils étaient trop étranges ou trop évidents. »

(Monographie Jean Follain, Editions Seghers)

 

On sait bien comment de telles affaires arrivent parfois à leurs conclusions sur la reconnaissance de tel détail considéré d'abord comme insignifiant et ainsi enseveli sous l'instruction. Mais il ne saurait être question ici de conclure. Pour l'affaire qui nous concerne, à savoir la connaissance et l'interprétation du monde (nous pourrions dire le procès du monde), cette instruction, Follain le suggère assez, ne peut être jamais achevée, cet inventaire « n'est jamais fini ». C'est qu'il faudrait faire comme ce « traité des objets non identifiables », dont nous entretient Clément Rosset, « traité qui consisterait à justifier d'une description exhaustive de l'ensemble des mondes présents, passés et futurs » (L'objet singulier).

 

C'est ainsi qu'à l'infini du monde répond l'inachèvement du poème de Follain. Lui non plus en effet ne peur être jamais fini au sens où « rien ne l'arrête » ainsi que le dit très bien Guillevic, ‘Un poète majeur, in Lire Follain). Les résonances d'un poème de Follain sont infinies et rien ne vient vraiment clore ce réseau.

 

Mais si le monde n'est jamais fini, si nos constructions ne sont au mieux que des paris, autant parier alors pour le poème, pour l'émotion, et reconnaître cet infini, cette merveilleuse ambiguïté du monde. Et refuser ainsi les rêves nébuleux de ceux qui savent. D'autres paris ont mené et mènent encore à tant de tragédies, à tant de « maléfices de l'histoire ». Comme Pascal, le poète ne peut rien perdre mais il n'aura pas, lui, à attendre une hypothétique récompense : Il la trouve à « tout instant », dans la vie même. Il y a là quelque malice bien normande : le poète gagne à tous les coups.

 

Ainsi, quand il s'émeut du simple fait qu'une chose ait été et en retient le présent, le poète rejoint la rigueur du magistrat. Il arrivait souvent à Follain d'écrire un poème sur le verso d'une copie de procès comme pour entamer « ce vieil air innocentant le monde ». Il n'aura jamais tant plaidé que dans ce vieil air. Sa plaidoirie, toute de rigueur et d'émotion, vient s'élever, tout à la fois patiente et ardente, dans le frémissement du poème. Les mots tremblent, les possibles se délivrent, le monde se multiplie sous nos yeux. Avec une infinie rigueur, avec l'attention la plus méticuleuse, Follain vient sauver le singulier. Toute la tendresse du monde.

 

 Guy Allix, in Rochefort et ses marges, (Actes du colloque d’Agen, 1991)

 

***

 

Jean Follain : La mort à l'œuvre

 

  « Il est dit que la mort sera toujours le prix dont se paie l'intensité

de la vie, que la finitude sera toujours la rançon de la plénitude. »
V. Jankélévitch, La Mort

  « « Eh ! La mort, où est-elle ? » il chercha sa terreur habituelle de la mort et

 ne la trouva plus. « Où est-elle ? Quelle mort ? » Il n'y avait aucune

 terreur et par conséquent la mort n'y était pas.

À la place de la mort il y avait de la lumière.

« Ah ! C'est comme ça - dit-il tout haut - Quelle joie !

 L. Tolstoï, La mort d'Ivan Illitch

 « Ne te plains pas de vivre plus près de la mort que les mortels. »

 R. Char Les Matinaux

 

 

« La mort

 

 Avec les os de bêtes,

 

l'usine avait fabriqué ces boutons

 

qui fermaient

 

un corsage sur un buste

 

d'ouvrière éclatante

 

lorsqu'elle tomba

 

l'un des boutons se défit dans la nuit

 

et le ruisseau des rues

 

alla le déposer

 

jusque dans un jardin privé

 

où s'effritait

 

une statue en plâtre de Pomone

 

rieuse et nue. »

 

Territoires

 

 La mort est ici donnée dès le titre, déterminée, comme souvent chez Follain, par un article défini qui ne prend pas forcément une valeur générique mais accuse la singularité de cette mort. Notons tout d'abord l'extrême ambivalence du poème. La mort n'y est suggérée finalement que par les « os de bêtes », la chute de l'ouvrière et l'ef­fritement de la statue mais nous trouvons par ailleurs plusieurs notations plutôt heu­reuses : « éclatante » et « rieuse » ainsi que tout un érotisme évoqué par le corsage, le buste de l'ouvrière et, pour finir, la nudité de la statue.

 

 En fait ce poème semble mettre en scène une circulation entre la mort et la vie à partir de l'instant où le bouton se défait : soit au septième vers (notons que c'est là le vers central, la pliure de ce texte composé de treize vers et de deux ensembles de six vers qui s'opposent par bien des aspects : usine/jardin, ouvrière/statue, corsage/nudité).

 

 Ainsi c'est la mort même qui est à l’origine de ce bouton qui épouse au plus près –il est tou près du cœur - la vie de « l’ouvrière éclatante » au point de tomber et disparaître avec elle. Cette circulation, déjà suggérée par le groupe « ruisseau des rues » avec l’allitération de la lettre « r », est particulièrement sensible dans le déplacement du bouton qui n'a quitté l'intimité et la vie de l'ouvrière - en découvrant quelque peu son corps - que pour retrouver la nudité de la « statue de Pomone » dans le « jardin privé »,ce lieu d'échanges[1]. L'os n'a quitté la vie que pour retrouver la corne d'abondance (Pomone tient dans la main une couronne de fruits ou une corne d'abondance). Enretrouvant la déesse des jardins, il retrouve l'équilibre des contradictoires « vie » et « mort » ; il vient alimenter la vie comme les feuilles de l'hiver dans L'Épicerie d'enfance :

 

 « Des feuilles du dernier hiver, alimentant le plus riche des terreaux, formaient un tapis humide et feutré et exprimaient cette odeur de décomposition végétale qui, filtrant par les ramilles et les branches et se mêlant aux effluves des parterres, marie la vie et la mort. »

 

 Oui la vie naît sur la mort même. Elle s'avitaille de la mort quand, après tout, exister c'est « être voué à la mort » (Comme jamais).

 

 Et, si la statue s'effrite, offrant ainsi l'image de sa propre mort - nous le verrons, lamort, chez Follain, concerne aussi les objets -, elle n'en demeure pas moins souriante et son plâtre, dont la blancheur s'offre en écho à celle de l'os, semble prêt à d'autres échanges, dans cet effritement qui peut rappeler la chute du bouton.

 

 Il semble avant tout que la mort participe à cet échange généralisé, soit à la vie même. Ainsi, si la nuit est nommée au centre du poème (v. 7), la coloration de celui-ci n'en demeure pas moins particulièrement claire, dominée par la blancheur du bouton et de la statue, par l'éclat et le rire.

 

 Mais la mort, chez Follain, recouvre un champ plus vaste que l'arrêt d'une vie animale. La mort s'étend aux choses et aux coutumes. Est mort ce qui est passé, rouillé, ou hors d'usage. La mort évoque toujours l'éclat, - d'où peut-être une autre lecture du mot « éclatante » dans le poème - la cassure, la rupture. C'est ainsi que Follain parle de la « mort duchef-lieu » (Chef-Lieu) ou de celle des us et coutumes : « Qui peut empêcher les us et coutumes de lentement mourir... » (L’Epicerie d’enfance). Dans L'Épicerie d'enfance, lesobjets sont liés à l'évocation du sang et un bibelot se brise aussitôt dans la « splendeur du silence » :

 

 « Tout à coup, la pensée venait qu'en une nuit toutes choses, la gâchette, les verrous, les brindilles, les rainures, les tablettes, les rebords, les chaînons, les épaulettes d'argent pendues au revers d'une porte d'armoire, pouvaient se couvrir de sang. Il arrivait qu'un bibelot tombât et s'émiettât dans la splendeur du silence. »

 

 Cette conjonction de l'évocation du sang sur les objets et de la chute du bibelot montre bien que, pour Follain, il s'agit bien ici d'une mort. D'autant que nous trouvonsassociés à cette brisure de l’objet, des éléments récurrents dans les scènes de mort chezle poète : la chute, le silence et la splendeur. Nous noterons du reste le rapprochement - presque un oxymore - de splendeur et silence, renforcé par les allitérations en « s », en « l » et la répétition de la voyelle nasale â, en une subtile synopsie.

 

 Cette brisure-mort de l'objet se retrouve encore dans Tout instant :

 

 « [...] Le plat s'écrase à terre, montrant sa cassure sombre. Pourquoi alors avoir le sentiment que le monde est merveille ? Est-ce parce que la servante est belle simplement dans son galbe et sa jambe ? Elle se courbe vers la faïence brisée. Son chignon ne se dénoue pas. Les hommes qui parlent dans la rue et qui projettent leurs ombres n'ont rien vu. La distillation du rouge des géraniums s'opère avec une lancinante douceur, une indifférence à la guerre ou à la paix. La servante en est à ramasser les plus minuscules éclats de l'objet brisé et ses grands yeux vivent intensément. »

 

Tout instant

 

 Ici encore la mort est évoquée sur fond d'érotisme : le poète insiste sur la beauté de la servante « dans son galbe et sa jambe ». Ici encore il y a chute comme dans le poème intitulé « La mort ». Mais ce qui se donne à voir dans cette mort de l'objet, par­ delà sa cassure sombre, c'est la merveille, la chose étonnante, tellement admirable qu'elle en fait frémir le lustre dans le poème qui reprend cette même scène :

 

 « Quand tombe des mains de la servante

 

la pâle assiette ronde

 

de la couleur des nuées

 

il en faut ramasser les débris,

 

tandis que frémit le lustre [...] »

 

Territoires

 

 C'est le « débris », l'« éclat », comme un « éclat du temps », qui donne à admirer, et nous rend à la merveille du monde : « Et ses grands yeux vivent intensément ». Le mot « vie » a le dernier mot quand la mort ne fait que donner à voir, et nous rend à la conscience du monde. La mort ne donne la nuit, cette « cassure sombre », que pour apporter la lumière. Il n'est pas dans cette œuvre, une mort qui ne porte sa lumière, son éclat, sa couleur ; ainsi dans ces extraits d'Ordre terrestre :

 

 « Maximilien devant les douze fusils

 

tombe au Mexique

 

sans que sonne le glas

 

les vieilles se signent avec l'éclair des feux. »

 

 

 

 « Le ciel comportait une douce pâleur

 

comme au jour où Socrate

 

avala la cigüe. »

 

 Toujours conjuguée à « l'éclair », à « la douce pâleur », au « plein soleil », la morte est irruption de la lumière.

 

 S'il y a lumière née de la mort, n'est-ce pas pour signaler justement ce qui se fait jour en plein soleil : le singulier, l'être même enfin regardé ? Ainsi de l'homme quand « c'est après leur mort que nous rendons justice à nos contemporains » (V.Jankélé­vitch, op. cit.)

 

 « De ce mort ils n'affirment plus

 

qu'il eut vivant un rire vulgaire

 

dans le souvenir qu'ils en gardent

 

subsistent des paysages

 

où ils le voient en habit noir

 

parmi les bruits des saisons

 

ils le questionnaient

 

sur les bêtes les plantes et l'usage,

 

sur le mystère béant du temps

 

la vieillesse des roches

 

ou du vin."

 

  La mort est « paradoxalement lumineuse, écrit Serge Gaubert, puisqu'elle introduit un savoir au moment même où elle divise »[2]. La mort transforme, la mort délivre d'une parole pour pénétrer dans le vrai du souvenir, de la mémoire, dans le vrai l'écriture, qui vient magnifier, styliser l'existence écoulée. La mort, au dernier moment, réalise la forme de la vie mais elle nie cette vie pour réaliser cette l'on « Quand donc sommes-nous ? », demandait Rilke, (« Sonnet à Orphée »), quand donc sommes-nous si ce n'est sur la faille, àl'instant de périr. Et la mort devient cette sensation « brisante et merveilleuse » évoquée par Antonin Artaud dans l,'Ombilic des limbes, où « le temps déferle tout entier à sa limite ».

 Dans l'œuvre de Jean Follain, « la dimension de l’identité est la dimension mystérieuse. » (Serge Gaubert, op. rit.). La dimension de l'identité est ainsi capitale et tragique puisque ce sera dans la mort que l'identité pourra le mieux se lire. Paradoxalement, c'est dans «  la perte de l’individualité »[3]que nous découvrons l’identité, quand l’objet bascule hors de l'usage - soit dans l'innommé - il est mis à jour dans un effarement qui est aussi notre propre effarement :

 « Il y a un jour où tout à coup j'aperçois cet objet qui, depuis dix ans, était sous mes yeux et qu'en réalité je n'avais jamais véritablement vu. Aussi bien les hommes oublient-ils les bibelots de leur chambre, le motif de leur papier de tapisserie, le visage de leurs chenets, jus­qu'au jour où les prend - comme on dit dans un certain langage - la mort sans phrases. »

 

Tout instant

 

C'est l'objet perdu, rouillé, l'objet passé, qui peut le mieux être évoqué, prendre voix. Ainsi ce « H de l'attelage », dans L'Épicerie d'enfance que la grand-mère Heussebrot prend, retourne « sans apparente émotion » et qu'elle « considère », « ses yeux épiant l'arête vive et le contour » (L’Epicerie d’enfance).

À l'instant où nous-mêmes basculons, le réel est délivré de l'oubli. La mort c'est « l'autre perception... C'est elle qui touche les mortels en leur essence, les met sur chemin de l'autre côté de la vie et les place ainsi dans le tout de la perception. »[4] La mort révèle et délivre, « la mort apparaît comme origine et fin de toute perception » (S. Gaubert). La mort recèle l'identité même. Ainsi la guerre a pu mettre à jour toute la singularité d'un monde qui basculait devant les yeux du poète : il a toujours affirmé en effet que sans cette rupture de 1914 - que l'on peut considérer comme la mort d'un monde - son œuvre aurait été tout autre

« Jean Follain assure qu'à une année près s'il avait tardé à prendre conscience du siècle à son début, sa poésie n'aurait pas été ce qu'elle fut. »

 

André Dhôtel, Jean Follain

 

 De même il écrira Chef-Lieu après la destruction de Saint-Lô, la « mort du chef-lieu ».

 

 Le singulier, chez Follain, se découvre dans cette intuition du passé, intuition imparfaite selon Guillaume d'Ockham[5], mais qui sera pourtant essentielle pour le poète. L'objet singulier, impénétrable dans le « cela est », parce qu'englué par l'usage et la mise en série, ne se découvre que dans le « cela fut » oule « ainsi c'était ». C'est ainsi que l'écriture, de même qu'un ci-gît, délivre d'une parole mensongère en redonnant « un sens plus pur aux mots de la tribu ». Elle atteint la dignité du nom propre et retrouve « la beauté nue de chaque chose » (L’Epicerie d’enfance).

 

 La mort n'est plus la fin, mais bien plutôt l'origine. L'origine du regard, l'origine glu singulier ; l'origine extrême, la rupture essentielle qui marque le temps. C’est pourquoi, comme on l'a vu, toute rupture, pour Follain, est une mort. On peut mieux comprendre l'importance que revêt le mot « soir » dans cette œuvre, importance relevée notamment par Jean Onimus : « la lumière crépusculaire est bien l'heure de Follain»[6]. En effetla fin du jour elle-même est conçue comme une mort qui annonce, prépare, notre mort :

 

 « On se dit que le soir va venir avec une vélocité terrible engloutissant encore un jour parmi ceux qui restent à vivre. Il faut alors imaginer l’agonie. »

 

« Proses inédites », Cahiers bleus n°4

 

 Le soir est toujours ce moment de la clôture : « encore un jour clos » écrit Follain dans Présent jour (« Ce soir semble truchement »). Il est le moment où le temps vacille :

 

 « Le temps vacillera en une fin de journée »

 

Ordre terrestre

 

 Il semble « truchement / de quelque fausse mort » (Présent Jour).

 

 Pour le poète de Canisy, la mort devient l'objet même de la littérature, de la poésie. Je dirais même son instrument, son « obstacle-organe » (V Jankélévitch, op. rit,).Instrument de la réalisation si l'on prend le mot « réaliser » dans le sens que lui donne Jankélévitch :

 

 « Réaliser c'est [...] passer de l'évidence raisonnable, mais non convaincante à une évidence opaque mais vécue. »

 

La mort

 

 Réaliser c'est « apercevoir enfin ce qu'on a toujours vu ». Par la mort, « événement dépareillé et unique en son genre », l'autre vient au monde dans sa singularité en faisant « éclater toutes les formes catégorielles » (ibid.), en mettant à mal la série où il s'intègre. Mourir c'est réaliser car la mort opère ce passage de la série vers le singulier, du nom commun vers le nom propre (cf P. Alféri, op. cit.). Elle participe de ce « sauvetage des choses hors de leur pure objectivité » (Heidegger, op. cit.) pour nous mener à cette « existence surnuméraire » (Rilke) d'un monde ouvert, d'un monde constitué d'une collection de singuliers ou d'un « archipel d'instants », selon la belle formule de Clancier[7]. Le monde même de Follain.

 

 Il y a ici un retournement capital, un paradoxe lumineux : la mort, qui pourrait passer pour un non-sens de la vie, donne sens à la vie, donne vie au sens. « Il faut croire que la vie ne serait pas la vie sans une certaine dose de non-sens » dit encore Jankélévitch.

 

 Chez Follain, la mort révèle, réveille. La mort de l'objet comme la mort de l'homme, comme la mort des rites mêmes. La mort qui n'est jamais tant fin que renaissance, serait comme l'aveu de la vie même.

 

 Expérience fondatrice du regard du poète, la mort lui sert à « apprendre à voir » (Rilke) quand voir comme mourir ne sont que des expériences de la séparation. Le poète reconnaît toujours la mort au milieu de la vie, de la force, mais surtout au milieu de la beauté. La mort peut côtoyer un certain érotisme, car la mort, comme la vie, est aussi à l'œuvre dans tout corps de femme. Elle travaille sans arrêt leur beauté, toujours associée à une certaine fragilité :

 

 “Un Malheur tenace

 

Habite les corps les plus beaux”

 

Exister

 

 Elle travaille sans arrêt le corps des femmes dans leur nudité même,

 

 « […]

 

La femme aux épaules nues

 

se présentera certain soir

 

face à sa mort. »

 

Comme jamais

 

 « Elle se sent d'un coup si nue

 

qu'elle a peur »

 

Comme jamais

 

 

 

 On se souvient que l'enfant Follain découvre tout à la fois la nudité et la fragilité de la femme :

 

 « C'est alors que nous vîmes au détour d'une allée brûlante, au milieu d'un groupe, une femme évanouie victime de l'insolation ; on avait ouvert son corsage et ses seins se montraient, et j'en eus la révélation de la chair. Ma participation par le regard à la nudité féminine fut tellement forte, émouvante, que j'en suis bien tenu à ne pas l'oublier jusqu'à la mort. Je fus saisi d'un coup par un sentiment de trouble merveilleux. »

 

Chef-Lieu

 

 Scène capitale, scène fondatrice d'un regard, qui associera toujours l'érotisme et la fragilité, la mort et la merveille. Dans Chef-Lieu, la conscience de la perdition reste liée à l'image de la femme, dans sa « fugitive beauté » :

 

 « Un instant, j'avais cru que le pied de Clémence lâcherait prise, qu'elle serait dans sa vêture neigeuse entraînée dans l'eau de la rivière, et je gardai de cette appréhension, mêlée à la fugitive beauté de la femme cueillant une fleur, la conscience des possibilités maléfiques et de toutes les candeurs de perdition. »

 

Chef-lieu

 

 C'est la femme qui, en sa beauté, en sa belle fragilité, donne le plus conscience tout à la fois de la mort et de l'éternel :

 

 « Toutes les filles qui traversent la place de l'Opéra, celles-là qui sont subtiles et belles, celles-là qui sont bêtes avec de si beaux yeux savent cet éternel. C'est la connaissance de leur sang, de leur chair, de leurs muqueuses vouées à d'allègres tombeaux. »

 

Paris

 

 La mort est dite avec la beauté pour célébrer la beauté même. La fraîcheur parle, doit parler la mort : « Non seulement le visage délabré des vieillards, comme il est naturel nous parle de la mort, mais aussi la fraîcheur des jeunes filles. »(V. Jankélévitch, op.cit.). L'oxymore « allègres tombeaux » nous suggère assez que la mort ne saurait être une fin mais plutôt qu'elle donne à voir le présent de ces jeunes femmes, la conscience de leur chair et de leur beauté, quand bien même elles sont « bêtes avec de si beaux yeux ».

 

 La beauté n'est vitale que parce que vouée à la mort. Ici, la connaissance de la finitude nous replace sur le lieu de l'origine ; la mort nous fait le présent de la vie.

 

 Follain dit une mort acceptée, une mort dans l'ordre du monde. Une mort dansl'ordre de la poésie quand, selon Jaccottet « Toute poésie est la voix donnée à la mort. » (La Semaison) - autant dire la voix donnée au monde. Le poète en vient même à accepter la mort incontournable des us et coutumes, elle-même associée à la renaissance, à la résurrection « immanquable » des plantes.

 

 « Qui peut empêcher les us et coutumes de lentement mourir et ces parterres à grosses fleurs vernissées de ressusciter à d'immanquables printemps ? »

 

L’épicerie d’enfance

 

 Une mort qui inscrit le temps, fondateur pour le poète quand « la dimension essentielle du réel est la temporalité. » (S. Gaubert, op. cit.). L'irréversible est « le temps lui­-même » (V. Jankélévitch, op. cit.), le temps fondateur. La mort ponctue le temps, inscrit la faille de l'instant :

 

 « La mort se rappelait à la ville presque chaque jour par un enterrement... »

 

Chef-Lieu

 

 L'évocation des pendules suggère assez comment, dans cette poétique, la mort et le temps sont à jamais liés et comment la mort naît de la vie même :

 

 « [...] mais tous sont rongés par ce serpent qu'ils chauffent l'heure dans les pendules chamarrées. »

 

« Mélancolie des travailleurs manuels » La Main chaude

 

 L'horloge, avec son « coffre de bois » évoquant déjà le cercueil, « sonne pleinement » puisque, selon la coutume,

 

 « [...] ses aiguilles s'arrêtent dans la chambre des victimes.

 

Arrêt d'horloge »

 

D'après tout

 

 « Philosopher sur le temps, c'est philosopher sur la mort [Il y a] une poétique du temps [quand] nous n'avons pas l'éternité devant nous. » (V Jankélévitch, op. cit.) et que le péril est notre demeure.

 

 La mort est nécessaire pour que le monde pèse son poids :

 

 « […}

 

O nuit de l'être

 

Eternel feuilletage

 

des ardoises du toit

 

et des pâtisseries blondes ;

 

le monde pèsera son poids

 

avec toutes ses mains de dulcinées

 

dans son ciment froid enfermées. »

 

Exister

 

 Il faut donc la mort comme il faut durer. Il faut à la vie l'irréversible qui est la vocation du devenir, qui est l'altération en tant que l'autre se dit, renaît à lui-même. La mort induit au bon « usage du temps », le poète est aussi celui qui porte la mort, apprend à voir en apprenant à mourir ; celui qui sait « imaginer l'agonie »[8]. Quand Follain évoque le passé, lui donne voix, on comprend qu'il ne s'agit pas chez lui de nostalgie. L'inci­pit du Cérémonial bas-normand le dit assez :

 

 « Si je viens évoquer ici des souvenirs d'un passé lointain, ce n'est pas en rêvant du retour de ce passé. La poésie qu'il dégage il la dégage tout justement parce qu'il est le passé. »

 

Cérémonial bas normand

 

 Nul regret mais au contraire la jouissance d'atteindre « cette vie pure et essentielle » de la réminiscence dont parle Ortega y Gasset dans cette phrase citée par Follain, et dans Le Cérémonial bas-normand et dans Chef-Lieu :

 

 « Aimer le passé c'est se réjouir qu'il soit en effet le passé ; que les choses - perdue cette rudesse dont, dans le présent, elles égratignent nos yeux, nos oreilles et nos mains - s'élè­vent à la vie pure et essentielle qu'elles acquièrent dans la réminiscence. »

 

Ortega y Gasset

 

 « La trace durable du passé est précisément ce qui consacre l'impossibilité de retour en arrière. » (V. Jankélévitch)

 

 Dans Tout instant, le poète envisage ainsi un temps amorphe et inorganique, le temps des nostalgiques, le temps non structuré par la mort :

 

 « Il y en a qui voudraient voir toutes catastrophes s'accomplir à condition d'être plus sûrs qu'après, pour longtemps, tout soit enfin tranquille, avec dans l'air le goût très fin d'éternel et, tout au plus, de temps à autre, la poussière de tragédie montant d'une colonne brisée, une colonne de théâtre qui n'aurait pas l'air tout à fait vrai. Dans cette vie de décor retrouvée, il importerait de reprendre les masques de bonhomie. Les insectes seraient toujours là, multiformes et carapaçonnés ; on aurait alors tout le temps de les étudier […] Ce serai alors une vie pleine d’heureux comparses. »

 

Tout instant

 

 Mais ce temps amorphe et étale, ce temps paradisiaque qui n'est plus organisé, structuré par la finitude n'offre, dans sa plénitude même, aucune consistance. Il n’offre plus qu'une « vie de décor » tout à la fois retrouvée et factice - « une colonne de théâtre qui n'aurait pas l'air tout à fait vrai » - que des « masques de bonhomie ». Aussi Fol­lain rejette-t-il aussitôt ces « soleils couchants de parade » qui ne ponctuent en rien le vrai temps et il choisit « l'inquiétude des jours présents » :

 

 «  Mais telle vie ne serait-elle pas méprisable, malgré tous les soleils couchants deparade qui pourraient s'y réunir ? » pense aussi l'homme rappelé à l'inquiétude des jours présents. »

 

Tout instant

 

 Le vrai n'est pas, assurément, dans ce temps étale mais dans notre temps structuré par la mort, dans un « temps discontinu » qui ne « dure qu'en inventant »[9],et qui jaillit comme la mort même. Ainsi pour Follain l'histoire « invente toujours » et on sait bien qu'inventer - un objet par exemple - c'est aussi tuer, mettre hors d'usage.

 

 La mort, ce « piège du temps », est la chance de l'instant. Elle est le lieu de la reconnaissance quand nous ne connaissions pas la ville, les choses, les gens qui nous entouraient. Car nous vivons sans cesse dans ce paradoxe d'un présent singulièrement absent, englué dans la mise en série du réel par l'expérience. Comme le rappelle Jac­cottet, le présent, le regard, ne nous sont donnés que dans l'opération de transmutation qu'est la mort :

 

 « Si je ne m'avançais pas vers la fin je n'aurais pas de regard.

 

Oiseaux tournants ou fléchoyants, nul ne vous voit sinon qui meurt, qui s'use, qui tombe lentement en poudre. »

 

La Semaison

 

 Ainsi que le dit Bernard Groethuysen, cité lui aussi en épigraphe à Chef-Lieu :

 

 « Il est évident que tout cela nous ne le connaissions pas alors de la même façon. La ville n'était pas une ville, les parents n'étaient pas les personnages en question et tout ce qui nous entourait n'était pas cette objectivité dont nous parlons à présent. »

 

Mythes et portraits

 

 La mort est comme le lieu d'une véritable mise au monde. « [... ] la nature, Dieu peut­-être/va réinventer la mort. » est-il encore écrit dans Présent jour (« Fouilles marines ») comme pour accuser le caractère indispensable de la mort. Réinventer la mort n’est-ce pas aussi réinventer la vie ? On se souvient de l’enfant portant la mort à toute « une équipe de fourmis » et fasciné par cette mort :

 

 « C’est alors que du pied chaussé de gros souliers à bouts carrés, à semelles de hêtre, fortifiées de petites plaques métalliques destinées à réduire l'usure et qu'on dénommait sous-bois, je frappais toute une équipe de fourmis ouvrières chez lesquelles je portais la mort. Cependant je sentais battre mon cœur dans le silence engourdi, tandis que dans les proches haies, les noisetiers façonnaient leur amande et les chèvrefeuilles leur suc doucereux. »

 

Canisy

 

 Devant la mort, l'enfant sent battre son cœur tandis que la nature autour de lui façonne de  l'être.

 

 Le passé n'est certes pas un lieu habitable mais un lieu visible, un lieu réalisable, un lieu rendu visible par la mort même : la mort des êtres, des choses, des coutumes, cette infinité de petites et grandes morts qui structurent le temps. Cette mort née de la vie et quinous montre la vie du doigt. Et l'irréversible indique que chaque instant est unique, tout à la fois premier et dernier, gonflé de toute une éternité. L'irréversible est donc la marque de l'instant. « Il implique que tout événement, si banal soit-il, est en son genre une première et dernière fois, c'est-à-dire une fois unique. » (V. Jankélévitch, op cit)

 

 Alors le « ci-gît » indique tout à la fois une fin et une origine, autant dire une éternité. Il est l'inscription de l'éternité, en lui nous trouvons vraiment ce « goût très fin d'éter­nel » que ne nous accorde pas vraiment le temps étale. La vie éternelle, nous dit encore Jankélévitch, n'est que « le fait indélébile d'avoir été [...] un cadeau que la mort fait àla personne vivante. » La mort n'ouvre pas sur une autre vie, elle n'ouvre que sur notre propre vie.

 

 La mort se conjugue avec la fraîcheur et avec l'éternel :

 

 « … celles-là [...] savent cet éternel. C'est la connaissance de leur sang, de leur chair, de leurs muqueuses vouée à d'allègres tombeaux.

 

Voilà ce que Paris nous apprend : ils sont faits pour durer la terre et le ciel. »

 

Paris

 

 Lorsque le « vêtement vide » perd ses couleurs, il prend « sa place inéluctable » et « Dieu le voit » :

 

 « Vêtement vide

 

 

 

Vêtement vide au fond d’une cave

 

résiste mal à l’usure solitaire

 

enveloppé d’humidité

 

proie de l’animalcule aveugle

 

il perd d’un jour à l’autre ses couleurs

 

d’aucuns pensent que Dieu le voit

 

dans l’univers atroce et doux

 

il a sa place inéluctable. »

 

Présent jour

Lorsqu'il n'est plus temps, l'éternité s'avance :

 

 

 

 

« Le jour et la nuit

 

lorsqu'il n'est plus temps d'édifier

 

ou de tenter l'avenir

 

seule une éternité s'avance »

 

Présent jour

 

Le « goût très fin d'éternel » réapparaît dans le poème « Les journaliers » et se trouve associé à la précarité et à la douleur :

« [...]

et pourtant tout est si précaire

 

les corps de leurs filles aînées

 

les vieux rires de leurs soirées ;

 

de temps à autre il y a des ombres

 

une poitrine qui se révèle

 

une incertaine douleur

 

un goût très fin d'éternel. »

 

Exister

La mort finalement participe d'une véritable opération alchimique : elle transforme le plomb de notre présent en or du passé. Ainsi la mort, chez Follain, rappelle étrangement l'illumination finale d'Ivan Illitch :

 

 

« Le moribond dit à son frère

 

voyant le pré chargé d'un été lumineux

 

Ferme la fenêtre, c'est trop beau ! »

 

Ordre terrestre

 

 

 

Et l'éternel n'est jamais que cet or, ce présent, enfin donné du passé, cet or de réminiscence dans le soir toujours recommencé du monde.

 

Guy Allix,

 

in Le Monde de Jean Follain, acte du colloque de Cerisy La Salle, éditions Jean-Michel Place.

 

On peut lire de Jean Follain :

 

Exister, collection poésie Gallimard

 

Usage du temps, collection Poésie Gallimard

 

Paris, éditions Phébus,

 

Canisy, éditions Gallimard

 

Chef-lieu, éditions Gallimard

 

 

Sur l'œuvre de Jean Follain :

 

Jean Follain, un monde peuplé d’attente, Jean-Yves Debreuille, édition « Autres temps » (une remarquable étude)

 

Jean Follain, André Dhôtel (avec un beau texte de Gil Jouanard : Jean Follain ou le rêveur méticuleux), collection Poètes d’aujourd’hui, éditions Seghers

 

 Enfin on lira avec intérêt le numéro spécial Jean Follain des Cahiers bleus paru en 1997 avec une importante documentation, de nombreux articles, des manuscrits de l’auteur, des lettres manuscrites de Bachelard, Guiillevic, Pierre Albert-Birot, Max Jacob, des portraits etc. Un ouvrage précieux (commander à Editions Zurfluh-Cahiers Bleus, 13 rue du Lycée Lakanal, 92349 Bourg-la-Reine)

 

 

 


 

[1] cf. Jean-Yves Debreuille, « La métaphysique du jardin » in Lire Follain

 

[2] « Ecrits d’être, écrits d’exister : à propos de Follain et Guillevic », L’Ecole de Rochefort, Presses Universitaires d’Angers.

 

[3] Edgar Morin, L’homme et la mort.

 

[4] Heidegger, Pourquoi des poètes ?

 

[5] Pierre Alféri, Guillaume d’Ockham le singulier

 

[6] Jean Onimus, « Profondeur de l’insignifiant » in Expérience de la poésie.

 

[7] « Jean Follain ou le reflet du temps » in La poésie et ses environs.

 

[8] « Proses inédites », Cahiers bleus n° 4

 

[9] Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant

 

 

 ***

 

Follain d’ici et d’ailleurs

Guy Allix

 

 

Jean Follain, né à Canisy en 1903, passe son enfance entre ce bourg, où son grand-père paternel fut instituteur et son grand-père maternel[1] notaire, et le chef-lieu tout proche, où son père est professeur. Il meurt à Paris en 1971, renversé par une de ces voitures qu’il détestait.

Entre ces deux dates, entre la maison natale (aujourd’hui marquée d’une plaque), et le quai des tuileries, s’écrit une œuvre discrète, incomparable, et comme enracinée dans un de ces villages dont Dhôtel nous dit qu’« il n’est rien de plus mystérieux » avec ces sentiers ou « chasses » qui s’enchevêtrent comme les mots du poème.

J’ai « connu » Follain par coïncidence. L’amour m’avait amené auprès du « pays » de ma mère, au chef-lieu même et je fus nommé surveillant  au collège de Canisy en 1975. Un instituteur, Guy Degand, m’apprit qu’un grand poète était enterré à deux pas de ce collège qui porterait un jour son nom.

J’ai donc découvert, en même temps cette étrangère « matrie » et l’œuvre du poète. J’ai arpenté les chasses sur les pas de l’auteur d’Exister, cherchant, naïvement, ce qui avait pu changer (tout et rien sans doute). J’ai rencontré ceux qui l’avaient connu : telle habitante du village ou M. Leclerc, honnête homme, directeur de  La Manche libre  où Follain avait tenu sa « chronique parisienne ». En 1977, Ouest-France consacrait un bel hommage au poète. M’y accompagnaient des signatures prestigieuses : Chedid, Guillevic, Char, Jouanard…

Longtemps prisonnier par la suite des tristes marais de Carentan où l’on décidait contre moi ce que devrait être ma vie (ah, ce terrible fascisme au quotidien !), j’ai quitté depuis ce « pays », plus  imposé  que choisi. « Horsain », je suis parti comme j’étais venu : par amour – et par révolte -. Mais je n’ai pas quitté l’œuvre de Follain et je peux toujours relire l’une de ces pages qui abritent tout un paysage… et s’en échappent par les chasses qu’elles inscrivent.

Oui, un poème de Follain est une « échappée belle », comme dirait l’ami Yvon Le Men. Le pays avitaille l’œuvre de celui qui veut «l’intégrité des fossés et de près » (Agendas). Mais Follain a aussi écrit sur Paris, dès 1935, Paris dont il avait rêvé toute son enfance au point d’en apprendre le plan quasiment par cœur et sous le pavé duquel il sentit « la vieille terre des propriétaires et des partageux »… du pays d’enfance. Chaque page nous échappe et nous rejoint en même temps. On ne lit pas Follain : on est lu par sa poésie, que l’on soit de Douai, de Marseille, de Berlin (Follain est beaucoup traduit…) ou encore de Tokyo (notre auteur passe parfois pour un poète japonais…). C’est en cela qu’il reste, indispensable.

Le poète ne saurait être étiqueté. Il semble, selon André Salmon, n’avoir « subi aucune influence » (ce qui ne peut se concevoir mais signe sa noble indépendance). Nul n’est plus provincial… nul n’est plus parisien. Et il passe son temps à surprendre son monde…

Il y a là quelque chose de très simple et en même temps de prométhéen puisqu’il s’agit de retrouver « le Grand catalogue armorié de la terre » (L’épicerie d’enfance)… Une tension  qui rejoint bien ce « lyrisme lucide » qui, pour un Senghor, le voisin de Verson, résumait la « normandité » du poète.

Cette œuvre s’insinue doucement, mais survient aussi tout à coup comme un de ces « objets » (Objets,publié chez le grand Rougerie en 1955) : « Il y a un jour où tout à coup j’aperçois un de ces objets, qui, depuis dix ans, était sous mes yeux et qu’en réalité je n’avais jamais véritablement vu…. ». Voilà une éthique du regard qui n’est pas sans rappeler le « j’apprends à voir » de Rilke, et cette phrase de Cassou : « Le poète est expert en attention ». Et il faut prendre le mot « attention » dans toute son épaisseur, y débusquer cette délicatesse que l’on doit aux paysages, aux objets, aux êtres, aux femmes. « Dans mon pays, on remercie », disait Char.

Il s’agit ici d’atteindre l’unique. Voilà un univers où chaque élément a une place  inéluctable. C’est pourquoi le moindre objet devient  singulier, le moindre mot irréductible. Le poème en effet peut naître "d'un vocable usuel subitement aperçu, gorgé de tous ses sens…".  Le mot en devient intraduisible : "Le pain s'appelle le pain et ne peut s'appeler autrement…". Le poète construit ainsi une universalité née de la « comparution » des particularités, là où « La beauté des choses s'épanouit et travaille hors de cet ordre férocement voulu par les dictatures ». La poésie, selon Follain, est aussi un acte de résistance...

Le poète ne fait pas œuvre de « folkloriste » : il cherche « de plus vastes zones » et porte au grand jour « le secret du monde ». Voilà la « grande affaire »… Et un paradoxe : comment peut-on être juriste et poète ? Jacques Phytilis, dans un article fort bien instruit, rappelle que nombreux sont les lecteurs qui s’y sont cassé les dents.  Oui, Follain fut magistrat. Ce fut même, à l’Université de Caen, un étudiant brillant. Mais le fait n’est pas nouveau : bien des poètes, parmi les plus grands, ont conjugué la « rime maudite » (langage juridique/ langage poétique). Et Guillevic, dès 1935, affrontait la question. Si, Follain, attentif au moindre rite, s’est peu penché sur le cérémonial juridique, il n’en demeure pas moins que les deux pratiques se conçoivent, non dans une quelconque opposition ou complémentarité, mais bien dans une véritable unité.

        Une procédure ressemble fort en effet aux  inventaires de Jean Follain : l'instruction. Là aussi,  « tout  fait événement ». Le détail banal,le fait quelconque, se révèlent décisifs. L’instruction consiste à accumuler tous les témoignages et les indices, à dresser l'inventaire complet de l'affaire sans idée préconçue. Mais il ne saurait être question de conclure. L’instruction ne peut s’achever. L’inventaire n'est jamais fini. A l'infini du monde répond l'inachèvement du poème. "Rien ne l'arrête" (Guillevic), rien ne vient clore ce réseau.

Ainsi, quand il s'émeut du simple fait qu'une chose ait été, quand il en retient le « Présent jour », le poète rejoint la rigueur du magistrat. Il arrivait à Follain d'écrire un poème sur le verso d'une copie de procès… Il n'aura jamais tant plaidé que dans ce « vieil air innocentant le monde », sauvant cet univers singulier dont il sait toute la précarité depuis ce basculement de 1914.

"Tout sauver par le verbe le plus exactement pur"… Sauver Saint-Lô du désastre (il écrira Chef-lieu après « la mort » de la ville en 1944)… Sauver le Canisy précédant 1914… On peut certes redécouvrir la grande allée du château des Kergorlay, l’église neuve ou encore la maison. On peut se promener dans ces lieux avec Canisy comme guide –ici, au contraire du chef-lieu, il aura quelque utilité- mais il y a les gestes, les voix, les êtres. Il y a tout ce qui meurt et constitue l’essentiel : « l’on avait peur que ce ne fût la dernière harmonie. ».

La mort est présente, le temps est la dimension essentielle. Ce sont là les conditions de l’œuvre. Follain a envisagé un temps étale. Mais ce temps paradisiaque, qui n'est plus structuré par la finitude, n'offre qu'une "vie de décor". Aussi il le rejette et choisit "l'inquiétude des jours présents". La mort, ce "piège du temps", est la chance de l'instant, le lieu de la reconnaissance quand nous vivons ce paradoxe d'un présent absent. C’est pourquoi « il faut que le passé soit le passé ». Pour exister.

Car, s’il est un mot qui peut porter tout l’oeuvre de Follain, c’est bien ce verbe « exister ». C’est pourquoi je conclus avec un autre natif de la Manche, Clément Rosset, né à Carteret, avec ces quelques lignes où l’on croirait que le philosophe évoque, comme personne avant lui, notre poète :  "Son omniscience, son savoir si sûr de toute réalité, qu'il semble parfois figurer une sorte de voyance prophétique et fatale, se résume en somme à la connaissance du verbe "exister" : de ce qu'il y a à la fois de violent, de singulier, et d'irréfutable dans toute existence."

C’est là, dans cet « exister », que l’humble territoire de Canisy et de Saint-Lô, dans toute sa singularité, s’ouvre à l’universel.

 

Guy Allix 

 

 

Voir encore sur ce site au sujet de Follain : Jean Follain et la mort, Jean Follain le singulier.

 

Cet article reprend, pour l'essentiel, celui que j'avais proposé, suite à leur demande, aux éditions Alexandrines pour leur ouvrage sur les écrivains de la Manche. Un article de Jacques Réda a été préféré au motif que mon travail était trop hermétique (le papier de Réda n'étant pourtant pas des plus lisibles...) et que j'étais insuffisamment introduit dans les petits cénacles parisiens, ce dont je suis assez heureux, je l'avoue. Il est vrai que Réda lui...

Comme me l'écrit l'amie Marie-Josée Christien :

"Je découvre l'épisode de ton article finalement refusé parce soit-disant hermétique. Raison peu crédible, plutôt une fois de plus une histoire de coterie à laquelle tu n'appartenais pas..."

 

J'avoue par ailleurs que je relis cet article avec une certaine émotion, avec une certaine colère aussi... J'ai rencontré depuis des juges beaucoup moins rigoureux que le grand poète et pour tout dire profondément malhonnêtes - et ce n'est pas là hyperbole -, dans une affaire où pourtant il ne fallait pas être bien savant pour voir où étaient le mensonge et l'imposture... Oui, l'imposture quand on arrive même à faire d'un enfant, dont par ailleurs on a tout fait pour le rendre entièrement dépendant, un véritable bouclier humain (ainsi par une attestation de complaisance d'un médecin de famille qui affirmait qu'il fallait lui garder un cadre décent pour sauvegarder sa santé, soit une maison de 200 mètres carrés sur un terrain de 2500 mètres carrés. - pour deux personnes  -... tout en ne pouvant ignorer que le père qui avait déjà laissé tout le mobilier, ce que son épouse a toujours nié et que le médecin en question ne pouvait ignorer, risquait ainsi de se trouver à la rue... curieuse façon de préserver l'équilibre d'un enfant fragile...). 

Savent-ils, ces pauvres juges, ce qu'est une instruction, eux par ailleurs si peu instruits visiblement ? Ils auront peut-être ma peau mais je les plains bien sincèrement.



[1] Le grand-père Heussebrot fut l’ami de l’éditeur Lemerre dont la devise « fac et spera » pourrait fort bien servir d’illustration à l’oeuvre de Follain.

***

Un texte inédit de René Char sur Jean Follain

 

« Char est seul sans être à l’écart. Rien ne lui ressemble »

Albert Camus,

In Albert Camus René Char, Correspondance, Gallimard 2007

 

Jean Follain était mort depuis six ans et j’avais à peine vingt-quatre-ans. Je travaillais alors à Ouest-France en page « Saint-Lô » ou « Manche ». L’ami Pierre Berruer, journaliste talentueux à ce quotidien, avait offert au jeune poète une chronique que j’avais intitulée « Terre des poètes ». J’y avais présenté Andrée Chedid, Jean-Louis Giovannoni, Bruno Sourdin, Marie José Hamy etc. Poètes de la région normande ou d’ailleurs car la poésie toujours doit s’étendre à de « plus vastes zones » comme le disait justement Follain, répudiant ainsi tout folklorisme.

Entre temps, si l’on peut dire, j’étais aussi étudiant en lettres… et surveillant d’externat au collège de Canisy. Le hasard, toujours splendidement objectif même lorsqu’il est administratif, m’avait en effet affecté dans ce collège de la « banlieue Saint-Loise ».

Autant le dire franchement : le nom de Canisy ne me dit rien d’abord. A cette époque, je me serais encore volontiers défini comme un « poète surréaliste », même si quelque peu libertaire aussi, je n’aimais guère les étiquettes. Breton et Eluard étaient à mon chevet et le grand René Char venait de plus en plus souvent me border aussi. Je n’imaginais pas qu’on puisse être plus surréaliste que les surréalistes sans le déclarer ouvertement…

Bien sûr, on ne peut travailler longtemps à Canisy sans rencontrer celui que je qualifierais de maître des lieux. Un instituteur, Guy Degand, m’initia à cette œuvre d’une pure exigence. Et je décidai donc très vite de rendre un hommage à Jean Follain dans les colonnes du journal. Je commençais à entrapercevoir toutes ces sentes sauvages et lucides qui courent, jaillissent, se croisent, derrière chaque poème de l’auteur d’Exister. Oui, la quincaillerie s’ouvrait vers le ciel quand chaque chose, chaque être y avait sa place : « O monde/ Je ne puis te construire/ Sans ce peintre et sans ces deux femmes ». J’avais décidé que d’autres voix fidèles au poète m’accompagneraient : Gil Jouanard, Hughes Labrusse, Eugène Guillevic, Andrée Chedid… C’était tant mieux car je n’étais pas un chroniqueur talentueux, loin s’en faut. J’apprenais, je faisais mes gammes, parfois bien laborieusement. Mais si je manquais de talent, j’avais au moins le culot de la jeunesse !

Je m’étais en fait assez vite convaincu d’une complicité paradoxale (en apparence tout au moins) entre le poète de Canisy et celui de l’Isle sur Sorgue. Et Gil Jouanard m’avait ainsi donné l’adresse de ce dernier (à qui j’avais déjà envoyé un recueil par l’intermédiaire des éditions Gallimard).

Jean Follain était mort depuis six ans et je n’avais que vingt-quatre ans… alors j’osai sans trop y croire pourtant. Je savais que l’auteur de Fureur et mystère, que je considérais comme le poète le plus important de l’époque, s’était fait, dans son extrême souci de rigueur, aussi silencieux qu’un transparent et ne répondait quasiment plus aux enquêtes et aux demandes.

La réponse ne se fit pas attendre pourtant. Sur un feuillet A5, René Char avait répondu à mon appel par un texte, ciselé, précis : une approche d’une belle lucidité. Sur un autre feuillet de même format, il s’adressait tout simplement et sans aucune condescendance à cet obscur jeune poète de la Manche qui était venu l’importuner dans sa juste retraite.

L’hommage fut publié dans les éditions du 30 mars (articles de Gil Jouanard et de Guy Allix…) et du 1er avril 1977 (textes de Char, Chedid, Guillevic, Labrusse…). Et le texte de Char, qui n’a malheureusement pas été repris dans la Pléiade, est toujours là. Tout à la fois comme un merveilleux souvenir pour ce jeune poète que je ne suis plus et comme un juste hommage à cet autre ascendant trop méconnu et si pourtant si proche.

Je n’ai plus jamais osé, par la suite, venir importuner celui qui reste pour moi un sourcier majeur. La fascination exige distance et discrétion. Char m’avait déjà fait un immense cadeau. Ensuite, je l’ai aimé et admiré à ce point que je pouvais me taire. Le remercier (car dans mon pays aussi…) du fond de mon silence. Simplement.

Guy Allix

Article paru dans le "Journal des poètes", Bruxelles

 

 

Le texte de René Char

  

Jean Follain occupe une place, dans la poésie, mobile comme l’est une source à flan de coteau, car celle-ci hante toute chose, d’abord par son nom même et la vitesse où on la cherche, où ce sera une grâce de la trouver, ensuite parce que devenue cours d’eau elle irrigue alors une géographie composé à l’extrême, civilisée par les ouvrages et les coutumes de ses habitants, eux toujours en mesure d’étirer, d’écarteler leur civilisation nerveuse… Noble plume de Jean Follain ! Poésie de plus en plus aimée de beaucoup.

René Char, 1977

 

 

 

Cher Guy Allix

 

Ma mauvaise santé ne me permet guère la correspondance. Je remercie en pensée », ce qui est permis à mon âge… ainsi pour votre : « L’éveil des forges ». Je le lirai sous peu durant un répit prochain et espéré…

Voici pour Jean Follain (je ne réponds jamais aux demandes et aux enquêtes innombrables. Mes livres devraient répondre pour moi quelquefois…

Veuillez, je vous prie, à la bonne transmission de mon texte, corrigez les épreuves vous-mêmes. Je vous fais confiance.

Cordialement.

René Char

 

 

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