Poèmes pour le dimanche et pour l'amitié (5)
Poèmes pour le dimanche et pour l'amitié (5)
Un dimanche qui tombe... un mardi !
Pour le peuple ukrainien, pour la résistance ukrainienne, pour le courage
Oui, comme je l'avais dit lors du premier "poèmes pour le dimanche et pour l'amitié", il peut m'arriver d'être sur la route certains dimanches et donc j'avais d'abord envisagé de passer ces dimanches-là...
Le week-end dernier j'étais à Brest pour un très beau "Printemps des poètes". Un "Printemps des poètes" bien venteux et pluvieux quand on mettait le nez dehors mais il y avait une belle chaleur au musée de la marine le samedi 12 mars pour une soirée fort bien organisée par Eric Jacquelin.
Oui, "il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là", mais je n'ai pas rencontré Barbara, j'ai juste pensé aux bombes qui pleuvaient sur Brest pendant la seconde Guerre mondiale... dont on peut craindre ces jours-ci qu'elle n'ait été que la deuxième devant la barabarie d'un autre fou. Il y a eu 165 bombardements sur Brest pendant cette guerre ! Et cela bien sûr nous plonge en pleine actualité d'une guerre coloniale de la pire espèce. Nous avons lu, Eric et moi, "Barbara" de prévert en entrée. "Quelle connerie la guerre" me répétait Claude Albarède en réponse à mon précédent "Poèmes pour le dimanche". J'ai suivi sa suggestion... Merci Claude !
Plus tard dans la soirée, Yves Leroy que je connaissais pour avoir publié un très beau coffret sur André Malartre, nous a présenté le grand poète ukrainien Taras Chevtchenko (1814-1861). Ce fut un beau moment d'émotion que cette présentation. Yves était déjà un fidèle de cette jeune rubrique et, une fois que j'ai eu quitté le "Printemps des poètes de Brest" sous la pluie et le vent, j'ai eu l'idée de reprendre pour le 5e numéro de la rubrique less poèmes de Chevtchenko lus par Yves. Je me suis dit que j'enverrais un mail à Yves à ce sujet. Je n'en ai pas eu le temps : il m'a téléphoné pour la même idée le lendemain matin. Et il m'a envoyé la présentation qu'il en avait faite la veille avec quatre poèmes.
Je ne reprends pas la présentation, très fouillée, de Chevtchenko par Yves mais juste la présentation qu'il a faite des trois poèmes qu'il a lus et je reprends les poèmes d'une singulière actualité et qui démontrent que ce pays martyrisé, l'Ukraine, existait bien avant l'URSS contrairement à ce que prétend le nouveau tsar dans sa fourberie, Vladimir. Aux lecteurs ensuite d'aller chercher eux-mêmes pour trouver de plus amples informations sur le grand poète ukrainien, né esclave puis affranchi pour 2500 roubles et qui n'aura été libre que 9 ans dans sa vie. Mais quelle liberté il aura portée !
En contrepoint je reprends de mon côté "Le temps d'aimer" comme pour implorer la paix par le poème.
Le temps d’aimer
à Lucien Noullez
à Georges et Nicole Drano
Si tu prends le temps de lire un poème
Tu prends le temps tu prends le temps
Le temps d’une femme par la main
Le temps du courage retrouvé
Le temps des mots repris à l’insignifiant
Le temps de ce rêve blotti au dedans de toi
Si tu prends le temps de lire un poème
Tu prends le temps tu prends le temps
Le temps du cri contre le mensonge
Le temps de la lutte contre l’infâme
Le temps de te lever et de faire front
Le temps d’une amitié enfin avec les hommes
Si tu prends le temps de lire un poème
Tu prends le temps tu prends le temps
Le temps d’un grand ciel étoilé
Le temps d’un grand ciel impossible
Le temps de la caresse partagée
Ce temps de sourire enfin aux quatre coins du jour
Si tu prends le temps de lire un poème
Si tu prends ce temps d’aimer
Ta vie n’est plus perdue
Guy Allix, Le sang le soir, Le Nouvel Athanor 2015
***
« Ces poèmes de Taras Chevtchenko, issus de son recueil “Kobzar“, écrits en Ukrainien, ont été traduits en 1964 par Eugène Guillevic, le poète de Carnac, à partir d’une transcription du Russe. Guillevic, qui ne connaissait pas l’Ukrainien, a indiqué qu’il avait privilégié le sens des textes au détriment de la rime, des assonances et du rythme et que, pour lui, sa traduction n’est qu’un pâle reflet de l’ampleur du chant de Taras Chevtchenko, le grand poète père de la langue ukrainienne.
Pour ma part, en ces circonstances tragiques pour l’Ukraine et si menaçantes pour l’avenir du monde, je m’étonne de l’écho de ces textes qu’on dirait avoir été écrits la semaine dernière alors qu’ils sont vieux de près de deux siècles. Je me suis juste permis de remplacer le prénom du Tsar Nicolas par celui de Vladimir, un clone de l’impitoyable prédateur autocrate russe qui sévissait à l’époque de Chevtchenko. »
(Yves Leroy, présentant Taras Chevtchenko à l’occasion du “Printemps des Poètes“, au Musée de la Marine à Brest, le samedi 12 mars 2022)
Testament
Quand je serai mort, mettez-moi
Dans le tertre qui sert de tombe
Au milieu de la plaine immense,
Dans mon Ukraine bien-aimée,
Pour que je voie les champs sans fin,
Le Dniepr et ses rives abruptes,
Et que je l’entende mugir.
Lorsque le Dniepr emportera
Vers la mer bleue, loin de l’Ukraine,
Le sang de l’ennemi, alors
J’abandonnerai les collines
Et j’abandonnerai les champs,
Jusqu’au ciel je m’envolerai
Pour prier Dieu. Mais si longtemps
Que cela n’aura pas eu lieu
Je ne veux pas connaître Dieu.
Vous, enterrez-moi, levez-vous,
Brisez enfin, brisez vos chaînes,
La liberté, arrosez-la
Avec le sang de l’ennemi.
Plus tard dans la grande famille,
La famille libre et nouvelle,
N’oubliez pas de m’évoquer
Avec des mots doux et paisibles.
Pereiaslov, le 25 décembre 1845
Je ne vais pas mal, Dieu merci
Je ne vais pas mal, Dieu merci,
Mes yeux y voient encore un peu,
Le cœur attend. Il me fait mal,
Le cœur pleure et ne s’endort pas,
Ainsi qu’un enfant mal nourri.
Tu attends, sans doute, mon cœur,
Des temps durs ; n’attends rien de bon.
Pas la liberté désirée.
Elle dort. Le tsar Vladimir
L’a mise en sommeil et, crois-moi,
Cette chétive liberté
Pour la réveiller tout d’abord,
Il faut nous mettre tous ensemble
À tremper la tête de hache,
À tous aiguiser son tranchant,
Ensuite seulement nous mettre
À la réveiller. Autrement,
La pauvre, elle devra dormir
Et jusqu’au Jugement dernier.
Tous ce que pourront les seigneurs
Ils le feront pour la bercer.
Ils en élèveront des temples !
En élèveront des palais !
Ils aimeront leur tsar ivrogne
Et le glorifieront ainsi
Que son régime byzantin –
C’est cela qui nous attendrait.
Saint-Pétersbourg, 1858
Oh ! Vous les hommes
Oh ! vous les hommes, vous les pauvres hommes,
Qu’avez-vous donc à faire avec des tsars ?
Qu’avez-vous donc à faire avec des piqueurs ?
Vous êtes des hommes et pas des chiens !
C’est la nuit, le verglas, il bruine,
Il neige, il fait froid. La Néva
Passe en silence sous le pont,
Porte un fin glaçon quelque part.
Moi dans la nuit, je vais aussi,
Je marche et je tousse en marchant.
Et je vois : comme des agneaux
Vont des fillettes négligées ;
Derrière elles, courbé, boitant,
Marche un vieillard et l’on dirait
Qu’il conduit à la bergerie
Un bétail qui n’est pas à lui.
Où se trouve ce monde-ci ?
Existe-t-il une justice ?
On pousse, nues et affamées,
Ces bâtardes vers la Tsarine
Lui rendre les derniers devoirs,
On les pousse comme un troupeau.
Y aura-t-il un jugement ?
Y aura-t-il un châtiment ?
Pour les tsars, pour les fils des tsars ?
Un jugement sur cette terre ?
La vérité régnera-t-elle
En ce monde, parmi les hommes ?
Il faut que cela soit, sinon
Le soleil arrêtant sa course
Brûlera la terre souillée
Saint-Pétersbourg, 3 novembre 1860
Ça m’est bien égal
Que je vive en Ukraine ou non,
Après tout, ça m’est bien égal.
Que l’on se souvienne de moi,
Que l’on oublie mon existence,
Moi dans la neige à l’étranger,
Après tout, ça m’est bien égal.
J’ai grandi dans la servitude
Et c’était chez des étrangers,
En esclave je mourrai
Sans voir les larmes de mes proches.
Dans ma vie ne restera pas
La moindre trace, pas de signe
Dans notre valeureuse Ukraine
Dont la terre n’est pas à nous.
Père et fils m’auront oublié ;
Le père ne lui dira pas :
« Prie, mon fils, prie Dieu pour l’Ukraine. »
On l’avait tourmenté jadis,
Martyrisé jusqu’à la mort.
Ça m’est bien égal si son fils
Fait ou ne fait pas ses prières.
Mais cela ne m’est pas égal
Que par des hommes faux, méchants,
Notre Ukraine soit endormie
Et qu’après l’avoir dépouillée
Ils la réveillent par le feu.
Non ! Cela ne m’est pas égal.
Saint-Pétersbourg (en prison), 1847
Il est la personnalité qui compte le plus de statues à son effigie dans le monde, juste derrière Jésus-Christ. Il est pourtant tout à fait inconnu du grand public en dehors de l'Ukraine et de sa diaspora. Taras Chevtchenko est le peintre et poète qui a prophétisé la liberté de l'Ukraine contre l'empire russe au XIXe siècle.
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